La question de la sécurité alimentaire des pays du Sud de la Méditerranée

Hamid Aït-Amara*

 

111Depuis la décennie 1970, les pays du sud de la Méditerranée font face à un déficit alimentaire croissant. La région est notamment fortement importatrice de blé.

L’Egypte, avec 7 millions de tonnes, premier importateur mondial de blé, l’Algérie, 4 millions de tonnes, le Maroc, 2 millions de tonnes, dépendent à un niveau élevé des marchés extérieurs. Les importations, concernent également, les huiles végétales, les produits laitiers, le sucre… soit une part importante des denrées énergétiques consommées.

Au total, ces pays consacrent 12 milliards de dollars par an à l’achat de nourriture.

Pour certains d’entre eux, l’Egypte, l’Algérie, les importations représentent déjà un poids excessif dans les importations totales et les ressources en devises.

Les déficits vont probablement s’augmenter.

Les prévisions de la FAO et de la Banque Mondiale, indiquent un doublement des importations de céréales d’ici l’an 2010. Les importations de blé actuellement de 15 à 18 millions de tonnes, avoisineraient les 30 millions de tonnes. Il faut également tenir compte du déficit fourrager qui accroît sensiblement la demande globale de céréales pour l’alimentation humaine et animale[1].

Les approvisionnements extérieurs vont donc, à l’avenir, jouer un rôle plus important dans la satisfaction de la demande alimentaire, et la plupart des pays devront consacrer davantage de ressources en devises aux paiements de leurs achats de nourriture.

La question de la sécurité alimentaire nous renvoie donc à celle plus globale des conditions de la croissance économique des pays de la région et de leur capacité à dégager des revenus en devises pour financer l’ensemble de leurs dépenses de développement.

1 – Le déficit annoncé

Les prévisions de déficit alimentaire sont fondées, du côté de l’offre, sur le faible potentiel agricole des pays du Sud et les fortes contraintes naturelles auxquelles se heurte la production agricole. Seule une faible proportion des territoires est cultivable. L’Algérie avec 2,2 millions de km2 ne compte que 3,5 % de terres cultivables, l’Egypte avec 1 million de Km2, 3 %, et la Libye ne possède que 2,64 millions d’ha de terres cultivables soit 1,5 % de ses 1,760 millions de km2.

Rapportées au nombre d’habitants les ressources foncières sont faibles et insuffisantes comparées notamment à la situation des pays de l’Europe du Sud.

La Tunisie est le pays le plus doté en terres de culture par habitant, le Maroc, la Syrie possèdent la proportion de terres irriguées la plus forte. L’Algérie, par contre, cumule le ratio terre / population le plus faible et des superficies irriguées les plus réduites. L’Egypte est un cas particulier : la totalité des terres cultivées est irriguée. L’irrigation permet deux récoltes par an — ce qui double la superficie récoltée par rapport à la superficie cultivée — et des rendements 3 ou 4 fois plus élevés que pour les cultures en sec. Si bien qu’en terme de potentiel de production, l’Egypte est loin d’être la plus défavorisée dans la région.

En outre les deux tiers (2/3) des terres cultivées au Maroc, en Algérie, en Tunisie, en Syrie, sont situées en zones semi-arides, insuffisamment arrosées, ce qui explique les faibles rendements des cultures. A l’exclusion de l’Egypte qui cultive les céréales en irrigué, les rendements en céréales sont en moyenne de 10 à 12 quintaux à l’hectare pour 22 quintaux dans les pays du Nord de la Méditerranée du Portugal à la Grèce et à 90 quintaux dans les régions de l’Europe du Nord.

Ratio terre cultivable – population

  Maroc Algérie Tunisie Egypte Libye Syrie
Population

(en Millions)

30 30 10 60 5,5 14
Superficies cultivée (en millions d’ha) 8,9 7,5 5,0 3,7 2,11 5,9
Ratio terres cultivées / population en ha 0,30 0,25 0,5 0,06 0,39 0,42
% de terres irriguées 12,8 4,5 6,7 100 21,7 12,1

source : statistiques par pays

 Au chapitre des ressources naturelles, il faut ajouter 50 millions d’ha de terres de parcours répartis du Maroc à la Syrie, en forte dégradation par l’érosion et les surpâturages des troupeaux, une forêt également en fort recul d’ouest (Maroc) en est (Syrie) d’une dizaine de millions d’ha au total qui ne fournit qu’une faible partie des besoins en bois (4 % en Algérie par exemple).

2 – Le problème de l’eau

La question des ressources en eau est au moins aussi aiguë que celle des terres de culture. L’eau est essentielle pour augmenter les rendements ou étendre les superficies cultivables (Egypte). L’extension des irrigations va désormais, se heurter à la raréfaction de la ressource en eau.

En effet, le siècle prochain est annoncé comme celui

d’une crise majeure de l’eau.. La région Afrique du Nord-Moyen Orient est classée comme la plus déficitaire au monde. Avec 5 % de la population mondiale elle ne dispose que d’1 % des ressources en eau.

La Banque Mondiale dans un récent rapport (From scarcity to security) prévoit une régression du volume régularisé dès 2010.

De gros efforts, ont été réalisés dans la région, ces dernières décennies, pour la mobilisation de la ressource en eau. Le Maroc, la Libye, la Syrie irriguent plus de 10 % des superficies cultivées. L’Egypte a notablement accru  ses superficies cultivables. Mais ces réalisations sont inférieures à celles des pays de l’Europe du Sud, comme la Turquie avec 4,5 millions d’ha irrigués et 19 % des superficies cultivées ou l’Espagne avec 3 0403 000, pour 17,1 % des superficies cultivées.

Superficies irriguées

Espagne Italie Turquie Maroc Algérie Tunisie
Superficies irriguées (1 000 ha) 3 403 2 710 4 500 1 258 340 294
% des superficies cultivées 17,1 22,8 19,0 12,8 4,16 6,7

Source : statistiques par pays

Mais le potentiel d’irrigation des terres est proche d’être totalement exploité pour la majorité des pays. La Tunisie est sur le point de parvenir au seuil physique maximal des quantités d’eau qu’elle peut mobiliser sans risque d’épuiser les réserves. L’Egypte également consomme presque la totalité de 55 à 60 milliards de m3 dont elle dispose. Les programmes d’extension envisagés sont de faibles ampleurs. Ils ne concernent que 465 000 feddans (au total 200 000 ha)[2] .

Il faut également signaler pour finir les conséquences potentielles du réchauffement climatique, confirmé par la Conférence de Genève de 1996 qui aggravera les déficits en eau, réchauffement équivalent pour la région à un déficit pluviométrique de 200mm.

La croissance agricole devra donc à l’avenir davantage s’appuyer sur les progrès de l’agriculture en sec. Une exploitation plus intensive des ressources naturelles pose cependant de nombreux problèmes agronomiques et techniques encore non résolus. On sait que la révolution verte n’a concerné jusque là, que les zones irriguées à l’exclusion, des zones d’agriculture sèche.

Pour toutes ces raisons, il faut probablement s’attendre à un ralentissement de la croissance agricole, relativement forte, cette dernière décennie, croissance qui s’est largement appuyée sur l’extension des irrigations.

La pression accrue de la contrainte des ressources naturelles va intervenir alors que la population continuera à progresser malgré une décélération significative depuis les années 1980.

La population de la région qui avoisine les 170 millions atteindra quelques 200 millions d’habitants en l’an 2010, 30 millions d’habitants supplémentaires, et 250 millions en 2025, soit une croissance annuelle supérieure à la croissance mondiale moyenne évaluée à 1,4 % d’ici 2010 et 1,1 % de 2010 à 2020.

3 – L’impact de la démographie

La croissance démographique et, dans une hypothèse favorable, celle du revenu par habitant vont donc porter la demande d’importation à un niveau plus élevé. La possibilité d’y faire face dépendra de la capacité des économies à générer les ressources en devises, des ressources suffisantes pour espérer atteindre à la fois des taux de croissance économique de l’ordre de 4 à 5 % l’an et régler la facture alimentaire. Il est clair par exemple, que des pays comme l’Algérie ou l’Egypte qui consacrent respectivement 26 % et 21,4 % de leurs importations totales aux denrées alimentaires, doivent mettre en concurrence différents besoins d’importation, biens d’investissement notamment dont dépend la croissance, avec les importations de nourriture.

Jusque là les ressources en devises nécessaires ont pu être mobilisées pour assurer les importations de nourriture, parfois au prix d’une baisse de la consommation par tête. Mais la situation reste vulnérable. C’est le cas par exemple pour l’Algérie, plus lourdement endettée que les autres pays, et dont les revenus extérieurs connaissent de fortes fluctuations du fait de la volatilité des prix des hydrocarbures qui constitue 97 % de ses exportations.

Une approche plus globale de la sécurité alimentaire demande donc que l’on s’attaque au problème de la croissance.

Les problèmes de balance des paiements de la décennie 1990 ont été difficilement surmontés au prix cependant d’un accroissement de l’endettement extérieur, l’Egypte exceptée qui a bénéficié en 1991 d’une réduction de 50 % de sa dette, soit 17 milliards de dollars, de la part du Club de Paris. Les équilibres extérieurs obtenus sont le fruit d’ajustements réalisés au détriment de l’investissement et de la consommation.

A l’exclusion de la Tunisie qui a maintenu un taux de croissance de 4 % l’an durant une bonne partie de la décennie 1990, les autres pays notamment l’Algérie, l’Egypte et le Maroc ont eu une croissance faible ou négative.

Le poids de la dette est évidemment un facteur important de réduction de la ressource d’investissement et de la croissance. Le service de la dette qui absorbe annuellement de 8 à 10 % du Produit Intérieur Brut a fait chuter l’investissement notamment l’investissement public et reculer les dépenses d’éducation, de santé, d’infrastructures économiques. Les Investissements Directs à l’Etranger, contrepartie attendue aux politiques d’ouverture mises en œuvre durant cette dernière décennie, n’ont pas significativement pris le relais.

Poids de la dette, en milliards de dollars

  Algérie Maroc Tunisie Egypte
Encours de la dette 31,5 21,5 9,62 21
Dettes sur le P.I.B. 73,4 60,0 51,1 44
service de la dette/export B.S. 30,9 28,0 17,2 12,0

Sources : Document des Banques Centrales par pays 1997

Les équilibres macro-économiques obtenus doivent être consolidés, ce n’est pas seulement le cas pour l’Algérie, prise dans l’étau de la baisse de ses recettes d’exportation et la hausse du service de la dette. En Tunisie, au Maroc, en Egypte, les déficits de la balance commerciale représentent environ 1/3 des exportations de marchandises, déficits comblés par le tourisme et les transferts de salaires des résidents à l’étranger. La faiblesse de l’investissement productif et des appareils de production locaux augmentent le poids des importations dans la satisfaction de la demande. Tout laisse à penser qu’une reprise forte de la croissance se heurtera à la contrainte des ressources extérieures si bien qu’un allégement du poids de la dette du moins pour les pays les plus endettés, Algérie, Maroc, constitue un préalable à la reprise économique.

4 – Les relations commerciales internationales

Il reste à apprécier un dernier point : l’impact de la libération commerciale du secteur agricole en cours et des réformes des politiques agricoles de l’Union Européenne et des USA, sur le déficit alimentaire des Pays du Sud.

Les pays qui ont déjà signés l’accord multilatéral avec le GATT, la Tunisie, le Maroc, se sont engagés au démantèlement des barrières non tarifaires et à une réduction progressive des tarifs consolidés sur les importations de produits agricoles et du soutien interne à l’agriculture jusqu’à 2004. Les accords de partenariat avec l’Union Européenne excluent pour le moment l’agriculture du libre échange, mais les négociations doivent reprendre sur cette question dès 2001.

L’hypothèse d’une réduction des protections des agricultures du sud, compte tenu de l’écart considérable des productivités agricoles, conduirait à une forte concurrence de l’agriculture locale par les produits importés. Seraient particulièrement menacés les produits céréaliers et les produits animaux, lait, viande, soit les produits qui contribuent aujourd’hui pour pllus des  2/3 du revenu des agriculteurs. L’écart des productivités agricoles par actif tend par ailleurs à s’accroître compte tenu du mouvement de concentration des productions et de la croissance des gains de productivité dans les pays européens et en Amérique du Nord.

Les pays du sud sont dans l’impossibilité de suivre cette évolution, la main d’œuvre agricole, en surnombre, ne pouvant être transférée vers d’autres activités[3].

D’aucuns soutiennent l’idée que la libéralisation des échanges agricoles, qu’elle soit multilatérale (GATT) ou bilatérale dans le cadre de l’accord euro-méditerranéen, permettrait une amélioration significative de la balance agricole alimentaire des Pays du Sud qui pourraient ainsi développer leur potentiel d’exportation de fruits (agrumes) et légumes pour lesquels ils posséderaient un avantage comparatif sur l’Europe. On généraliserait ainsi pour le sud méditerranéen la situation faite aux agriculteurs du Portugal, de l’Espagne, de la Grèce et de l’Italie au sein de l’Union Européenne. L’hypothèse étant que la mise en concurrence des agriculteurs du Nord et du Sud sur les marchés européens se solderait en faveur des agriculteurs du sud. Les marchés étant saturés cela impliquerait nécessairement une réduction des parts de marché pour les producteurs du sud de l’Europe.

Outre que les capacités d’exportation des pays à plus fort potentiel, comme l’Egypte ou le Maroc, sont faibles comparés aux capacités d’un pays comme l’Espagne, les gains à l’exportation ne pourraient pas compenser les pertes dues à la concurrence sur les produits animaux et céréaliers par suite du libre échange. Par ailleurs, l’Espagne affirme détenir suffisamment d’atouts pour ne pas craindre la concurrence des pays du Sud : maîtrise technologique plus grande, réseaux commerciaux plus efficaces, productivité du travail plus élevée [4].

A tout le moins, les pays du sud ne pourraient libérer leurs échanges qu’en conservant le soutien qu’ils accordent actuellement à la production céréalière et laitière. Les prix garantis aux producteurs pour le blé par exemple sont 2 à 3 fois plus élevés, selon les pays, que le prix à l’importation.

L’impact des réformes de la PAC et des accords du GATT est également susceptible d’affecter les prix sur les marchés internationaux et les conditions d’accès des pays du sud sur ces marchés. Jusque là les approvisionnements ont été réalisés à bon compte. La tendance à la baisse des prix céréales s’est poursuivie depuis les années 1950 nonobstant des hausses ponctuelles.

Cette évolution favorables des prix pour les pays importateurs risque de s’inverser dans la décennie à venir si l’on prend en compte les effets de la diminution du soutien des céréales au sein de l’Union Européenne et également de la réduction des subventions à l’exportation, mesures que les américains ont convenu d’appliquer.

Ces nouvelles politiques devraient conduire, selon l’OCDE, à une hausse des prix du blé et des céréales secondaires de l’ordre de 17 % par rapport à la moyenne 1992-1996 passant de 160 à 190 dollars la tonne [5].

Il est clair que les objectifs d’autosuffisance alimentaire qui continuent d’être affichées, apparaissent de moins en moins réalistes. Il faudra à l’avenir importer plus et plus cher. La sécurité alimentaire de cette région dépendra davantage de la croissance économique globale que de la croissance agricole. Celle-ci, devra désormais prendre en compte les limites de l’exploitation des ressources naturelles et les données de l’environnement pour un développement agricole durable.

Notes:

* Universitaire, Alger.

[1] On ne tient compte que des importations alimentaires. Les pays du Sud sont également importateurs de produits agricoles non alimentaires, tabacs, peaux, laine, bois, animaux vivants… et d’intrants agricoles, machines, semences, engrais… Pour le Maroc par exemple ce poste s’est élevé en 1997 à 500 millions de dollars. Si bien que la balance devises du secteur agricole est très fortement déficitaire.

[2] Cf. : « L’eau et les politiques d’aménagement du territoire Egyptien. » Monde arabe Magrheb-Machrek, octobre-décembre 1998.

[3] Henri Regnault « Les échanges agricoles : une exception dans les relations euro-méditerranéennes », Maghreb-Machrek. La Documentation Française, 1997.

[4] Isabel Bardass, Eduardo Ramos « Défis et chance pour l’agriculture espagnole sur la nouvelle scène du co-développement », in  Revista 5 española de economia agraria, 1997, Espagne.

[5] Ces prévisions sont cependant contestées. D. Gale Johnson estime que la tendance à la baisse des prix va se poursuivre. Voir « Food security and world trade prospects » in : American journal of agricultural economies, volume 1980, 1998.