Béatrice Chevallier*
Le 10 décembre 1996, la mise en œuvre de la résolution 986 (1995) du Conseil de sécurité permettant à l’Iraq d’exporter une quantité limitée de pétrole par trimestre pouvait faire croire à une amélioration de la situation économique et sociale dans ce pays[1]. L’accord pétrole contre nourriture visait à pallier le déficit en devises étrangères afin que l’Iraq soit en mesure d’importer certains biens à caractère humanitaire. Certes, l’embargo onusien décidé dans la résolution 661 (du 6 août 1990) n’a — en théorie — jamais concerné les exportations de nourriture et de fournitures médicales. Mais, bien que ces importations fussent alors autorisées, leur financement était totalement irréalisable avant l’application de cet accord.
Plus généralement, l’embargo qui frappe l’Iraq depuis bientôt près de dix ans montre clairement les risques encourus par les nations qui sont fortement dépendantes de l’extérieur pour leur approvisionnement en produits alimentaires et dont l’essentiel de leur activité économique est tourné vers l’exportation. En effet, cet exemple rappelle qu’une nation n’a en aucun cas acquis son « indépendance alimentaire » même lorsqu’elle est en mesure de financer ses importations de nourriture.
La menace d’un embargo doit être ainsi prise en compte dans l’évaluation de cette indépendance et ce d’autant plus que l’utilisation de cette mesure de politique étrangère — et plus largement celle des sanctions économiques — s’est intensifiée depuis le début des années 1990[2]. Le nombre de sanctions économiques décidées dans le cadre de l’Organisation des Nations Unies s’est ainsi nettement accru depuis 1990 : de 1945 à 1990, le Conseil de sécurité a pris seulement à deux reprises des sanctions (sur la Rhodésie du sud en 1965 et sur l’Afrique du Sud en 1977) alors qu’il en a appliqué à l’encontre d’au moins douze Etats de 1990 à 1997. Le gouvernement des Etats-Unis a quant à lui pris plus de 60 sanctions économiques unilatérales de 1993 à 1996 alors qu’il en avait décidé 39 de 1970 à 1989.
1 – Exceptions à titre humanitaire et réalité de l’embargo
Dans la résolution 661 (1990), le Conseil de sécurité a exclu certains produits des mesures d’embargo. Il a ainsi décidé que tous les Etats empêcheront « l’importation sur leur territoire de tous produits de base et de toutes marchandises en provenance de l’Iraq ou du Koweït » ainsi que « la vente ou la fourniture par leurs nationaux […] de tous produits de base ou de toutes marchandises […] mais non compris les fournitures à usage strictement médical et, dans des cas où des considérations humanitaires le justifient, les produits alimentaires »[3]. Lors de l’adoption de sanctions économiques, les Etats sanctionnant prennent généralement de telles dispositions pour limiter l’effet de ces mesures sur les populations civiles et pour montrer par là même leur attachement à des questions humanitaires. L’Organisation des Nations Unies avait prononcé des exceptions similaires lors de l’embargo sur la Rhodésie du sud et plus récemment l’Organisation des Etats Américains a fait de même lors de la décision de l’embargo sur Haïti en 1991. Toutefois, il serait inexact de conclure que l’Iraq a pu importer librement des produits alimentaires depuis 1990 et ce même dans des cas où des considérations humanitaires le justifiaient.
1.1 – Une situation de « blocus alimentaire », malgré les exceptions prononcées…
Dans les faits, l’application des résolutions du Conseil de sécurité dépend fortement de l’interprétation qu’en font les Etats. Contrairement à ce que stipulait la résolution 661 (1990), les produits alimentaires n’ont pas toujours pu être exportés sans contrainte vers le territoire irakien. L’Iraq a ainsi fait l’objet d’un réel « blocus alimentaire » pendant près de huit mois après l’adoption de l’embargo onusien. Ce blocus doit être mis en relation avec une décision qui avait été prise unilatéralement par les Etats-Unis.
Dès le mois d’août 1990, les Etats-Unis ont déployé des forces navales à travers le golfe Persique en indiquant qu’elles arrêteraient tous les navires y compris ceux transportant de la nourriture exception faite pour ceux acheminant des fournitures médicales[4]. Les importations de nourriture par l’Iraq sont alors devenues impossibles et ce d’autant plus que le Conseil de sécurité a voté le 25 août 1990 une résolution allant dans le sens des mesures prisent par les Etats-Unis.
Toutefois, la fermeté du Conseil de sécurité concernant la fourniture de produits alimentaires à l’Iraq s’est infléchie dans les mois qui ont suivi, après que le Secrétaire général des Nations Unies ait été alerté sur la dégradation de la situation alimentaire dans ce pays. Les contraintes sur les exportations de denrées alimentaires ont cessé de s’appliquer après la capitulation militaire du gouvernement irakien et avec l’adoption de la résolution 687 (du 3 avril 1991) par le Conseil de sécurité.
Cependant, même si ces importations étaient à nouveau autorisées, la question de leur financement n’était pas pour autant résolue.
1.2 – Les obstacles au financement des importations autorisées
Avant le déclenchement de la Seconde guerre du Golfe, l’Iraq était totalement tributaire de l’extérieur pour son approvisionnement en produits alimentaires puisque 70 % des besoins pour l’alimentation de la population irakienne étaient satisfaits grâce aux importations[5]. En 1989, les importations alimentaires représentaient environ le cinquième du total des importations irakiennes : l’Organisation Mondiale de la Santé indiquait que les importations alimentaires dépassaient les 2 milliards de dollars[6] alors que le total des importations de l’Iraq était de 9,8 milliards de dollars[7].
L’embargo a eu un impact substantiel sur la production nationale irakienne car la résolution 661(1990) a touché un secteur clé de l’économie en interdisant aux Etats membres des Nations Unies d’importer du pétrole en provenance de l’Iraq. En effet, l’interruption des relations commerciales avec l’extérieur a privé ce pays de sa principale ressource financière : en 1989, les exportations de pétrole brut et de produits raffinés représentaient 96 % du total des recettes d’exportations irakiennes et l’extraction pétrolière constituait près de 55 % du Produit Intérieur Brut[8]. Les effets du régime de sanctions ont été conséquents sur la production irakienne. De 1989 à 1991, le PIB est passé de 14,5 à 3,5 milliards de dinars et le secteur pétrolier a compté pour 71,5 % dans cette baisse. On peut estimer que le PIB / tête a été au moins divisé par trois en Iraq après l’embargo : il a chuté à 880 dollars en 1996 alors qu’il était égal à 2 610 dollars en 1989[9].
La diminution drastique des recettes en devises étrangères, qui étaient obtenues essentiellement grâce aux exportations de pétrole avant l’embargo, a considérablement réduit la capacité d’importation en produits alimentaires de l’Iraq ; le total des importations agricoles se situant dans une fourchette allant de 751 millions de dollars à 1,1 milliard de dollars entre 1991 et 1995[10].
Avant l’application de la résolution 986 (1995), le principal obstacle auquel s’est heurté l’Iraq n’était pas celui de l’acceptation des demandes de transactions faites au Comité des sanctions. En 1995, la valeur totale des autorisations était ainsi de près de 10 milliards de dollars, cette somme permettant alors de couvrir l’ensemble des besoins alimentaires de la population irakienne évalués par la F.A.O. à 2,7 milliards de dollars par an[11]. En fait, le problème majeur se rapportait au financement de ces importations car l’Iraq était soumis à un embargo quasi total et les avoirs irakiens détenus à l’étranger étaient gelés[12].
2 – Principales conséquences de l’embargo sur l’Iraq
Quel que soit son contenu, un embargo a toujours des conséquences sur l’économie du pays ciblé. Mais les répercussions économiques sur l’Iraq ont été d’autant plus importantes que l’embargo onusien a frappé presque l’ensemble des relations commerciales avec l’extérieur. En théorie, cet embargo visait à contraindre le gouvernement de Sadam Hussein à changer de politique, voire à provoquer sa déstabilisation. Dans la réalité, c’est la population civile qui a subi de plein fouet les effets de cette mesure.
2.1 – Les effets sur les prix
Même si des produits alimentaires ont pu être importés et vendus en toute légalité en Iraq, ils sont restés totalement inaccessibles pour une grande part de la population en raison de leurs prix prohibitifs sur le marché libre et sur le marché noir. Alors que la moyenne annuelle du taux d’inflation en Iraq était d’environ 45 % avant 1990, elle est passée à 500 % en 1991 et a fluctué de 175 % à 300 % entre 1992 et 1996[13]. La population irakienne s’est trouvée dans l’incapacité d’acheter des marchandises importées contre des devises étrangères du fait de la dépréciation continue de la monnaie nationale. Tandis que le taux de change officiel du dinar irakien est resté inchangé, la monnaie irakienne s’est fortement dépréciée sur le marché noir puisque sa valeur a atteint 1160 dinars contre un dollar en 1996 alors qu’elle était de 35 dinars contre un dollar en 1992[14].
Le gouvernement irakien a mis en place un système de rationnement par coupons dès le mois de septembre 1990 afin que la population puisse se procurer un ensemble de produits de première nécessité. Mais ce système n’a pas permis de satisfaire l’ensemble des besoins alimentaires : en 1995, le Poste d’Expansion Economique à Amman estimait ainsi que les coupons couvraient seulement 38 % des besoins caloriques journaliers de chaque irakien[15].
Par ailleurs, un autre cas d’embargo — celui de l’embargo sur Haïti — apprend que la nation frappée par les sanctions économiques ne retire pas que des effets positifs des exclusions décidées à titre humanitaire par les Etats sanctionnant. En effet, l’exemple haïtien montre que la période d’embargo s’est couplée avec une augmentation sensible des importations de produits alimentaires alors que dans le même temps la production agricole locale était en forte diminution en raison des difficultés d’approvisionnement en intrants (engrais, pesticides, pièces détachées pour le matériel agricole, etc.). L’accroissement des importations de produits alimentaires a extrêmement fragilisé le secteur agricole en Haïti : les producteurs locaux de riz, de sucre et de farine devant faire face, en plus de l’embargo, à une intensification de la concurrence étrangère sur le marché haïtien[16].
2.2 – Les effets sur la situation humanitaire
Même si les médias occidentaux n’ont parlé que récemment de l’urgence humanitaire en Iraq[17], différents organismes des Nations Unies (comme l’OMS et l’UNICEF) ont décrit depuis plusieurs années la situation sanitaire et sociale catastrophique de la population irakienne. La baisse du pouvoir d’achat, le manque d’approvisionnement en produits essentiels ont plongé cette population dans une telle précarité qu’il n’est pas exagéré de dire que les Irakiens sont en état de « survie » depuis la mise en place de l’embargo. Dès le mois de février 1991, l’OMS et l’UNICEF avaient indiqué dans un rapport commun[18] que les enfants irakiens de moins de cinq ans et les femmes enceintes étaient victimes d’insuffisances nutritionnelles. Ce rapport prévoyait déjà l’apparition à court terme de cas de malnutrition.
La réalité de l’embargo en Iraq peut s’apprécier entre autres en faisant référence à la paupérisation de la population, à l’augmentation de la malnutrition en raison de la diminution de l’apport calorique journalier, à l’accroissement de la mortalité infantile et à la réapparition de maladies qui avaient été pratiquement éradiquées (comme le choléra, la typhoïde et le paludisme).
En 1996, l’Organisation Mondiale de la Santé indiquait que le taux de mortalité chez les enfants irakiens de moins de cinq ans avait été multiplié par six entre 1990 et 1994 en passant de 257 pour 100 000 à 1 536 pour 100 000[19]. Cette augmentation doit être mise en relation avec la malnutrition des enfants et des mères et avec la persistance de maladies infectieuses (diarrhée et pneumonie). D’après une autre étude de la FAO, le nombre mensuel moyen de cas de malnutrition dans la population irakienne est passé de 8 063 en 1990 à 131 349 en 1994 : entre ces deux années, le taux de marasme a été multiplié par 33 et le taux de kwashiorkor par 25,5[20].
Malgré l’application de l’accord pétrole contre nourriture la population irakienne n’a pas retrouvé un niveau nutritionnel comparable à celui d’avant l’embargo. En 1998, le Secrétaire Général des Nations Unies indiquait que la situation nutritionnelle en Iraq était toujours en dessous des normes internationalement acceptées[21]. L’offre journalière disponible pour chaque irakien était estimée à 2 030 kilo calories (avec 47 grammes de protéines) en 1998[22] alors qu’elle était de 3 120 kilo calories (avec 82,5 grammes de protéines) avant l’imposition des sanctions[23].
La complexité du système établi avec l’application de la résolution 986 (1995) et le nombre de procédures à suivre pour que l’Iraq puisse importer certains produits ont également généré des retards dans l’acheminement des produits alimentaires. D’autre part, on doit préciser que le Comité des sanctions du Conseil de sécurité a tout pouvoir pour accorder ou pas une autorisation d’importation. A partir de 1999, des autorisations ont été par exemple émises pour l’importation de lait pour adultes ou de fromage. Mais elles ont été refusées pour l’importation de poulet et de conserves de viande de bœuf[24]… Enfin, la totalité des revenus pétroliers n’est pas à la disposition du gouvernement irakien puisqu’une partie est versée à des organes des Nations Unies tels que la Commission spéciale pour le désarmement de l’Iraq et la Commission chargée de la frontière entre l’Iraq et le Koweït. En 1997, on pouvait ainsi estimer que moins de 50 % des revenus du pétrole irakien allait à l’achat de biens « humanitaires ».
Conclusion
L’exemple irakien montre l’impact que peut avoir une mesure comme l’embargo qui relève à priori de considérations géopolitiques. Comme l’Iraq trouvait dans les exportations de pétrole l’essentiel de ses ressources en devises, l’arrêt de ces exportations a conduit à l’effondrement de son économie et surtout à la rapide dégradation de la situation alimentaire de la population civile. Cet embargo rappelle que la sécurité alimentaire des nations est plus que jamais dépendante des rapports de force, des rapports de domination entre Etats. Il oblige aussi à se demander si un Etat, si une organisation internationale peuvent en toute impunité priver les citoyens d’une nation d’un droit élémentaire — celui de l’accès à la nourriture — et ce dans le seul but de sanctionner un gouvernement.
Notes:
* GRREC, Université Pierre Mendès France, Grenoble.
[1] Les Etats membres du Conseil de sécurité ont adopté cette résolution le 14 avril 1995. Les autorités irakiennes ont quant à elles accepté son application au mois de mai 1996.
La résolution 986 (1995) a autorisé la vente de pétrole brut par l’Iraq à hauteur de 1 milliard de dollars par trimestre. Puis, en février 1998, la résolution 1153 a porté à 5,256 milliards de dollars par semestre le montant des exportations autorisées de pétrole brut irakien.
[2] Voir sur ce sujet, Béatrice Chevallier, L’embargo : essai sur la nature du pouvoir dans les relations économiques internationales, Thèse de doctorat, Université Pierre Mendès France, GRREC, Grenoble, juin 2000, pp. 147-168.
[3] ONU, Résolutions du Conseil de sécurité concernant la situation entre l’Iraq et le Koweït, Nations Unies, New York, 1991, pp. 9-10.
[4] R. Provost, « Starvation as a weapon : legal implications of the United Nations food blockade against Iraq and Kuwait », Columbia Journal of Transnational Law, vol. 30, 1992, p. 580.
[5] D’après les chiffres fournis par la FAO, voir le rapport de synthèse de l’Organisation Mondiale de la Santé, La situation sanitaire iraquienne depuis la crise du Golfe, WHO/EHA/96.1, New York, mars 1996, p. 2.
[6] Ibidem.
[7] Economist Intelligence Unit, Iraq, Country Profile 1997-98, Londres, 1997, p. 27.
[8] Ibidem.
[9] Les estimations du PIB/tête ont été établies à partir des chiffres fournis dans l’étude citée ci-dessus.
[10] Economist Intelligence Unit, Iraq, op. cit. , p. 34.
[11] OMS, La situation sanitaire iraquienne depuis la crise du Golfe, op. cit., p. 1.
[12] Voir aussi sur cette question Anne Grindel, « L’embargo au cœur de la situation iraquienne », Relations internationales et stratégiques, n°24, hiver 1996, p. 182.
[13] Economist Intelligence Unit, Iraq, op. cit.
[14] Ibidem.
[15] Poste d’Expansion Economique, « L’embargo continue, la détérioration du pays aussi », Les Echos de Jordanie, Amman, octobre 1995.
[16] Se reporter à, République d’Haïti, Gouvernement de Consensus et de Salut Public, Le Livre Blanc, Conséquences de l’embargo décrété par l’Organisation des Etats Américains contre la République d’Haïti, Port-au-Prince, 1992.
[17] Se reporter à l’article de M. Naim, « Au terme d’une enquête, l’UNICEF estime qu’il y a urgence humanitaire en Irak », Le Monde, samedi 14 août 1999, p. 4.
[18] United Nations, WHO-UNICEF, Special Mission to Iraq, Doc. S/22328, United Nations, New York, 1991.
[19] OMS, La situation sanitaire iraquienne depuis la crise du Golfe, op. cit., p. 7.
[20] FAO, Evaluation of food and nutrition situation in Iraq, Rome, décembre 1995.
[21] ONU, Report of the Secretary-general pursuant to paragraph 7 of resolution 1143 (1997), Nations Unies, New York, 1998, p. 15.
[22] Ibidem, p. 16.
[23] FAO, Evaluation of food and nutrition situation in Iraq, op. cit.
[24] DREE, Iraq, Résolution 986, Paris, juin 1999, p. 23.