Virginie Meurier*
Avec un « profil agro-nutritionnel » à base de céréales[1], où ces dernières fournissent 63 % de l’apport énergétique de la ration alimentaire et 62 % de l’apport protéique — les légumineuses et les préparations à base de légumes et d’huiles végétales complétant traditionnellement le repas « moyen » pour constituer, avec la consommation de lait et de produits laitiers, les autres principales sources d’apport nutritionnel (en protéines et en lipides notamment)[2] —, l’équilibre alimentaire de l’Inde repose fondamentalement sur le secteur céréalier. Si son élargissement, au cours de la période écoulée, a ainsi constitué l’élément essentiel d’une amélioration globale de la situation alimentaire du pays, le niveau actuel des stocks en céréales d’une part, et la persistance d’une sous-alimentation de plus du tiers de la population d’autre part, sont sans doute les deux aspects les plus significatifs du problème alimentaire du sous-continent indien à l’aube du XXIème siècle. Cette situation est l’aboutissement du processus complexe d’évolution engendré par les fondements spécifiques sur la base desquels fût fondée l’accession à l’autosuffisance céréalière. Indépendamment de son caractère pour le moins paradoxal, elle pourrait bien être, cependant, le point d’ancrage d’incertitudes profondes quant à la préservation, dans les prochaines décennies, de l’équilibre alimentaire du pays.
1 – D’une situation alimentaire contrastée…
Le rôle de la Révolution Verte dans le développement du secteur céréalier et l’amélioration de la situation alimentaire depuis l’Indépendance de l’Inde est bien connu. L’introduction de techniques de production agricoles reposant sur l’utilisation combinée de semences améliorées (riz et blé notamment), de fertilisants, de pesticides et d’eau fût le point d’appui décisif de l’élévation, à partir du milieu des années soixante, des rendements de la terre et du travail dans un environnement où la contrainte en terre pouvait, à moyen et long terme, constituer une limite essentielle à l’accroissement de la production nécessaire à la satisfaction des besoins alimentaires de la population. Au terme de ce mouvement, la multiplication par quatre de la production de céréales — de 40,1 millions de tonnes en 1951 à 163,3 millions de tonnes selon les dernières estimations pour 1999[3] — a alors permis à l’Inde se libérer du spectre des famines qui marquèrent de façon dramatique son histoire immédiate, et de s’affranchir, également, d’importations alimentaires contraignantes (en moyenne, près de 4,3 millions de tonnes par an entre 1951 et le milieu des années soixante).
Considérant l’évolution des disponibilités céréalières par tête[4], cet effort de production prend néanmoins une autre dimension : l’apport supplémentaire de céréales par rapport aux disponibilités prévalant à l’Indépendance représente moins de 100 grammes par jour et par personne ; c’est dire le poids écrasant qu’a pu constituer la contrainte démographique au cours d’une période où la population a presque triplé. Mais si les disponibilités céréalières par tête étaient, au début des années cinquante, très insuffisantes pour assurer, théoriquement, une ration alimentaire minimum à l’ensemble de la population, leur niveau actuel (428,8 grammes par jour et par personne selon les estimations pour 1999[5]) reste encore inférieur à la norme de 453,5 grammes recommandée par l’Indian Council of Medical Research (I.C.M.R.) pour ne l’avoir atteint, voire dépassé, que de façon exceptionnelle. Encore ne s’agit-il là que d’une moyenne et l’on sait, compte tenu des disparités sociales de consommation, que les disponibilités céréalières par tête moyennes devraient lui être supérieures pour que les plus pauvres puissent prétendre à cette ration minimum. Selon les données relatives à la consommation effective des ménages, les résultats de la dernière enquête disponible (1993-1994)[6] montrent en effet les écarts sensibles en termes de consommation de céréales selon les différents groupes de dépenses distingués, dans les zones rurales comme dans les zones urbaines, mais avec un contraste plus prononcé dans les premières : plus de 200 grammes entre la consommation céréalière par jour et par tête des deux extrêmes. D’une façon générale, c’est plus de 30 % de la population (près de 320 millions de personnes) qui présente une ration alimentaire inférieure aux normes minimales requises — 2400 kcal (zones rurales) et 2200 kcal (zones urbaines) pour un adulte « moyen » — dans une configuration étroitement liée à la quantité de céréales consommée. A ne s’en tenir qu’à cette réalité, le problème alimentaire de l’Inde résiderait donc essentiellement dans une insuffisance globale des disponibilités céréalières[7]. Mais ce serait occulter un aspect fondamental de la construction de cet agrégat, les stocks de céréales constitués à partir des prélèvements opérés sur la production dans le cadre des achats publics de grains, voire d’importations en cas de difficultés ponctuelles, n’étant pas pris en compte dans le calcul des disponibilités céréalières. Et en la matière, on peut alors difficilement résister au calcul rapide — mais discutable bien entendu, ne serait-ce que du point de vue d’un niveau minimal de sécurité à maintenir — de l’apport supplémentaire potentiel quotidien en céréales que représente, pour près de 320 millions de personnes, un stock de céréales évalué à près de 32 millions de tonnes[8].
2 – …aux contradictions de l’autosuffisance céréalière actuelle
Dans une certaine mesure, ce paradoxe apparent est l’aspect le plus significatif des contradictions liées à l’accession de l’Inde à l’autosuffisance céréalière. Au cours de la période écoulée, et conformément aux mécanismes économiques prévalant dans une économie décentralisée, la production de céréales s’est en effet ajustée non pas aux besoins inhérents à une ration alimentaire adaptée, sur le plan énergétique et nutritionnel, à l’équilibre physiologique des individus, mais à la demande effective déterminée, notamment, sur la base des revenus et des prix des différents produits. Or, les conditions mêmes dans lesquelles l’effort de production s’est réalisé ont pesé sensiblement sur la demande effective exprimée. Dans le cadre général formé par une structure agraire limitant — du fait de l’échec relatif de la réforme agraire initiée dans les années cinquante — les possibilités de chacun à exploiter pleinement le potentiel de croissance inhérent aux innovations technologiques introduites par le biais de la Révolution Verte, les progrès de l’agriculture n’ont pas permis une élévation « harmonisée » (F. Perroux) des revenus agricoles. Cette situation s’est par ailleurs trouvée conjuguée aux difficultés rencontrées au niveau du rythme de création d’emplois dans les autres secteurs de l’économie, et aux limites ainsi fixées à une réduction significative de la pauvreté et des inégalités dans leur ensemble. C’est donc par le biais d’un dispositif complexe d’intermédiation que l’Etat a pu pallier l’incapacité d’une large fraction de la population à exprimer ses besoins alimentaires par une demande solvable. Le soutien des prix à la production (Minimum Support Prices) et le contrôle des prix des intrants industriels déterminants dans la structure des coûts de production furent ainsi les éléments décisifs de la formation et du maintien d’un système de prix compatible avec la transformation nécessaire des techniques de production et l’effort de production à réaliser dans le secteur céréalier. La mise en place d’un système public de distribution ancré sur près de 450 000 magasins d’Etat, ouverts à tous, fût l’autre aspect de cette intermédiation pour assurer — la production s’élevant dans les proportions nécessaires —la satisfaction effective des besoins alimentaires de l’ensemble de la population par la vente de céréales (riz et blé notamment) à des prix compatibles avec les revenus des plus pauvres.
Mais ces céréales vendues à des prix inférieurs à ceux du marché étant les mêmes que celles que l’Etat achète au titre du soutien à la production, donc à des prix au moins égaux sinon supérieurs aux prix de marché, on voit bien la contradiction fondamentale de ce dispositif. L’augmentation continue, depuis le début des années 1990, des prix d’achat à la production et les limites évidentes fixées à l’élévation parallèle des prix de vente dans les magasins d’Etat — ce qui n’a pas toujours été le cas, notamment jusqu’en 1994-95 — d’une part, et l’augmentation des coûts inhérents au stockage, à la distribution mais aussi aux pertes d’autre part, ont alors constitué les deux mécanismes fondamentaux de l’accentuation sensible du poids (financier), pour la collectivité, de ce système complexe d’intermédiation sur la base duquel s’est construite l’autosuffisance céréalière du pays. En dépit de l’établissement, depuis 1997, de prix de vente distincts en fonction des niveaux de revenus des ménages, et d’une baisse sensible des prix auxquels ceux qui vivent en dessous du seuil de pauvreté peuvent se procurer les céréales nécessaires à la satisfaction de leurs besoins, le niveau actuel des stocks céréaliers dans une situation marquée par une sous-alimentation persistante au sein de la population montre bien les limites de ce système. Considérant la cristallisation de la quasi totalité des débats suscités par la préparation des budgets annuels autour des provisions financières prévues au titre du système public de distribution, on voit bien à quel point l’autosuffisance céréalière de l’Inde est aujourd’hui une question essentiellement budgétaire dont l’issue, fondamentalement liée au problème plus large du déficit public, n’est jamais très éloignée d’un choix politique évident[9].
3 – La préservation de l’équilibre alimentaire de l’Inde : entre le choix et la contrainte
Les prévisions concernant l’accroissement de la population sont toutefois susceptibles d’assombrir les perspectives concernant la préservation de l’équilibre alimentaire du pays au cours des prochaines décennies. Face à l’augmentation prévisible des besoins en céréales d’une part, et des doutes que l’on peut raisonnablement avoir quant à la possibilité de réaliser l’effort de production nécessaire dans des conditions compatibles avec une élévation des revenus de l’ensemble d’une population agricole qui représente, encore, près de 70 % de la population active totale d’autre part, on peut ainsi considérer que les évolutions possibles concernant l’autosuffisance céréalière sont étroitement liées à la pérennité du système public d’intermédiation. Or, indépendamment des contraintes budgétaires actuelles, les enjeux, et donc les moyens à mettre en œuvre, ne devraient plus être tout à fait les mêmes.
Au cours de la première phase de l’expérience indienne de développement, le mode de consommation alimentaire était en effet suffisamment homogène pour que la demande des uns ne fasse pas obstacle aux besoins des autres, l’intermédiation de l’Etat ayant alors porté essentiellement sur un ajustement relatif au volume de production de céréales à promouvoir. Mais l’élévation du niveau de vie d’une partie de la population et l’émergence d’une classe moyenne disposant d’un pouvoir d’achat élevé ont constitué les fondements d’une différentiation de plus en plus marquée du mode de consommation alimentaire. La demande effective est désormais susceptible de porter plus largement sur des produits — les fruits, les légumes, les produits d’origine animale et de l’aquaculture — dont la production, aux niveaux requis, pourrait bien concurrencer, à terme mais peut-être plus rapidement si l’Etat n’était plus en mesure de maintenir une structure des prix relatifs cohérente, celle des céréales nécessaires à la satisfaction des besoins fondamentaux de la grande majorité de la population. En la matière, l’ampleur des déficits internes et externes, et les prescriptions, dans le cadre du processus de réformes et d’ajustement structurel engagé en Inde, concernant le démantèlement progressif des procédures de subvention de l’agriculture en général, et du secteur céréalier en particulier, pourraient bien constituer une limite essentielle aux degrés de liberté à disposition du pouvoir central pour gérer le nouveau système de contraintes auquel il devrait être confronté. Et dans l’hypothèse — souvent évoquée — où la gestion de la sécurité alimentaire devrait alors reposer sur un recours aux importations céréalières, on ne peut négliger l’impact déstructurant, compte tenu des conditions de production de l’agriculture indienne, de l’exposition du secteur céréalier à la concurrence des produits issus des agricultures du Nord [10].
Il ne s’agit pas de remettre en cause des aspirations pour le moins légitimes. D’autant que du point de vue des apports énergétiques et nutritionnels d’un tel régime alimentaire, cette diversification participe de l’évolution nécessaire de l’alimentation humaine. Mais on ne peut sous-estimer les contradictions éventuelles, pour la préservation de l’équilibre alimentaire du pays, de la libre concurrence d’un « régime agro-nutritionnel » auquel une large fraction de la population n’a pas les moyens d’accéder. Compte tenu du problème fondamental que soulève le passage à un « régime agro-nutritionnel » où l’augmentation, notamment, de la consommation de produits d’origine animale accroît certes le niveau et la qualité de l’apport protéique, mais réduit considérablement le rendement énergétique de l’ensemble de la chaîne alimentaire [11] il n’est d’ailleurs pas nécessairement possible, dans l’état actuel du niveau de développement des forces productives dans l’agriculture indienne, de le généraliser à une population d’un milliard d’habitants.
Notes:
* GRREC, Université Pierre Mendès france, Grenoble.
[1] B. Dorin, « Malnutrition en Inde. Consommation alimentaire et inégalités de répartition : le cas des huiles et corps gras », Contributions CSH 96/8, Centre de Sciences Humaines, New Delhi, 1996, p. 4.
[2] Food and Agriculture Organization of the United Nations, Food Balance Sheets 1998, en ligne, http://apps.fao.org
[3] Ministry of Finance, Economic Survey 1999-2000, Economic Division, Government of India, New Delhi, table 1.18, p. S.13.
[4] (production nette + importations nettes – variation des stocks)/population totale)
[5] Economic Survey 1999-2000, op. cit.
[6] National Sample Survey Organisation, Key results on households consumer expenditure, 50th round, 1993-1994, Ministry of planning, Government of India, New Delhi, 1996.
[7] Aux problèmes de sous-alimentation inhérents, notamment, à l’insuffisance de la ration céréalière, s’ajoutent bien entendu ceux posés par la malnutrition, la ration alimentaire des ménages les plus pauvres, ne constituant pas « l’ensemble nutritionnel équilibré » (L. Malassis) nécessaire à la satisfaction des besoins des individus, en particulier au niveau de l’apport en protéines et en lipides essentiels d’une part, et des groupes d’aliments à partir desquels ces apports de déterminent. De ce point de vue, la concentration, dans le cadre de la Révolution Verte, de l’effort de production sur le riz et le blé a pu exercer un effet contradictoire sur leur alimentation compte tenu de la modification de la structure de la ration céréalière au détriment de céréales « secondaires » (millets notamment) et de légumineuses plus riches en protéines et en lipides, mais aussi d’un ajustement à la baisse des quantités consommées du fait de l’augmentation du coût global de la ration céréalière.
[8] Position au mois de janvier 2000. Economic Survey 1999-2000, op. cit., table 5.8.
[9] P. Patnaik, « Post-budget analysis : rolling back democracy ? », Hindustan Times, 14 mars, 2000.
[10] S. Kumar, « Food security », Economic and Political Weekly, 29 avril 2000, p. 1494.
[11] Y.P. Yotopoulos, « Middle-income classes and food crisis : the “new” food-feed competition », Economic Development and Cultural Change, vol. 33, n°3, Avril, 1985, pp. 463-483.