Interview de Philippe Allagnat*, membre de la Confédération Paysanne

111Informations et Commentaires : L’échange international est souvent présenté comme le moyen, pour les pays des Périphéries d’obtenir les produits alimentaires qui leur font défaut. Ainsi ce commerce se voit-il investi de la fonction de contribuer à la sécurité alimentaire mondiale. Comment la Confédération Paysanne se situe-t-elle par rapport à cette question ?

 Philippe Allagnat : La réflexion de la Confédération Paysanne sur les questions internationales en est seulement à ses débuts. Elle fonde ses positions sur le principe du droit des peuples à se nourrir par eux-mêmes. Il est toutefois difficile à la paysannerie française, qui n’a pas eu l’occasion d’être confrontée aux conditions de travail et d’existence des paysans des zones sous-développées d’imaginer les dimensions de la question. Les agricultures locales des pays sous-développés ne peuvent subsister que si elles bénéficient de prix protégés. L’expérience européenne montre l’importance de cette maîtrise des prix. Or, les accords internationaux établis dans le cadre de l’Uruguay Round imposent de nouvelles règles du jeu : les importations de produits agricoles doivent augmenter ; les subventions à l’exportation doivent diminuer, dès lors les exportations deviendront plus difficiles. Des agricultures très productives sont donc confrontées au risque de devoir baisser leurs prix. Ce risque est encore accru du fait que les producteurs se retrouvent en face d’acheteurs très puissants, souvent des firmes transnationales (les grands groupes agro-alimentaires dans le secteur laitier par exemple) à la recherche d’un moindre coût pour leurs approvisionnements.

Dans ce contexte, les paysans des pays des Périphéries sont les plus vulnérables, en particulier à l’action des FTN. Ainsi, Danone (BSN) a créé une filière de produits laitiers destinés au marché local au Maroc, utilisant des approvisionnements à faibles coûts et une main d’œuvre à faibles salaires. C’est le modèle d’une agriculture intensive, quasi sous-traitante de l’industrie agro-alimentaire qui est ainsi mis en place. La logique du profit maximal dans l’activité aval de transformation n’est ni favorable à un accroissement des revenus des producteurs ni au développement.

Le principe du droit des peuples à se nourrir par eux-mêmes devrait conduire à limiter la dépendance alimentaire des pays des Périphéries. Lorsque celle-ci est inévitable au niveau d’un pays, une autosuffisance collective entre voisins proches serait à rechercher, ou à tout le moins un commerce équitable qui assurerait un revenu décent aux producteurs. Parce que les agricultures sont inégalement productives, ceci suppose une protection des agricultures, ce que confirme, de nouveau, l’expérience européenne avec la mise en œuvre de la PAC, en 1968.

Pour les pays pauvres très dépendants, l’aide alimentaire apparaît — sauf cas d’urgence — comme un bien mauvais remède : ses effets destructeurs sur les productions vivrières locales ont été largement dénoncés. Il faut ajouter que le pays bénéficiaire est alors tenté de répéter la démarche de demande et de se transformer en quémandeur récurrent au lieu de promouvoir des politiques de production. Au contraire, une aide en monnaie permettrait de valoriser les produits locaux et d’encourager les paysans de ces pays à produire.

I. et C. La maîtrise des prix paraît un élément central qui conditionne le devenir de toute agriculture. Pourriez-vous nous en dire davantage

Ph. A. Maîtriser les prix des produits agricoles paraît essentiel pour assurer l’avenir des producteurs et de la production alimentaire.

Ici encore, l’expérience des agricultures européennes est significative. Il s’agit d’agricultures devenues trop productives. Des prix orientés à la baisse ont conduit à rechercher le maintien des revenus par l’accroissement continu des rendements des productions. Il en résulte une augmentation rapide du coûts des intrants (nourriture des animaux, engrais, pesticides) ainsi que des investissements (matériels, bâtiments, etc. les terres étant exclues). L’agriculture européenne est alors devenue lourdement capitalistique. Cette augmentation des coûts rend les exploitations agricoles de moyenne dimension de moins en moins capables d’assurer un revenu décent au producteur. Les exploitations agricoles deviennent  non transmissibles du fait du capital immobilisé.

Dans ce contexte, l’idée de « produire autrement pour vivre avec moins » développée par la Confédération Paysanne prend tout son sens. Le changement de techniques — utilisation de méthodes moins productivistes, auto-production des intrants — peut compenser largement la diminution des rendements par la baisse des coûts d’achat des intrants et des investissements. Bien que diminuée, la valeur de la production serait créatrice de plus de revenu.

L’application de cette idée dans la situation présente des agricultures européennes renforce la maîtrise des prix et va dans le sens de la réduction des excédents. Offrir des prix justes aux producteurs et non des subventions est de loin préférable. Confrontés aux risques de baisse des prix, les agriculteurs doivent obtenir la maîtrise des quantités. Il est alors préférable de réduire les quotas de production[1], en commençant par les exploitations les plus productives, qui supporteraient plus facilement l’éventualité d’une diminution de revenus.

La remise en cause de l’agriculture productiviste est aujourd’hui mieux perçue. L’idée d’une agriculture multifonctionnelle ayant en charge, outre la production, l’entretien  des paysages et le respect de l’environnement est souvent avancée. Celle d’une amélioration de la qualité, pas seulement sanitaire mais aussi gustative, commence à rencontrer l’écoute des consommateurs.

Ce désengagement de l’agriculture productiviste  dans les pays des Centres donnerait une chance aux agriculteurs des Périphéries d’améliorer leurs revenus et de contribuer à la sécurité alimentaire. En effet, les principaux obstacles à l’amélioration de la sécurité alimentaire tiennent, là encore, au problème des prix, et donc à la place des marchés locaux dans l’approvisionnement des populations, ainsi qu’à l’acheminement des produits. C’est ce que j’ai pu observer en Sierra Leone. Lorsqu’une politique agricole volontariste parvient à une maîtrise de ces questions, elle obtient une certaine efficacité, comme ce fut le cas, par exemple, en Guinée, à l’époque de Sékou Touré (en dépit de nombreuses inégalités géographiques et … ethniques).

I. et C. Les techniques des Centres, transposées dans les Périphéries (pour autant qu’elles soient transposables et efficaces) constituent-elles des remèdes à l’insuffisance alimentaire ?

 Ph. A. La Confédération Paysanne n’a pas encore mené sa réflexion sur ce terrain. Mon expérience personnelle me permet toutefois d’avoir un point de vue sur cette question. J’ai eu l’occasion de participer à un projet de développement d’introduction de techniques de traction animale en Sierra Leone, dans les années 80. Il s’agissait de transmettre des techniques pré-mécaniques, assez éloignées de ce qu’on appelle les techniques agronomiques dans les pays des Centres aujourd’hui. Ce transfert se limitait à l’emploi de la charrue et à l’élevage de bœufs. Le projet a rencontré deux types d’obstacles. Tout d’abord des résistances de caractère culturel chez certaines familles — l’élevage et la domestication de bovins n’entrant pas dans les traditions paysannes locales. Ensuite, il a fait rentrer ceux qui y adhéraient dans une logique de choix économiques de type capitaliste. Le critère du choix ou du refus de la nouvelle technique étant une comparaison entre le coût d’acquisition des bœufs et de la charrue comparé au salaire versé au journalier qui effectue le travail agricole. Cette logique repose donc sur les inégalités préalables de revenus. Pour ceux qui n’avaient pas accès à l’investissement initial, il a fallu mettre en place un système de coopérative de moyens de production, assurant la location des attelages bœufs-charrue.

Une telle expérience, aux dimensions technologiques mêmes aussi réduites, s’est traduite par une augmentation très importante de la productivité. De plus, — et c’est là une leçon qui peut concerner aussi les agriculteurs des Centres, l’usage, ici de la traction animale, ailleurs de moyens mécaniques — a modifié de façon très bénéfique les conditions de travail, par la diminution de l’effort physique.

Cet exemple, très éloigné des méthodes utilisées au Nord, ne doit pas faire oublier que les techniques sont difficilement transférables. La cause des échecs est souvent le défaut de suivi de l’activité mise en place (avec parfois des exceptions pour les petits projets usant de techniques “intermédiaires”). Ce manque d’efficacité a conduit à s’interroger sur le rôle de l’assistance technique. Celle-ci, fondée au départ sur des bases humanistes, a dérivé, sous la pression financière, vers une optique de vente des techniques. La critique de cette dérive par certaines associations, comme le CEIPAL (Centre d’études et des Echanges Internationaux Paysans et d’Actions Locales) en Rhône-Alpes a modifié l’esprit même de l’assistance. Il a d’abord eu une remise en question de NOS propres techniques (celles des Centres), puis une préoccupation de prendre en compte la place des structures sociales locales dans leur rapport avec la technique apportée, enfin le souci d’établir des contacts plus fréquents entre agriculteurs des Centres et des Périphéries, ce qui n’est pas souvent aisé.

 

Notes:

* Philippe Allagnat est producteur laitier en Isère, près de Morestel. Après des études d’ingénieur agricole à l’ISARA de Lyon, il a participé pendant deux ans à un projet de développement visant à promouvoir l’agriculture attelée en Sierra Leone. Il est aussi titulaire d’un Master d’économie du développement de l’IAM de Montpellier. Son expérience professionnelle lui permet, tout au long de cette interview, de confronter les positions de la Confédération Paysanne avec les problèmes particuliers du sous-développement. En ce sens, cette interview dépasse le cadre strict des positions de la Confédération Paysanne.

[1] Rappelons que Philippe Allagnat est producteur de lait, et qu’il est donc particulièrement informé des problèmes d’un secteur qui produit des excédents par rapport au marché de sa zone.