de Mohamed Benrabah*, éditions Séguier, Paris 1999.
Présentation par Marc Ollivier**
Voici un essai qui apporte une contribution significative à l’analyse des rapports entre politique linguistique et culturelle et stratégie de développement. Tel n’est pourtant pas son objectif direct, puisqu’il entend seulement démontrer comment les pratiques éducatives et culturelles de l’état algérien depuis 1962 sont liées à la nature des forces politiques qui dominent « l’Etat FLN ». Mais comment ne pas rapprocher cette politique linguistique des problèmes du développement lorsqu’on constate qu’elle a produit un système éducatif inadapté, inefficace et très éloigné des réalités populaires du pays ? Des résultats qui ne peuvent qu’avoir des répercussions très graves sur son potentiel de développement.
Après avoir rappelé la pluralité linguistique qui caractérise l’histoire des territoires de l’Algérie moderne, par la coexistence et la fertilisation croisée entre le berbère originel (ou tamazight) et le punique, le latin, l’arabe, l’hébreu (attesté depuis l’époque du roi Salomon), sans oublier l’espagnol après les migrations massives des Andalous, le turc osmanli pendant la tutelle de la Sublime Porte, et le français depuis le 19ème siècle, Mohamed Benrabah s’attaque frontalement à la « planification linguistique » mise en œuvre par le FLN depuis 1962. Il s’agit de la décision prise par les dirigeants du mouvement national arrivés au pouvoir d’imposer l’arabe « classique » à connotation coranique comme seul idiome national, aux dépens des langues parlées en Algérie, tant dans le système éducatif que dans les instances politiques et administratives du pays.
Précisons d’emblée que l’essai de Mohamed Benrabah n’est pas une attaque contre la langue arabe classique. Il ne manque pas de rappeler le rôle symbolique qu’ont joué l’Islam et l’Arabe coranique, langue sacrée de la religion commune, au sein du mouvement national algérien : ils ont fait partie de la « fabrique du consensus nécessaire à la construction nationale ». Il est également conscient du très riche héritage culturel à la fois littéraire, juridique et scientifique, constitué en arabe classique dans les pays du Maghreb. Mais il conteste que ce rôle dût nécessairement aboutir à l’instrumentalisation de l’Islam et de sa langue originelle à des fins de légitimation d’un pouvoir politique acquis par la force des armes. Son essai est une contestation vive et très argumentée du totalitarisme linguistique et notamment des interdits formulés par l’état du FLN à l’encontre des langues parlées par les Algériens, l’arabe « wattani »[1], le tamazight et le français d’Afrique du nord[2], qui constituent, par leur rôle actif dans la vie quotidienne et par leur rayonnement culturel dans les productions poétiques, musicales et littéraires algériennes, un véritable socle pluriculturel de l’identité nationale de ce pays.
On trouve en premier lieu dans cet essai une exploration des fondements historiques de cette politique d’arabisation « classique » exclusive. L’auteur montre qu’elle prolonge l’idéologie du courant nationaliste arabe supranational, essentiellement moyen-oriental, qui s’est construite en réaction à « la politique agressive de turquification du mouvement des Jeunes Turcs arrivés au pouvoir à Ankara en 1908 », idéologie elle-même inspirée des idées pangermanistes de J.G. Herder et J.G. Fichte (fondant l’identification nationalitaire sur la langue allemande) et des pratiques jacobines de la révolution française, qui assit la prédominance des valeurs républicaines sur le rejet et la répression des langues régionales. Il rappelle le débat ouvert dès 1949 au sein du mouvement national algérien entre les tenants de la réalité plurielle d’une « Algérie algérienne » et ceux qui voulaient un état jacobin avec pour devise « un Etat, une langue » ainsi que le choix de Messali Hadj en faveur de ces derniers. Il montre aussi comment, suite aux conflits meurtriers qui ont déchiré la direction du FLN après le congrès de la Soummam, cette vision unificatrice construite sur l’arabe classique à forte connotation coranique a constitué le trait d’union entre les nationalistes issus du PPA / MTLD et les conservateurs religieux, les Oulémas. Il montre enfin comment cette politique a été utilisée par le régime arrivé au pouvoir par la force des armes, en lui apportant un argument de légitimité sur la base d’un sectarisme culturel et linguistique qui ne favorisait pas, c’est le moins qu’on puisse dire, l’épanouissement de tous les potentiels culturels et sociaux du peuple algérien.
C’est en effet par son analyse des conséquences de la promotion exclusive de l’arabe classique par l’état du FLN que Mohamed Benrabah rejoint la problématique des stratégies de développement. Partant d’un état des lieux après plus de 120 ans d’occupation coloniale, il constate que sur les dix millions d’Algériens de 1954 (dont la langue maternelle est l’arabe populaire ou le tamazight) seuls 300 000 comprennent et savent lire l’arabe classique. On trouve 50 000 élèves dans les écoles coraniques et 40 000 dans celles des oulémas, tandis que 300 000 fréquentent les écoles francophones, soit 15 % de la population scolarisable. Il suit pas à pas toutes les étapes de la politique visant à imposer l’arabe classique à tout le système éducatif et analyse le prix très lourd payé par la population pour cette imposition exclusive : dépersonnalisation et exclusion, confiscation et manipulation de l’histoire, paupérisation de la pensée, perversion des rapports familiaux, etc… Il rappelle que le président Boumédiène, qui avait octroyé aux Oulémas dès 1965 les ministères du culte, de la culture et de l’éducation nationale, prenant conscience en 1977 des conséquences négatives de cette politique, appela Mostepha Lacheraf au Ministère de l’éducation, qui déclara aussitôt: « Ce projet d’arabisation doit céder la place à un projet d’algérianisation qui collera à notre réalité ».
Le projet avorta, car Boumédiène mourut en 1978, Lacheraf fut écarté, et la politique orientée exclusivement vers l’arabe classique reprit son cours. On peut en apprécier les conséquences à la lecture d’un rapport du Conseil Supérieur de l’Education publié en 1997, selon lequel chaque année 32 % des enfants abandonnent l’école. En 1992, sur 100 enfants scolarisés, 2 seulement réussissent le baccalauréat. En 1990, sur 52 000 bacheliers on comptait 32 000 repêchés. Le taux d’analphabétisme avoisine 50 % , beaucoup plus élevé chez les femmes. Une politique qui aboutit, dans le contexte de la crise économique et sociale de la fin des années 80, à la sauvagerie fanatique des jeunes « tueurs islamiques ». Selon le Ministre de l’Intérieur de l’époque, les GIA comptent 60 % d’analphabètes âgés de 18 à 22 ans et ces groupes s’attaquent aux symboles de leur échec scolaire et social : entre 1992 et 1995, 815 établissements scolaires ont été détruits et une centaine d’enseignants assassinés… Une situation qui ne s’est pas améliorée depuis[3].
Mohamed Benrabah montre aussi, avec de nombreux exemples à l’appui, les ravages provoqués par cette instrumentalisation exclusive, sous des formes qu’il analyse minutieusement : exacerbation du « complexe du colonisé » (haine de soi et de son passé, refus de l’algérianité[4]), dépersonnalisation des individus, consolidation des conceptions archaïques et rétrogrades de la société. Il montre la dégradation prononcée du système scolaire dans son rôle de transmission des connaissances et de relais de la mémoire historique, ainsi que la dérive des universités, de moins en moins capables d’ouvrir sur la modernité et de forger l’esprit critique des citoyens. Il accuse finalement cette politique d’arabisation classique exclusive d’avoir été conçue et mise en œuvre pour mettre au pas la société, et pour contribuer à consolider la domination d’un groupe de dirigeants n’hésitant pas à instrumentaliser la religion et l’arabe classique pour défendre leurs privilèges, pour nier et détruire la richesse culturelle de la nation algérienne, et contrer ses aspirations à une vie démocratique, à plus de justice sociale et à un développement bénéfique pour tous. Cette accusation est d’ailleurs confortée par le comportement des plus hauts responsables de l’Etat, qui prennent soin de faire suivre à leurs enfants les classes francophones maintenues dans les établissements les plus huppés de la capitale, reproduisant ainsi en Algérie ce que les socio-linguistes dénomment le « huis clos des élites », c’est à dire un choix linguistique réservé aux dirigeants, qui permet l’accès aux fonctions sociales privilégiées, alors qu’un autre choix, imposé au reste de la population, la maintient dans la misère et la médiocrité. Une pratique très répandue dans de nombreux pays du Tiers Monde… Mohamed Benrabah en arrive finalement à la conclusion paradoxale que l’Arabe classique, après avoir constitué l’image de l’unité nationale algérienne tout au long de la lutte de libération, est devenu un obstacle à l’épanouissement de la nation après l’indépendance, lorsqu’il s’est transformé en instrument de marginalisation et d’oppression des langues populaires.
Cette conclusion s’appuie également sur l’analyse des résistances qui se manifestent sur le terrain des langues parlées en Algérie : le tamazight reste très vivant et depuis 1980 est au centre d’un mouvement social puissant, le « printemps berbère », qui ne revendique pas seulement un statut de langue officielle pour le tamazight, mais aussi sa reconnaissance dans le système éducatif, et une réelle démocratisation de la vie publique. La vitalité de cette langue et celle de l’arabe « wattani » éclatent dans les créations des écrivains, des musiciens et des chanteurs algériens, la poésie et la chanson berbères et des musiques « Raï » et « Rap »[5] font éclater toute la créativité de la jeunesse algérienne et trouvent un public dans le monde entier. En Algérie même la presse francophone se développe[6], et de nombreux scientifiques et écrivains algériens continuent à produire en Français. Selon Mohamed Benrabah, « Si l’on continue à parler, chanter, écrire et créer dans la langue de tous les jours, c’est pour résister et refuser tout simplement d’être autre chose que soi-même ».
Le travail approfondi et minutieux de Mohamed Benrabah établit quelques parallèles avec les politiques linguistiques d’autres pays: la Grèce et l’Irlande notamment, où des tentatives d’imposer des langages artificiels ont échoué. Mais aussi la Turquie, où, à l’inverse, la formalisation d’une langue officielle à partir du langage populaire a donné d’excellents résultats en termes d’alphabétisation et d’instruction (sauf précisément dans les régions où l’Etat a voulu imposer le turc à une population parlant kurde) et la Suisse, qui reconnaît un statut officiel à toutes les langues parlées du pays. Le lecteur averti des questions de développement est inévitablement conduit à élargir ces analyses car le cas de l’Algérie, poussé à l’extrême et marqué par des violences dramatiques, est loin d’être isolé : on retrouve des problèmes analogues, posés par l’instrumentalisation politique de l’Islam, dans tout le monde arabe et musulman. Dans les pays arabes en particulier, cette instrumentalisation s’élargit à la politique linguistique, avec des formes plus ou moins violentes de rejet des multiples facettes de l’arabe parlé et de marginalisation ou même de répression des langues minoritaires, tel l’arabe populaire et le copte en Egypte ou le tamazight dans l’Afrique du nord. Au delà du monde musulman, de très nombreux peuples, dont la langue propre est encore vivace, ne peuvent accéder à l’instruction qu’en assimilant celle des anciens colonisateurs, l’anglais ou le français dans de nombreux pays d’Asie et d’Afrique, ou l’espagnol et le portugais en Amérique latine et aussi dans quelques pays africains. Pour tous ces peuples, c’est le statut de leurs langues maternelles et à travers elles, le rapport à leur histoire et à leur culture qui est en cause. Or nous savons, depuis les études impulsées par l’UNESCO dans ce domaine, que l’usage de la langue maternelle favorise considérablement l’impact et l’efficacité de l’instruction primaire pour l’épanouissement de toutes les fonctions intellectuelles, y compris l’accès à d’autres langues de communication qui n’ont pas constitué l’environnement affectif et culturel de la toute petite enfance [7].
Du point de vue des politiques de développement, il faut certainement prendre en compte les résultats de ces études ainsi que l’évaluation de toutes les expériences acquises par les « planificateurs linguistiques », qu’elles aient donné des résultats positifs, comme au Vietnam ou en Turquie, ou qu’elles aient été associées à des blocages, et même des régressions et des conflits dramatiques, comme en Algérie. Dans tous les cas, il est clair que la « question linguistique » est et restera longtemps encore un terrain essentiel où s’affrontent les conflits d’intérêt et où se manifestent les rapports de force politiques qui sont au cœur de tout processus de développement.
Notes:
* Mohamed Benrabah, après des études supérieures en Algérie, soutient un doctorat en linguistique en Grande Bretagne (University College, London). Il est professeur de langue anglaise à l’université d’Oran de 1978 à 1994. Actuellement Maître de Conférence à l’Université Stendhal (Grenoble III), il est l’auteur de deux articles remarqués: « La modernité passe par l’Arabe algérien » (Alger 1992) et « Les dénis de l’arabisation » (Paris 1998).
** CNRS-ISMEA.
[1] C’est Mostepha Lacheraf qui oppose l’arabe « wattani » de la nation algérienne à l’arabe « qawmi » de la communauté musulmane universelle, à savoir l’arabe coranique.
[2] Kateb Yacine disait en 1956 à propos de la publication de son roman Nedjma : « C’est en Français que nous proclamons notre appartenance à la communauté algérienne (…) la langue française fait partie maintenant de l’histoire de notre pays. Elle a façonné elle aussi notre âme (…) si nous sacrifions cela, nous nous comportons vraiment comme des barbares ». Il concevait la langue du colonisateur comme « un butin de guerre ». Beaucoup d’autres écrivains algériens soutiennent la même idée, tel Mohamed Dib lorsqu’il écrit: « Qu’importe, nous en avons chipé notre part (de la langue française) et ils ne pourront plus nous l’enlever (…). Et si, parce que nous en mangeons aussi, de ce gâteau, nous lui apportions quelque chose de plus, lui donnions un autre goût? Un goût qu’ils ne connaissent pas… »
[3] En avril 2000, les participants à la « Conférence nationale sur l’enseignement de l’arabe » constatent : « A l’issue de 9 années d’études dans le fondamental, l’élève ne parvient toujours pas à maîtriser correctement la langue arabe »…
[4] Mohamed Benrabah rejoint sur ce terrain les analyses d’A. Memmi, dans son ouvrage : « Portrait du colonisé ».
[5] Le Raï et les chants berbères sont déjà très connus. Le Rap (en arabe algérien avec emprunts au français) est un mouvement musical plus récent, qui exprime par des textes très contestataires les problèmes existentiels des plus jeunes générations. Citons les chansons « Omar victime du pouvoir » par les Hamma Boys, ou « les petites sœurs » sur les filles mères par les Messagères (ces enfants qui naissent et que personne ne reconnaît…), ou encore « System primitif » de MBS, véritable réquisitoire à l’égard du système éducatif algérien : « le ministère de l’éducation est fictif / du primaire à l’université, des cobayes / et puis l’on arabise / ils ont tout coulé, ceux du fondamental »,.etc.
[6] En 1993, la presse francophone algérienne avait un tirage de 625 000 exemplaires, trois fois supérieur à celui de la presse arabophone pourtant beaucoup plus soutenue par l’Etat, qui plafonne à 225 000. En 1997, on comptait trois quotidiens en arabe et une dizaine en français.
[7] Koichiro Matsuura, Directeur Général de l’Unesco, rappelle ces conclusions dans un article du journal Le Monde du 20 avril 2000 : « Tous les experts s’accordent aujourd’hui à dire qu’une alphabétisation réussie est celle qui s’acquiert dans la langue maternelle. (…) Le consensus est universel sur le fait que l’investissement en matière d’éducation est de toutes façons un investissement pour le développement…(…) et l’éducation de base reste le seul espoir pour permettre à l’ensemble des nations d’accéder à une culture démocratique et partant à une certaine stabilité politique, condition essentielle sinon indispensable à tout développement humain. ».