Éditorial: Mondialisation et démocratie

Patrice Allard, Rédacteur en chef de Informations et Commentaires

I&C 175L’actualité l’illustre. Après l’extension d’un capitalisme mondialisé à la quasi totalité des pays, vers quelle démocratie allons-nous ? Dans les pays centraux ou dans ceux situés dans leur proximité immédiate, la proche périphérie, le fonctionnement démocratique des institutions politiques paraît devenir problématique dans nos sociétés. Ainsi en a-t-il été de la Grèce en 2015.

Confrontée à des difficultés économiques et financières qui sont bien connues, la Grèce, menacée de cessation de paiement, ne s’est vue offrir qu’une seule porte de sortie : une procédure exceptionnelle de refinancement conditionnée à la mise en œuvre de nouvelles mesures d’austérité. Cette offre a posé trois grandes questions. Au plan financier, ce « plan de sauvetage » n’avait pas d’autres objectifs que la réduction de l’endettement extérieur du pays. Il n’était pas le premier mis en œuvre depuis le déclenchement de la « crise grecque », or leur bilan semble désastreux : la dette extérieure grecque est passée de 129 % du produit intérieur brut (PIB) à la fin de 2009 à près de 200 % en 2015. Au plan économique, les mesures d’austérité qui étaient les conditions de l’octroi d’aides nouvelles, sans cesse plus exigeantes, ont conduit à une récession profonde. Entre 2010 et 2015 le PIB a été réduit de 25 %, le taux de chômage a atteint 26 % en 2015. Les conséquences sociales en ont été claires. Selon l’OCDE, en 2013, 33 % des Grecs vivaient sous ou au niveau du taux de pauvreté. Les conséquences financières de ces politiques d’austérité n’en étaient pas moins préoccupantes. Comment espérer voir l’économie grecque dégager un surplus suffisant pour honorer ses engagements extérieurs et réduire son endettement avec un PIB réduit d’un quart ? Au plan politique enfin, ce plan et les mesures d’austérité l’accompagnant s’opposaient frontalement au programme du gouvernement d’Aléxis Tsipras, nouvellement élu. La réalisation de ce programme était conditionnée à une renégociation prenant en compte, au-delà de la dimension financière, les aspects économiques et sociaux de la « crise grecque ». La Troïka (Fonds monétaire international, Banque centrale européenne et Commission européenne) n’a pas accepté de sortir de la dimension technique de la stricte gestion d’une dette très lourde, ne laissant de choix au  gouvernement grec que d’accepter ce « plan de sauvetage » ou de se retirer « temporairement » de la zone euro (le « Grexit »). Pour sortir de cette impasse politique, Aléxis Tsipras a décidé de soumettre à référendum les mesures d’austérité imposées en échange d’un prêt de 86 milliards d’euros.

Le 5 juillet 2015, les citoyens grecs se sont prononcés massivement : le refus de ce plan a recueilli 61,5 % des suffrages exprimés. Pourtant la Troïka ne s’est pas laissée fléchir et une semaine plus tard, le gouvernement grec a dû laisser de côté ses engagements de campagne et la détermination forte des électeurs, en se soumettant à la volonté des créanciers. Cette impuissance politique, pour de nombreux commentateurs, résulte d’une asymétrie de pouvoir entre une Grèce périphérique et des Centres puissants (les grands pays de l’Union européenne et les Institutions européennes et internationales). Une telle inscription de la crise grecque dans des rapports de type  Centres / Périphéries n’est pas sans rappeler la crise de la dette qui frappa les pays périphériques du Sud à partir des années 1980. La ressemblance entre ces crises est assez nette. Il s’agit, pour l’une comme pour l’autre, d’un alourdissement de la dette extérieure perçu du seul point de vue financier, traité par des facilités financières assorties de conditions diverses dont la mise en place de politiques de  libéralisation et d’austérité. Ces mesures ont conduit à des résultats économiques et sociaux voisins (une décennie perdue pour le développement !). Dans ces pays périphériques, les peuples n’ont à peu près jamais eu l’occasion d’exprimer un choix approuvant ou refusant les mesures qu’ils allaient subir, si ce n’est par des protestations parfois violentes et durement réprimées. Comme pour la Grèce, cela n’a rien changé ; les décisions des créanciers relayées par les pays centraux se sont imposées.

L’exemple grec montre assez clairement que des choix voulus par la Troïka, une institution à la fois technique et politique, donc en manque de légitimité politique, se sont imposés au pouvoir exécutif grec, dont la légitimité sortait renforcée du référendum du 5 juillet. Une partie importante des choix économiques possibles, affectant directement et durablement les conditions de vie des citoyens, échapperaient ainsi au domaine dans lequel ceux-ci peuvent exercer pleinement leurs droits. Il leur serait devenu interdit de contester des règles économiques (la toute puissance des marchés libres) et financières (l’insolvabilité ne peut exister quel qu’en soit le prix !). Les conséquences en termes de démocratie ne sont pas négligeables. Si, en 2002, traitant des pouvoir politiques au sein de l’Union européenne, Jean-Paul Fitoussi[1] pouvait opposer les « gouvernements par la règle » aux gouvernements par des choix politiques démocratiquement approuvés, il semblerait aujourd’hui que plus un pays est enfoncé dans des périphéries éloignées des centres, subissant les asymétries de pouvoir qui en résultent, plus il lui devient impossible d’être gouverné par des choix voulus par ses citoyens, dès lors que ceux-ci transgressent ces règles. Le « politiquement correct » n’est plus une formule de politesse mais est devenu une norme impérative qui s’applique dans les Centres comme dans les Périphéries. Comment comprendre que l’exercice de la démocratie a pu être ainsi limité par l’apparition de tels « tabous » ?

Une réponse peut être cherchée dans le débat politique. L’expression favorite de Madame Thatcher, there is no alternative, n’était rien d’autre qu’une fin de non recevoir à toutes les contestations portées à une orthodoxie libérale. Cette pensée devient dominante en ce que, se jugeant seule à détenir une légitimité scientifique, elle discrédite toutes hétérodoxies. Pourtant sa supériorité « scientifique » est loin d’être fondée aussi bien au niveau de ses présupposés, qui peuvent être contestés, qu’à celui de ses résultats. Cela implique donc qu’il s’est produit depuis la toute fin des années 1970 une véritable « révolution libérale », c’est-à-dire l’essor d’une force politique porteuse de cette idéologie de la « pensée unique » et qui devient dominante. En cela, elle conduit un régime démocratique à fonctionner soit sous la forme d’un consensus établi autour de cette « pensée unique », ce qui est hautement improbable du fait des détresses sociales qui en résultent, soit sous une forme dévoyée où aucune opposition n’a de chance de prétendre à constituer une force d’alternance si elle ne se soumet aux impératifs de la « pensée unique » et où l’intérêt général ne peut plus se confondre avec les intérêts particuliers des groupes sociaux qui tirent profit des libertés économiques offertes par cette pensée. Dans ce second cas, les remèdes à cet amoindrissement des régimes démocratiques  se situent dans la refondation des droits à la différence politique des citoyens et des droits réels à l’existence d’une minorité politique face à l’absolutisme d’une majorité.

Une autre réponse peut être appréhendée dans les modes de fonctionnement interelié des appareils économiques et financiers qui constituent un des fondements de la mondialisation. La grande liberté accordée au déplacement des capitaux conduit à des marchés monétaires et financiers devenus instables du fait de leur réactivité et de l’ampleur des fonds qui les alimentent. Comme le répètent à l’envie les médias toute décision pouvant faire craindre en une diminution de la rentabilité de ces fonds sera payée chère, par des mouvements erratiques de capitaux et des fluctuations peu prévisibles des taux de change des monnaies, ayant une forte incidence sur l’activité économique. Il devient ainsi facile de distinguer la « bonne gouvernance » qui satisfait aux besoins de prévisibilité et de sécurité des marchés de la « mauvaise » qui produit l’inverse. Cette fragilité des appareils économiques et financiers n’est pas une fiction. L’éclatement de la crise financière en 2007-08 a montré par sa gravité ce qu’il en est des risques systémiques. Compte tenu de l’énormité de ces risques, les gouvernants, c’est-à-dire les différents pouvoirs exécutifs, sont astreints à une nouvelle discipline : être collectivement responsables de la bonne marche de l’ensemble de ces appareils économiques et financiers. Les  manquements à cette discipline ne relèvent pas de l’erreur : lorsque les pays de ces gouvernants se situent dans les périphéries, de mauvais choix peuvent les rendre coupables et, à ce titre, menacés d’être châtiés. Dans les Centres comme dans les Périphéries, les régimes démocratiques en arrivent alors à exercer pleinement leur choix pour la désignation des titulaires des pouvoirs mais les marges de manœuvre de ces derniers en matière de politiques économiques et sociales sont nécessairement restreintes. L’aspect le plus préoccupant de cette situation nouvelle ne tient pas dans la fragilité constatée de ces appareils économiques et financiers mais dans la dynamique en cours. L’ampleur croissante des capitaux en jeu a été constatée dès le début des années 2000 lors du krach des « nouvelles technologies ». La crise de 2007-08 l’a confirmée, laissant planer le doute sur la capacité des États, de leurs Banques centrales et des Institutions financières internationales à mobiliser les fonds suffisants pour stopper les processus d’effondrement des marchés. Cette fragilité croissante de notre « système économique mondialisé » tient sa source dans les plus complètes libertés accordées aux agents privés qui l’animent et dont il est espéré une sagesse suffisante pour en réguler spontanément le fonctionnement. Celle-ci a montré toutes ses limites lors de ces différentes crises, de telle sorte que l’action conjointe des Banques centrales, des Institutions financières et monétaires internationales et des pouvoirs publics des pays des Centres devenait indispensable pour maîtriser une machinerie économique et financière pouvant devenir incontrôlable, avec pour effet une démocratie amoindrie parce qu’amputée d’une partie non négligeable de ses pouvoirs. La restauration de régimes pleinement démocratiques passe alors par un élargissement des « marges de manœuvre » des pouvoirs exécutifs légitimement issus du choix des citoyens. Elle relève du rétablissement des pouvoirs du politique sur les machineries économiques et financières, donc de la recherche de régulations qui s’écartent du mythe des marchés autorégulés, sans omettre la reconnaissance des droits nécessaire à la réalisation d’une véritable démocratie économique.

Note:

[1] Jean-Paul Fitoussi, La règle et le choix. De la souveraineté économique en Europe, Seuil, Paris, 2002, cité par Noëlle Burgi, « La Grèce, miroir d’une crise politique majeure en Europe », GRESEA échos, n°85, mars-mai 2016.