Marc Troisvallets
L’objet de cette communication est de questionner et d’essayer d’éclairer certains aspects des contextes politiques, économiques et sociaux au sein desquels l’action humanitaire se déploie. Il ne s’agit pas de faire l’économie politique en tant que telle des ONG humanitaires, n’en étant pas un spécialiste, mais d’essayer de caractériser des éléments de contexte de leurs actions pouvant avoir une incidence sur leurs pratiques, sur la manière de les penser et de les faire évoluer.
Dans un espace restreint, il n’est guère envisageable de vouloir tout aborder, tout décrire. Beaucoup de spécificités locales et temporelles devraient être prises en compte, mais ceci peut faire l’objet de travaux ultérieurs. Au-delà des diversités de situation, la caractérisation même de ces contextes s’inscrit aussi dans des débats et des controverses intellectuels, épistémiques, philo-sophiques. Évoquer un environnement politique, économique et social, c’est aussi se référer à des représentations diverses et en concurrence et c’est aussi une dimension du contexte.
Pour tenir compte de cette gageure, un cheminement intellectuel peut être présenté basé autour de six grandes questions qui n’ont, bien entendu, pas de réponses toutes faites, mais qui cherchent à offrir des pistes pour approfondir les réflexions. Les deux premières portent sur des aspects plus épistémiques et philosophiques et les suivantes sur les aspects plus politiques, économiques et sociaux.
Aspects épistémiques
Question 1 – En quoi les activités de travail peuvent-elles servir de point de départ pour appréhender les environnements évoqués et l’action humanitaire ?
Il faut, bien entendu, préciser ce que peut désigner le terme « activités de travail » qui fait l’objet aussi de beaucoup d’interprétations hétérogènes. Pour partir d’une généralité, le monde tel que nous l’observons ou essayons de le percevoir s’est construit, se construit par les activités humaines, matérielles, mentales. En reprenant les travaux du philosophe Yves Schwartz, les activités de travail relèvent de l’ensemble de ces activités dans la mesure où elles s’inscrivent toutes dans un faire, un agir qui permet à l’humain de se construire individuellement et collectivement. Ceci ne se réduit donc pas au simple homo faber, ni au seul travail salarié. En ce sens, l’action humanitaire est une activité de travail par ses faire, ses agir.
D’autres précisions sont nécessaires pour souligner quelques implications éventuellement plus intéressantes que ce constat basique. Le travail, dans la perspective précédente, associe un faire dans l’immédiateté de l’action (un agir ici et maintenant) et des savoirs, une pensée, ensemble construisant un système de valeurs et de normes (pourquoi faire ? quels buts ? comment ? quelles procédures ?). Cependant l’apport de Schwartz est de mettre en évidence que la pensée ne se réduit pas à une dichotomie conception-réalisation. Si le faire renvoie à une pensée, à des normes, des valeurs préalables qui peuvent fonctionner comme des prescriptions, le faire même est aussi une pensée dans la mesure où l’agir se heurte à des résistances, des écueils non prévus. Les comportements s’ajustent, transforment les normes et réévaluent les valeurs.
En ce sens, l’action humanitaire comme activité de travail est confrontée à ses propres normes et valeurs et peut être amenée à s’interroger sur sa capacité à les faire évoluer et se transformer. Par exemple, le questionnement peut transparaître avec les interrogations sur la professionnalisation des activités et certaines formes de standardisation des agir ou avec le problème des conflits de normes et de valeurs entre ONG et bailleurs de fonds.
Ceci étant, une autre dimension mérite d’être évoquée. Dans une société, les faire, les agir ne sont pas uniformes et homogènes. Cette multi-plicité se retrouve dès lors au niveau des normes et des valeurs qui peuvent y être associées et de ce fait crée une hétérogénéité de celles-ci. Si une société peut être appréhendée comme un système hiérarchisé de normes et de valeurs (une culture dans l’optique de Dominique Lecourt[1]), celui-ci ne s’assimile pas à un ensemble homogène et uniforme. Il renvoie à des processus de convergence traversés d’antagonismes et de conflits, mais qui peut tendre à la formation d’un commun[2], non figé et toujours en devenir[3]. L’action humanitaire n’échappe pas à cette hétérogénéité du fait de la diversité des ONG selon leur dimension, leur origine et par là de leur agir (internationales, locales, du Nord, du Sud…).
De plus, leurs actions sont confrontées aux agir des autres composantes des sociétés humaines (l’environnement finalement), ceux des personnels politiques et administratifs nationaux et internationaux, ceux des forces économiques (firmes, banques…), ceux des forces sociales liées aux activités de production et autres groupes citoyens. La question de la convergence se démultiplie et ne peut pas simplement être ramenée au seul champ de l’action humanitaire (cela reviendrait implicitement à supposer qu’elle peut former un système de normes et de valeurs en soi et pour soi). Sa position pourrait relever d’un dilemme : n’est-elle qu’un rouage dans un devenir dans lequel elle est impliquée de manière plus ou moins consciente ou peut-elle contribuer à une autre forme de devenir, mais comment, avec qui, avec quelles médiations ? La diversité des organisations permet sans aucun doute de croiser de nombreuses postures. La nature de cette contribution conduit à une deuxième question.
Question 2 – L’humanitaire peut-il être une valeur ? Est-il un universel ?
C’est un vaste débat et il ne s’agit ici d’évoquer que quelques points. Une telle question est-elle aussi curieuse que cela ? Il pourrait sembler évident que la défense de l’humain est une optique très largement partagée (sauf pour certains transhumanistes). Les choses ne sont cependant pas aussi simples. Le terme est très généralisé, mais son sens, son interprétation s’inscrivent dans des agir et des contextes divers (son usage manipulatoire contribue à des critiques, mais ce n’est pas suffisant pour le disqualifier totalement). Comme universel, l’humanitaire est confronté à une interrogation plus délicate sur la nature même des universaux. Ceux-ci sont-ils des constructions atemporelles et aspatiales ? Ils ont en fait une histoire comme le met bien en évidence François Julien[4] et une histoire européenne. La projection sur le reste du monde de ces valeurs ne s’est pas faite sans heurts, aujourd’hui encore. Dans leur diversité les systèmes de normes et de valeurs se confrontent nécessairement à ceux de l’action humanitaire surtout s’ils restent eurocentriques.
Ceci étant, faut-il renoncer à la formation d’universaux mieux partagés (le relativisme culturel n’est pas forcément facteur de paix) ? Les problèmes de l’humanité se mondialisent et des tentatives de réponses strictement locales deviennent moins pertinentes. Néanmoins, la base des activités humaines, des agir ici et maintenant, reste dans un premier temps locale. L’action humanitaire en agissant en commun avec les populations pourrait participer à une convergence reconstruisant de nouvelles formes d’universaux. Si ce potentiel est envisageable, il reste soumis à beaucoup d’écueils. De plus, le problème s’inscrit dans deux grandes formes d’action humanitaire :
- des agir qui cherchent à soulager des souffrances dans l’urgence (catastrophes naturelles par exemple) dans un élan de solidarité internationale ;
- des agir confrontés à une récurrence et une certaine permanence de souffrances qui n’ont pas d’origine naturelle ce qui introduit une nouvelle dimension dans l’action, la durée, avec des implantations, des modes opératoires et des articulations locales différents.
Le mode d’insertion de l’action humanitaire dans la société concernée n’est pas de même nature et dans le second cas, elle est confrontée aussi aux forces qui contribuent à une non satisfaction des besoins et aux forces qui pourraient chercher une transformation de la société, un nouveau devenir. L’affichage d’une neutralité, bien compréhensible, ne crée-t-elle pas pour autant des ambiguïtés dans la mesure où l’origine des problèmes est éminemment économique et politique ?
Aspects politiques, économiques et sociaux
Le problème de l’inscription des actions dans la durée signifie que la situation de certaines fractions des populations en particulier au Sud ne s’améliore pas (cela ne veut pas dire que le Nord est épargné). D’une manière générale, cette question renvoie aux débats sur le développement et le sous-développement qui ne peuvent pas être repris en tant que tel ici, mais c’est une trame sous-jacente pour essayer de caractériser cet environnement.
Partons d’une idée très répandue aujourd’hui et assez simple au départ, les problèmes des populations du Sud (la place ne permet pas de nuancer pays par pays) ont pour origine principale la pauvreté et les inégalités sociales qui seraient d’ailleurs un facteur aggravant en cas de catastrophes naturelles et présent aussi dans les conflits armés. Ces phénomènes se manifestent principalement par des difficultés d’accès à un travail et à un revenu décents, d’accès aux soins, à l’éducation et à l’alimentation. Si ce point de départ fait à peu près consensus, son interprétation est plus controversée.
Question 3 – La pauvreté et les inégalités ont-elles une origine politique ?
Depuis un certain nombre d’années est mis en avant le thème d’un manque de démocratie dans un certain nombre de pays[5]. L’exemple de l’Afrique serait parlant avec un paradoxe entre une abondance de richesses naturelles, une croissance économique qui a été soutenue (mais son contenu n’est guère interrogé) et une pauvreté persistante[6]. Celle-ci serait alors due à une mauvaise re-distribution liée à des personnels politiques et administratifs corrompus, à des régimes auto-ritaires et répressifs empêchant les populations d’accéder à ces richesses. Ce genre de situation est bien entendu observable, mais il faut aussi se demander par quels processus elles ont pu se former. Avant d’examiner ce point, un autre paradoxe mérite d’être présenté lié à la question, de quelle démocratie parle-t-on ?
Si certains s’alarment de l’affaiblissement de certains États (ce qui limiterait leurs capacités à assumer leurs responsabilités vis-à-vis de leur population ou qui les conduirait à adopter des pratiques de détournement), d’autres, dans l’ambiance intellectuelle néolibérale actuelle, semblent s’en féliciter. Dans cette ligne, une représentation particulière de la démocratie se dessine fondée sur une articulation entre le marché (mais de quoi s’agit-il ? la main invisible ?) et la société civile. Le marché aurait pour fonction d’orienter la production et la redistribution des richesses (que l’État détourne) et la société civile devrait représenter les individus à travers diverses organisations censées pouvoir orienter les choix, mais lesquels et avec quels pouvoirs ? Dans ce cas, une convergence spontanée serait assurée par la seule médiation de ces deux instances.
Finalement, une démocratie sans État ressort de ce type de thèse (vieil idéal libéral), mais sans doute aussi de manière plus pragmatique et, pour reprendre le mot de Samir Amin, une démocratie sans choix qui masque les pouvoirs de marché réels des firmes[7]. Quant à la société civile, une valorisation béate masque aussi une atomisation des organisations existantes et dès lors des revendications exprimées par les populations rendant plus aisée leur non satisfaction. Finalement l’échec de l’État, les détournements, la corruption sont présupposés et non analysés.
Il est possible d’avancer que ce type de représentation peut trouver une source dans un écart entre le libéralisme politique qui s’appuie malgré tout sur l’État de droit et un libéralisme économique qui cherche à l’évacuer et/ou le contourner. Le problème politique peut trouver son origine dans les facteurs économiques.
Question 4 – En quoi le facteur politique est-il façonné par les facteurs économiques et sociaux ?
Ces trois dimensions ne peuvent guère être isolées les unes des autres. Des éléments d’articulation ont aussi à être replacés dans un temps historique, car les configurations ont évolué et ont été altérées.
L’exemple de l’Afrique offre un point d’appui pour illustrer ce point à très grands traits (même si des processus similaires, quoique parfois différents, apparaissent dans d’autres régions du monde et sans les nuances d’un pays à l’autre). Le rôle du politique a pris un nouveau tournant à partir des mouvements d’indépendance et de décolonisation. Des politiques actives de développement ont été mises en œuvre dans tout un ensemble de pays qui, malgré leurs insuffisances, leurs contradictions et les luttes intestines (entre tendances interventionnistes ou plus libérales) qu’elles ont pu susciter, ont produit un certain nombre de résultats positifs[8] et des espoirs quant à l’amélioration du sort des populations. Des sociétés nationales ont été créées, des services publics étendus, le salariat s’est accru.
Cependant, à partir de la fin des années 1970, les contradictions internes, les pressions extérieures, le mode d’insertion internationale, qui pèse sur les plans de développement, conduisent à un accroissement des endettements extérieurs publics. Cet endettement n’est pas toujours catastrophique s’il est mis en regard avec les programmes d’investissement, mais l’émanci-pation du Sud n’est peut-être pas réellement à l’ordre du jour au Nord. Les nouveaux besoins de financement sont alors mis en cause en particulier via le biais du FMI et de la Banque mondiale, l’endettement public étant considéré comme excessif. Des plans d’ajustement structurel sont alors imposés avec une gamme de mesures bien connues, privatisations, réductions des dépenses publiques pour les services et donc diminution de la place de l’État (les dettes privées du Nord ne semblant pas avoir le même statut). L’affaiblissement de l’État s’organise et le virage néolibéral encore plus explicite des années 1990 a accentué le mouvement. Ceci a produit des conséquences diverses.
Des économistes africains comme T. Mkandawire[9] considèrent que les aspects répressifs et autoritaires de certains régimes y trouvent une explication dans la mesure où il a fallu imposer aux populations ces plans et réduire leurs protestations.
Les privatisations n’ont guère favorisé le développement de bourgeoisies nationales, au contraire les firmes étrangères se sont réimplantées (directement ou indirectement), mais dans un nombre limité de secteurs.
Les bourgeoisies locales ont pu prendre une tournure compradore et bureaucratique, dans l’optique de Samir Amin, tirant leurs intérêts et bénéfices des retombées d’activités extraverties et par là participant aux fuites de capitaux. Pour l’Afrique, les sorties illicites de capitaux sont devenues supérieures aux entrées d’investis-sements directs étrangers et de l’aide publique au développement[10]. Dans ce cadre, la corruption ne relève pas d’un fait de nature ou d’une dérive culturelle.
En termes d’emplois, une forte dualisation se développe dans les activités de production entre un secteur dit formel (emplois déclarés) et un secteur dit informel (non déclaré, indépendant) qui se caractérise par des micro-unités de production associées à des populations jeunes, une forte précarité, pauvreté, un manque d’accès à des entrants de base (électricité, eau, locaux)[11]. C’est un secteur qui s’étend dans la mesure où les investissements étrangers ne contribuent guère à la formation d’emplois formels dont le besoin peut s’accentuer du fait de la croissance démographique et de l’exode rural. Des firmes sont aussi tentées de l’utiliser et par là échapper à des taxes via de la sous-traitance quasi individuelle (qui n’est pas sans rappeler l’auto-entreprenariat au Nord).
Au total, des facteurs de reproduction et d’extension de la pauvreté et des inégalités se sont mis en place. L’esprit d’entreprise, si souvent valorisé, n’a dans ces conditions guère de chance d’éclore et, surtout, les échelles de production.
L’affaiblissement des États peut alors mieux se comprendre. En acceptant de se couler dans cette orientation politique particulière, un certain nombre de gouvernements se retrouvent piégés par une réduction des bases fiscales. Le financement de programmes d’investissement et des services publics en pâtit. L’appel à des financements privés pour la santé, l’éducation, l’eau, l’électricité, les infrastructures s’accroît. Des pressions extérieures s’accentuent via par exemple des accords multilatéraux de libre-échange qui stipulent l’interdiction pour un État de prendre des mesures allant à l’encontre des intérêts (profits) des firmes du Nord (y compris dans le domaine envi-ronnemental)[12]. Des FTN de la semence cherche à imposer aux États africains des mesures interdisant aux paysans de produire leurs propres semences (action menée aussi au niveau de l’Union européenne[13]). Les marges de manœuvre des États sont alors réduites et la tentation d’utiliser et d’exploiter les ressources naturelles (mines, forêts, gaz, pétrole, cession de terres…), pour donner l’illusion d’une croissance économique ne profitant effectivement pas à l’ensemble de la population mais surtout aux intérêts du Nord (et autres comme la Chine), semble s’être généralisée. Les conséquences sociales peuvent en être catastrophiques au point même que les derniers travaux du PNUD ou de la CNUCED les conduisent à préconiser des politiques et des États plus développementalistes. Un certain parallèle serait alors envisageable entre la malédiction des matières premières et la malédiction de l’as-sistanat.
Question 5 – Quelles alternatives ? Quelles actions ?
Ceci constitue un vaste programme et là encore, il ne s’agit ici que d’évoquer quelques pistes de réflexion.
Dans une optique plus strictement politique, suffirait-il de changer de personnels politiques, en quelque sorte des vertueux contre des corrompus ? Ce n’est peut-être pas à négliger, mais cela est très insuffisant dans la mesure où il est possible de considérer que les comportements sont aussi le produit d’effets de structure. Les critiques adressables à certaines élites actuelles peuvent très bien resurgir après une alternance politique (les contradictions actuelles de gouvernements classés à gauche en Amérique Latine en sont une illustration).
Dès lors, si un simple deus ex machina est insuffisant, sur quoi faudrait-il s’appuyer pour orienter un autre devenir ? Dans le cadre du capitalisme en particulier, une amélioration du sort des populations est rarement octroyée. C’est le plus souvent le résultat de mouvements sociaux revendicatifs au sein desquels quelques figures emblématiques peuvent émerger, mais dont le statut dépend de la force sous-jacente du mouvement. Pour le dire autrement, un mouvement social ne se décrète pas. Pour faire vite, quelques remarques sont possibles.
Un mouvement social se forme en cristallisant des ressentis, sans doute d’injustice, divers et variés ce qui suppose différents niveaux de médiations rendant possible une convergence pour créer un rapport de force. Encore une fois, il ne s’agit pas ici de considérer que cela relève de processus d’uniformatisation ou d’homo-généisation des normes et des valeurs. La multiplicité des activités humaines, des conditions de travail et de vie rend illusoire une telle situation, mais des socles communs peuvent se construire.
En termes de médiation, l’État est une composante importante, mais, selon la conception que l’on en a, il n’apparaît guère comme une entité neutre au-dessus de la mêlée. Les personnels politiques et administratifs sont aussi des composantes des forces sociales et économiques. Ceci étant, ce cadre reste encore aujourd’hui central dans la mesure où il constitue le siège de lois contraignantes (ce qui n’est pas encore le cas de divers droits internationaux, de l’homme, humanitaire, du travail, du développement), la responsabilité sociale des entreprises est aussi de l’ordre de l’incitation.
D’autres composantes méritent d’être prises comme en compte comme les organisations syndicales de salarié(e)s, mais aussi patronales, les associations de citoyens[14] (le développement des activités informelles en font des acteurs effectifs). Les actions revendicatives se sont développées en Afrique reprenant le thème d’un travail décent ce qui suppose principalement une amélioration des rémunérations, des conditions de travail, la mise en œuvre d’une protection sociale[15]. Néanmoins, la répression antisyndicale reste très vivace et les résultats positifs assez rares.
L’exemple du Burkina Faso constitue un exemple, a contrario, intéressant. Un mouvement s’est structuré depuis plus de dix ans conduisant d’un point de vue politique au départ de Blaise Comparoé, à la mise en échec du putsch militaire de 2015 et au refus des compromis douteux sur l’avenir du général instigateur du projet. Il est manifeste que le rôle des organisations syndicales de travailleur(e)s a été déterminant. Certes, les organisations syndicales ont eu des itinéraires ambigus après les indépendances. Souvent fer de lance dans les processus de décolonisation, elles ont souvent été ensuite institutionnalisées, instrumentalisées y compris dans les virages néolibéraux. Depuis quelques années, des refondations se font jour avec de nouvelles fédérations plus autonomes qui, comme au Burkina, ont cherché à travailler des formes d’unité d’action élargie aux organisations émergeant des secteurs informels. Ceci a dû demander beaucoup de médiations intermédiaires, de débats, mais le résultat a été la constitution d’une coordination nationale contre la pauvreté et la corruption avec une plate-forme revendicative soumise au gouvernement transitoire qui l’a plus ou moins appréciée. Cette plate-forme peut servir de boussole aux actions diverses et de grille de lecture des mesures prises par le gouvernement. Cette expérience permet de souligner que les organisations syndicales au-delà de leurs contradictions, mais du fait de leur ancrage dans les activités de travail, conservent une capacité d’expertise et d’action rendant possible une certaine convergence des problèmes et des mouvements locaux vers un rapport de force plus national[16]. Le débouché politique n’est pas encore là, l’histoire n’est pas finie.
Conclusion
Question 6 – Où situer l’humanitaire
Traditionnellement l’action humanitaire a eu pour motif de développer une solidarité internationale vis-à-vis de problèmes princi-palement de santé, de nutrition, d’abris liés à des guerres, à des catastrophes naturelles. Si les motivations peuvent apparaître aujourd’hui similaires, elles sont malgré tout confrontées à des origines de souffrances différentes du fait des transformations des contextes politiques, économiques et sociaux. Après la seconde guerre mondiale, avec les mouvements d’indépendances des politiques de développement, certes hétérogènes et plus ou moins heureuses, ont pu contribuer à une certaine amélioration du sort des populations, mais de nouvelles dégradations ont refait surface liées à des réorientation de politique économique, de nouveaux rapports de force internationaux, de la prégnance de représentations libérales quant à la place des firmes, des États, des rapports sociaux. Même les conflits armés ont changé de forme.
Dès lors, la diversité des origines des souffrances et/ou la prise de conscience de celles-ci (souvent à travers des actions de terrain) peut conduire à brouiller les frontières entre un humanitaire urgentiste et un humanitaire confronté à la question du développement du fait d’une permanence des problèmes en lien avec ce contexte économique et social. Cette question a fait d’ailleurs l’objet de nombreux échanges au cours de la première édition des États généraux de l’Action Humanitaire à Annemasse en novembre 2014. De ce fait, les agir en sont perturbés. Les motifs d’action sont manifestement déstabilisés par une réévaluation des objectifs et des modalités opératoires. Ils sont pris dans de nouveaux débats de normes et de valeurs, dans des oppositions politiques, mais l’humanitaire peut-il être un élément de réponse en tant que tel ? Pour le dire autrement, l’humanitaire n’a sans doute pas vocation à être porteur d’une politique de développement.
Le dilemme est peut-être plus aigu pour les ONG internationales dans la mesure où elles interviennent dans des espaces politiques nationaux où leur légitimité est parfois contestée soit au nom d’une ingérence, soit au nom d’un néo-colonialisme, soit comme pis-aller par rapport aux manques de services publics évitant ainsi des contestations sociales. Le cheminement est délicat. Le soutien, l’accompagnement prudent d’orga-nisations locales qui, elles, peuvent prétendre à un rôle tendant à infléchir des politiques nationales est sans doute une voie, mais faite aussi d’écueils dans la mesure où le monde de l’humanitaire apparaît très hétérogène politiquement et idéologiquement.
Notes:
[1] Dominique Lecourt, Georges Canguilhem, PUF, Paris, 2008.
[2] Pour une analyse des différences entre homogène, uniforme, commun, voir François Julien, De l’universel, de l’uniforme, du commun et du dialogue entre les cultures, Fayard, 2008.
[3] Cf. Georges Canguilhem pour des réflexions plus détaillées, par exemple : « La société a donc toujours à résoudre un problème sans solution, celui de la convergence des solutions parallèles », Le normal et le pathologique, 3ème éd., P.U.F., Paris, 1975.
[4] François Julien, opus cité.
[5] Cf. par exemple, Boutros BOUTROS-GHALI et alii, L’interaction démocratie et développement, Unesco, 2003.
[6] Cf. Informations et Commentaires, n°171, avril – juin 2015.
[7] Sans parler du vieux problème technique de l’impossibilité d’agréger les préférences individuelles.
[8] Cf. pour un panorama de positions d’auteurs du Sud, Demba Moussa Dembélé, Contribution à la déconstruction des théories conventionnelles sur le développement de l’Afrique, L’Harmattan, Paris, 2015.
[9] In Demba Moussa Dembélé, opus cité.
[10] BAfD, OCDE, PNUD, Perspectives économiques en Afrique, 2015 : « Les flux financiers illicites s’appuient sur des pratiques telles que l’évasion fiscale (y compris les fausses factures et les prix de transfert abusifs), le blanchiment d’argent, les pots-de-vin versés par des multinationales ou l’abus de pouvoir d’agents publics.[…] Les fonds financiers internationaux (FFI) captent des capitaux qui pourraient être investis dans des services sociaux et publics de base cruellement indispensables. Ils affaiblissent aussi les systèmes financiers africains et sapent les structures de l’État », p.76-77.
[11] Cf. Marc Troisvallets, « Les activités de travail en Afrique : non développement et luttes sociales », Informations et Commentaires, n°171, avril – juin 2015.
[12] Cf. Joseph Stiglitz, « Sous couvert d’accords commerciaux multilatéraux, des clauses protégeant les grandes entreprises contre des législations nationales sont introduites. Elles peuvent être légitimes, mais doivent être transparentes », Les Échos, 20/05/2015.
[13]« Les paysans, otages des semenciers industriels », Le Monde, 3/08/2012.
[14] L’attribution du prix Nobel de la paix à des organisations tunisiennes de ce type en 2015 montre l’importance de ces organisations, en dehors d’une analyse plus fine de ce choix.
[15] BAfD, OCDE, PNUD, Perspectives économiques en Afrique, 2015.
[16] Il semble aussi que les Burkinabé soient moins sensibles aux discours ethniques qui tendent attiser les divisions.