Nicolas Merveille[1]
Introduction
Voilà maintenant onze ans que je circule fréquemment dans les Callejon de Huaylas y Callejon de Conchucos dans la région d’Ancash au Pérou. Résidant dans la ville de Huaraz à partir de mai 2003, la capitale régionale d’Ancash, où j’entamais mon ethnographie institutionnelle d’une ONG environnementaliste, je ne migrais à Lima qu’au début de l’année 2007 pour finalement ne plus la quitter. Je saisissais cette opportunité, celle d’être en contact permanent avec mon terrain, pour amorcer un travail de recherche qui s’inscrivait dans le long terme. Le passage étant la signature même de la temporalité, je décidais de me faire le témoin du devenir Huaracino en narrant ce qui surviendrait à l’échelle de la région Ancash.
Cette idée m’était venue en découvrant[2] le surprenant projet artistique OPALKA 1965/1 de Roman Opalka sur le thème de la temporalité où il matérialisait subtilement la différence entre le temps comme principe et le devenir en tant que phénomène temporel.
« Le temps de la nature en soi s’avère inconnaissable. Aucun des cinq sens ne nous livre le temps comme tel : nous voyons, entendons, humons, touchons, goûtons dans le temps, mais non le temps. Nous ne sentons que les effets du temps[3] ».
Comme l’explique Henri Bergson, la fonction du temps ce n’est pas de passer mais de faire passer la réalité. Le temps a comme fonction principale de produire de la durée[4], c’est-à-dire de faire en sorte que chaque instant présent soit remplacé par un nouvel instant présent. Ce renouvellement du présent c’est le temps qui le fait et cela permet que tout ne se passe pas d’un seul tenant :
« Pourquoi la réalité se déploie-t-elle ? Comment n’est-elle pas déployée ? À quoi sert le temps ? (Je parle du temps réel, concret, et non pas de ce temps abstrait qui n’est qu’une quatrième dimension de l’espace). Tel fut jadis le point de départ de mes réflexions. Il y a quelque cinquante ans, j’étais fort attaché à la philosophie de Spencer. Je m’aperçus, un beau jour, que le temps n’y servait à rien, qu’il ne faisait rien. Or, ce qui ne fait rien n’est rien. Pourtant, me disais-je, le temps est quelque chose. Donc il agit. Que peut-il bien faire ? Le simple bon sens répondait : le temps est ce qui empêche que tout soit donné d’un coup. Il retarde, ou plutôt il est retardement. Il doit donc être élaboration. Ne serait-il pas alors véhicule de création et de choix ? L’existence du temps ne prouverait-elle pas qu’il y a indétermination dans les choses ? Le temps ne serait-il pas cette indétermination même ?[5] ».
Nous prétendons que la seule chose dans l’univers qui échappe au devenir, c’est le temps. Le temps n’évolue pas. Il fait toujours la même chose.
Mon enquête s’orientait donc sur la description des modes de passage de l’instant. J’ambitionnais également d’analyser les conditions dans lesquelles se donnent les « franchissements » d’un instant (t) à un nouvel instant (t’). « Le nœud est une métaphore susceptible de rendre compte de ce qui s’est formalisé au moment « t » et peut se délier ou se dénouer dans l’instant suivant[6] ».
Pour paraphraser Ilya Prigogine : « Pour Bergson le temps est invention ou il n’est rien du tout[7] ». Henri Bergson dans son article « Le possible et le réel », rédigé en 1930, y décrivait le temps comme « un jaillissement effectif de nouveauté imprévisible ».
C’est cette proposition du temps créateur que j’exploiterai dans la première partie de mon développement afin d’interroger l’usage du terme “impact” au profit d’une approche par la contagion.
J’en profiterai pour exposer mon modèle de “boucle d’inviabilité” que j’appliquerai au contexte écosociologique[8] de la région de Madre de dios au Pérou. Souhaitant que ce modèle puisse aider à l’évaluation des incidences sociales générées par le patron néo extractiviste qui se systématise à tous les territoires de la région Andine[9].
La deuxième section du texte sera consacrée à une brève présentation de la logique de contrôle et de la maîtrise de l’impact mise en œuvre par les pouvoirs publics. Ce sera l’occasion pour moi de dresser un bilan de la situation contemporaine de la production de connaissance en Sciences sociales sur les évolutions des dynamiques territoriales au Pérou.
Je terminerai mon propos en questionnant les orientations du monde universitaire péruvien qui ne participe plus, de mon point de vue, qu’à l’expansion des frontières du capital.
La contagion et l’interdépendance, une autre façon d’appréhender l’incidence des activités extractives
En région Ancash, l’année 1999 fut marquée par le lancement des opérations d’exploitation du site minier de la compagnie minière Antamina. Pour ma part, j’enquêtais, dès le premier semestre 2003, sur les relations qu’entretenaient les organisations privées à finalité non lucrative avec cette compagnie. Je décrivais alors la tentative d’institutionnalisation de la médiation visant à « adoucir » les tensions entre une pluralité d’intérêts divergents[10]. Quatre ans plus tard, je publiais une première ébauche de l’évolution des dynamiques territoriales de la région Ancash. Cette ethnographie m’incitait, inévitablement, à comparer les études de prospectives liées au mégaprojet de la compagnie Antamina avec la réalité actuelle[11]. C’est sur la base de ce travail que je formulais la question que j’entends explorer dans ces lignes : Pourquoi les institutions, pris dans le sens large, usent et abusent du terme d’impact ?
Cette question n’est pas anodine. Les lignes qui suivent l’expliciteront. Procédons à un nettoyage de la situation verbale selon la formule de Paul Valéry. Lorsque nous convoquons le terme impact, nous invitons la Science physique à gouverner la logique argumentative.
Par le biais de l’impact nous entrons de plein pied dans le périmètre de la Science physique. Pas n’importe quelle physique d’ailleurs. Celle de Newton où règne la prévisibilité. Ici, l’impact est pensé et représenté en un système clos : « Je veux bien, encore une fois, que les états futurs d’un système clos de points matériels soient calculables, et par conséquent visibles dans son état présent. Mais je le répète, ce système est extrait ou abstrait d’un tout qui comprend, outre la matière inerte et inorganisée, l’organisation[12] ».
Le « tour de force » de l’idée d’impact est de rendre imperceptible l’indétermination, une propriété pourtant fondamentale de l’auto-organisation[13]. Il rend caduc la notion d’incertitude puisqu’il implique que toutes les variables (ainsi que leurs dynamiques d’interaction) soient connues et que la trajectoire du système soit calculable. Autrement dit, tout est déterminé et déterminable.
Les images des sites d’extraction, qui dévoilent des structures pharaoniques, sont là, paradoxalement, pour rassurer le lecteur ; pour témoigner d’une parfaite maîtrise des aménagements qui sont des monstres maîtrisés et totalement maîtrisables. Nous avons tous en tête l’exemple de la mine à ciel ouvert où un système de gigantesques terrasses permet aux engins de la marque Caterpillar de s’enfoncer dans les entrailles de la croûte terrestre. On ne doute jamais, le temps de la lecture d’une étude d’impact, de l’expertise des ingénieurs qui ont réussi l’exploit d’évacuer la moindre incertitude. N’oublions pas que le certain, c’est le totem du scientisme.
Ici, l’impact n’est conçu qu’en terme linéaire. Pour faciliter l’appropriation de ma démonstration, j’utiliserai la métaphore du jeu de billard[14]. La première étape de l’étude d’impact consiste à agencer l’univers en homogénéisant des portions d’espace, des bouts d’artefact et en regroupant des entités d’apparences homogènes sous un même intitulé. On répétera cette opération jusqu’à ce que l’ensemble des éléments du monde finissent par respecter les coutures du motif préétabli par le naturalisme[15].
Grâce à ce procédé on obtient un tapis de jeu (la zone d’influence du projet), une grande quantité de boules (des acteurs et des secteurs) que l’on distinguera par un jeu de couleurs mais dont la taille et la densité seront constantes. Interdiction d’aborder la question du pouvoir dans la pseudo-neutralité[16] des instruments méthodologiques !
Le mégaprojet, vous l’aurez compris, fait office de canne. C’est lui qui anime le jeu, c’est le moteur. Plus précisément, c’est lui qui met en œuvre la tactique et qui décide du dénouement de la partie : la trajectoire des boules, la séquence des chocs, l’intensité des collisions, la durée du jeu. Le maniement de la canne permet à l’inanimé d’entrer en mouvement (on pourrait écrire qu’il prend vie) grâce à l’énergie distribuée dans le système. C’est pourquoi, généralement, la phase de « diagnostique » d’une situation d’avant-mégaprojet ne réclame, selon cette logique, que quelques mois. On ne s’étonnera donc guère à la lecture du rendu de ces phases exploratrices de l’absence d’une quelconque compréhension des dynamiques territoriales.
Une fois la partie lancée, les premiers commentaires des spectateurs ne se font point attendre. Rapidement, la métaphore du jeu de billard glisse vers la dure réalité du jeu de bowling où les joueurs y sont dépeints comme des éléphants dans un jeu de quille[17].
Pour sortir de cette ornière je souscris à l’idée de dissoudre le concept d’impact (une approche trop mécaniste du monde) dans une vision biologique (une approche unificatrice). Que l’on s’entende, il n’est pas question pour moi d’appliquer les lois biologiques aux phénomènes sociaux que je tente de comprendre.
« Si je ne me trompe, il y a là une analogie des plus suivies et des plus frappantes, qui peut se substituer avantageusement à la comparaison répétée à satiété, mais si artificielles et si forcées dans le détail, des sociétés avec les organismes. Ce n’est pas à un organisme que ressemble une société, et qu’elle tend à ressembler de plus en plus à mesure qu’elle se civilise ; c’est bien plutôt à cet organe singulier qui se nomme un cerveau ; et voilà pourquoi la Science sociale, comme la Psychologie, n’est que la logique appliquée. La société est en somme, ou devient chaque jour, uniquement un grand cerveau collectif dont les petits cerveaux individuels sont les cellules[18] ».
Je ne fais que m’inspirer des représentations de biologistes, plutôt que de celles de Newton, au travers de ce qu’ils comprennent à propos des phénomènes de la vie. À ce titre, les apports de Whitehead sont essentiels pour formaliser ma proposition :
« Pour Whitehead, les parties ne composent pas le tout sans que le tout n’infecte les parties. En d’autres termes, l’identité, ou le mode endurant de structuration, du tout et des parties sont strictement contemporains. C’est pourquoi on peut utiliser le terme « infection », tant pour désigner les rapports entre tout et parties que pour décrire les relations de l’organisme vivant avec son environnement[19] ».
Autrement dit, ce n’est pas tant que « ça cogne », que « ça frappe », que « ça frôle », que « ça touche », que « ça emboutit », que « ça se télescope », que « ça tamponne », que « ça se carambole » ou que « ça ricoche » ; non rien de tout cela !
C’est plutôt que « ça contamine », que « ça infecte », que « ça envenime », que « ça souille », que « ça mute » et le pire, c’est souvent irréversible. La logique à l’œuvre dans la réalisation d’un mégaprojet est celle de la contagion où le principe d’interdépendance reprend ses droits sur la notion de force. Ici, les phénomènes à analyser font la part belle au surgissement, à l’émergence, à la mutation, à la disparition[20]. Un temps créateur en somme qui fait place à l’indétermination et au hasard.
En travaillant depuis cette hypothèse, ce qui surgit c’est l’enchevêtrement des pratiques illicites dans les secteurs licites[21] ; ce qui émerge ce sont des logiques de prédations poussées à leurs paroxysmes[22] ; ce qui se forme ce sont des boucles d’inviabilité à toutes les échelles des territoires[23].
La boucle d’inviabilité ?
Je la définirai comme une situation qualifiée de non viable à des échelles de temps distincts (court, moyen et long terme) qui se répète invariablement et dont il est malaisé d’inverser la tendance.
La pratique informelle et illégale de l’orpaillage dans la région de Madre de dios au Pérou est une situation que je caractériserai de boucle d’inviabilité. La tragédie de l’accès libre[24] rend intelligible la catastrophe écologique de la région Madre de dios, cependant il faut poursuivre l’effort du travail d’enquête dans les écoles primaires et secondaires de la ville de Puerto Maldonado pour mettre le doigt sur les liaisons dangereuses entre l’activité d’orpaillage et la qualité éducative de la ville de Puerto Maldonado. L’identification d’une boucle réclame une enquête de long terme, elle implique d’avoir pris préalablement le temps de naviguer au cœur d’une pluralité d’horizons disciplinaires et de syntaxes du monde pour tenter de connecter, articuler puis s’approprier des concepts pour finalement les traduire et les faire dialoguer dans une diversité de communautés de pratique.
Un enfant[25] dont les parents pratiquent l’activité d’orpaillage dans le pourtour de la ville de Puerto Maldonado va rejoindre sa famille sur un campement de fortune pour y travailler la fin de semaine. Le lundi matin, de retour à Puerto Maldonado, il négociera ses pépites d’or entre 1000,00 et 1500,00 nuevo soles. Cet argent[26] lui permettra de passer une confortable semaine sans avoir à se soucier du contrôle parental puisqu’il partage son quotidien avec ses frères et sœurs qui sont âgés comme lui de moins de 18 ans. Les phénomènes d’alcoolémie, de consommation de drogues dures et de pornographie infantile sont de plus en plus problématiques pour les enseignants du primaire et du secondaire qui ne savent comment affronter ces nouveaux défis.
Selon quatre directeurs d’écoles primaires et secondaires que j’ai interviewés dans des zones périurbaines de Puerto Maldonado, 75 % de leurs élèves vivent dans un contexte d’abandon du domicile familial par les parents. Dans certaines classes près de 90 % des enfants (classes de 35 élèves) sont seuls du lundi au vendredi soir et cela durant toute la période scolaire. Les adultes se rendent à l’école juste avant la période de Noël pour signer les documents administratifs et récupérer les bulletins de note.
Récapitulons. L’école primaire compte 6 niveaux et l’école secondaire en possède 5. Onze niveaux au total. Chaque niveau peut compter jusqu’à quatre classes différentes. Pour ne pas forcer le trait je comptabiliserai la population d’un établissement scolaire de taille moyenne de Puerto Maldonado soit 450 élèves.
Faisons donc rapidement le calcul. 450 élèves dans 4 établissements (primaire et secondaire) est égal à 1800 enfants. En reprenant le pourcentage moyen mentionné par les responsables de ces structures éducatives on obtient un nombre[27] de 1350 enfants de quatre collèges qui vivent du lundi au vendredi soir sans la présence d’adultes dans la ville de Puerto Maldonado. Je vous laisse imaginer ce qui se prépare…
L’éducation et l’écologie sont des vecteurs qui participent à la création de boucles qui, selon les situations, façonnent de la viabilité ou son contraire. Dans le cas présent, c’est effectivement le devenir qui semble déjà compromis.
Que nous dit le monde universitaire sur ces boucles d’inviabilité ?
Malheureusement, pas grand-chose. À l’échelle des individus, il y a bien quelques enseignants qui malgré la surcharge des enseignements qui caractérise le milieu académique péruvien reviennent de leurs enquêtes de terrains avec des valises chargées de matériaux lesquels les aideront à identifier une portion de boucle. Cependant, l’institution universitaire péruvienne a délaissé depuis bien longtemps la pratique de la recherche scientifique et technique. La connaissance sur les dynamiques sociales aux différentes échelles des territoires est produite ailleurs. C’est ce que nous aborderons dans cette seconde partie du développement.
Brève présentation de la logique de contrôle et de la maîtrise de l’impact mise en œuvre par les pouvoirs publics
Pour « mitiger » l’impact et faire face aux situations de boucle d’inviabilité, les autorités publiques ont constitué un cadre juridique à partir de 2008, l’année de la date de la création du Ministère de l’Environnement du Pérou.
Dès 2010, le Ministère de l’Environnement échafaude une série de lois sur la régulation des accès et des usages aux ressources renouvelables et non renouvelables. À l’époque, l’objectif affiché du Ministère est d’encadrer juridiquement les activités extractives par le biais d’études d’impacts. Rappelons que le Ministre ainsi que les équipes techniques venaient des ONGs de conservation ainsi que du monde académique (Université Nationale Agraire La Molina, Université Majeure Nationale San Marco). On nous promettait une révolution sectorielle. Cependant, il est de notoriété publique que le budget de ce Ministère n’a jamais été à la hauteur des défis qu’il doit pourtant affronter. Microstructure au sein de l’État, le Ministre de l’Environnement subit quotidiennement et publiquement les pressions des Ministères des Finances, de l’Énergie et des Mines, des Relations Extérieures, qui luttent systématiquement contre les avancées du droit environnemental.
Sans grande surprise, la Commission permanente du Congrès approuvait le 3 juillet 2014 la Loi 30 230 qui annule les procédures d’évaluation d’impacts (instaurée depuis trois ans) en simplifiant l’obtention des autorisations d’extraction des ressources naturelles. Celle-ci fut adoptée dans l’optique de promouvoir et dynamiser l’investissement dans le pays. En réalité, ce qui s’est décidé dans les coulisses du pouvoir c’est la volonté de « détricoter » la normativité environnementale formulée depuis 2010.
L’arrivée d’Ollanta Humala à la tête de l’exécutif a entériné le modèle néo-extractiviste (une démarche politique qui vise à donner la priorité au secteur primaire sur le reste de la structure économique nationale). Comme ses homologues latinos de « la gauche progressiste », il a fait le pari de tirer artificiellement la croissance économique en dilapidant le devenir des territoires. Surfant en 2012 sur une vague de désenchantement social qui était le produit du mal développement, il a tourné radicalement le dos à son électorat, une fois qu’il était élu, afin de poursuivre la politique économique initiée par Alberto Fujimori et pilotée par l’administration de Washington au milieu des années 90.
L’effort de régulation concernant les activités extractives ne s’est toutefois pas accompagné d’un investissement public dans la recherche scientifique et technique afin de renseigner l’actualité des dynamiques sociales du Pérou.
Suite au démantèlement de l’Institut National de Planification voulu par Albert Fujimori en 1992, nous assistions à l’abandon progressif par les organismes publics péruviens des activités de recherche sur les réalités sociales du pays. Ce qui nous a conduits à une situation contemporaine plutôt préoccupante puisque les territoires ne sont pensés que par et pour les entreprises afin d’optimiser leurs gains et renforcer leurs capacités d’appropriation.
L’apparition de procédures administratives, chaque fois plus absconses, pour autoriser la phase d’exploration et d’exploitation (gaz, minerais, hydrocarbure) du sous-sol péruvien n’a jamais été complétée par un travail de renseignement des logiques sociales. On contraignait, chaque fois plus, l’institution privée à finalité lucrative à respecter des standards européens sans pour autant connecter la phase de conceptualisation du projet avec son futur contexte. Les décideurs publics suivaient leurs intuitions pour les questions d’aménagement des territoires. Le résultat d’une telle situation est le télescopage quasi systématique entre les politiques publiques et les logiques sociales en présence.
C’est simple, on ne sait pratiquement rien – scientifiquement parlant – de la territorialité péruvienne. Il y a là un énorme chantier à déblayer pour les chercheurs scientifiques.
« Ces idées sont illustrées de manière très claire par l’exemple amusant de l’Origami – l’art japonais de plier le papier – ou l’on produit des formes stables qui nous suggèrent un objet ou un animal familier. Considérons par exemple les formes qu’on peut créer à partir d’une feuille de papier carrée. L’arbre « évolutionnaire » nous montre combien de plis sont nécessaires pour produire chaque forme, et aussi les points de « bifurcation » ou deux objets deviennent différenciés. Les diverses formes obtenues en pliant le papier sont des configurations stables de la feuille, étant donné les plis qu’on y a faits. Plusieurs idées importantes émergent de la considération de ces formes.
D’abord, nous constatons que l’acte de plier le papier génère de nouveaux traits et qualités. Nous avons une non-conservation ou émergence intrinsèque. Les branches diffèrent de manière qualitative. Nous commençons avec une feuille qui n’a comme attributs que le fait d’être carrée et d’être blanche. Mais, à la fin, nous pouvons identifier beaucoup d’attributs aux formes diverses – des ailes, des pattes, des pétales, du volume, de l’élégance, etc. Les formes différentes peuvent même « faire » des choses distinctes – battre des ailes, contenir de l’eau, voler dans l’air, flotter, etc.
« (…) L’acquisition de certains traits implique nécessairement l’abandon d’autres, et il n’y a pas de « mesure » universelle avec laquelle nous pouvons comparer ces objets. Aussi, ces traits émergent à certains moments pendant le processus de pliage, et nous voyons que chaque objet a un passé dans lequel il n’était pas ce qu’il est devenu, et promet un avenir dans lequel il ne sera plus ce qu’il est maintenant ! Un modèle basé simplement sur une description d’un système en termes des traits du moment, ne peut pas réussir à décrire l’avenir correctement étant donné le fait que ces traits caractéristiques peuvent être modifiés. Les plis dans le papier reflètent l’histoire, parce qu’ils sont les événements qui ont marqué le système, et ainsi créé l’objet particulier[28] ».
Comme le disait Alain Deneault lors de sa conférence au colloque, il « urge » de sortir de cette perspective de gouvernance géologique où seul le sous-sol compte pour enfin entrer dans l’aire de la recherche géographique !
La confiscation des instruments de production de la connaissance par les entreprises
L’abandon de la pratique de la recherche publique dans le Pérou contemporain s’est soldé par un accroissement des créations de départements de “Développement et Innovation” au sein des entreprises. Les laboratoires (de géologie ; de système d’information géographique, de suivi de la qualité des ressources hydriques, du développement des territoires) fleurissent dans les organigrammes des compagnies privées du secteur de l’extraction.
Qu’on se le dise, l’enjeu actuel du secteur de l’extraction est la gestion de la connaissance ! Les sommes d’argent investies dans la production de connaissance (de droit privé) par les institutions privées à finalité lucrative ne cessent de croître. En août 2011, on apprenait la fondation de l’Université privée d’Ingénierie et Technologie (UTEC) par les figures représentatives des intérêts miniers au Pérou. Dans dix ans, l’élite scientifique et technique de la nation sera uniquement formée dans des structures de droit privé. Pour s’en convaincre il suffit de visiter les sites web des nouvelles écoles primaires et des nouveaux collèges qui éclosent à Lima et qui appartiennent à des groupes bancaires (ex. Interbank). Ces établissements scolaires sont déjà affiliés à l’UTEC alors qu’elle n’est toujours pas sortie de terre.
L’entreprise n’est plus seulement un acteur majeur de l’aménagement des territoires, mais celle qui décide des orientations et des stratégies de développement des échelles locales, régionales et nationales. Lorsqu’on s’intéresse aux procédures de formulation des “Plans de Développement Concertés” au niveau municipal, provincial et régional on observe que les entreprises jouent désormais le rôle de l’élu. Ce sont elles qui gouvernent.
Le processus de décentralisation a transféré le pouvoir public non pas aux collectivités locales, mais aux gestionnaires des multinationales et des compagnies du secteur de l’extraction. Dans ce scénario, les Universités privées auront à leur charge le suivi et l’évaluation des activités d’extraction. La signature d’un partenariat, en novembre 2013, entre l’Université d’Ingénierie et Technologie (UTEC), l’Université du Pacifique (UP) et l’Université Antonio Ruiz de Montoya (UARM) pour la création d’un Centre d’Études pour la Mine et la Soutenabilité va dans cette direction.
D’ici dix ans, à l’image du Canada[29], le secteur des activités d’extraction au Pérou aura assemblé l’appareillage de mesure le plus sophistiqué du pays qui annulera toute tentative publique de critique de ses opérations d’extraction.
Conclusion
Les études de La Commission économique pour l’Amérique latine – CEPAL – montrent, pour ces dix dernières années, une tendance très nette à la « primarisation » des structures économiques de la région Amérique latine. Ce processus qui est également à l’œuvre au Pérou sape le poids des secteurs de l’industrie et des services. Le retour sur investissement des activités d’extraction est bien trop intéressant du point de vue financier pour que la tendance s’inverse. Quand bien même les années 2012 et 2013 ont obligé les compagnies du secteur à revoir leurs portefeuilles de projets du fait de la baisse des prix des minerais, il n’en demeure pas moins vrai que le Pérou a connu une augmentation de 5 % des investissements étrangers dans le secteur minier pour ce premier trimestre 2014[30] .
La contagion des dynamiques sociales à l’échelle des territoires et l’apparition de boucles d’inviabilité sont donc plus que jamais d’actualité. Notre rôle, nous les chercheurs en sciences sociales, est de construire des données scientifiques de libre d’accès et d’usages sur les évolutions des territoires afin « d’appuyer » la formulation d’un agenda public qui ne tamponnerait plus aussi violemment le capital social. Les Sciences sociales n’ont pas pour finalité de produire des politiques publiques, cependant elles ont le devoir d’éclairer leurs effets. C’est une tâche importante car elle conditionnera la survie du régime démocratique déjà bien embouti par des décennies de conflit interne. Le Concytec (Conseil National de Science, Technologie, et Innovation) – organisme de promotion et d’orientation de la recherche scientifique et technique –, n’a jamais été aussi bien doté budgétairement. Sa présidente ne cesse d’ailleurs de le rappeler dans les médias nationaux. Il nous faut donc convaincre ses instances dirigeantes que l’investissement dans la production de la connaissance en Sciences sociales doit aller de pair avec les programmes de nanotechnologies ou de manipulation transgénique. Et cela pour la viabilité du devenir péruvien.
Notes:
[1] Chercheur associé au Laboratoire Interdisciplinaire Solidarités, Sociétés, Territoires, France. Professeur de l’Université Antonio Ruiz de Montoya, Pérou.
[2] Roman Opalka, in Ludovic Duhem, « Le Rythmes… De la permanence de l’instabilité en peinture », Université Charles de Gaulle, UFR Arts plastiques, Lille 2001-2002.
[3] Dominique Janicaud, “Le temps de la nature et la mesure du temps”, Philosophiques, vol. 23, n°2, 1996.
[4] Étienne Klein, Les tactiques de Chronos, Éditions Flammarion, Paris, 2009.
[5] Henri Bergson, Le possible et le réel, Presse universitaire de France, Paris, 2011.
[6] Étienne Le Roy, La terre de l’autre, une anthropologie des régimes d’appropriation fonçière, Maison des Sciences de l’Homme, Lextenso Éditions, Paris, 2011.
[7] Ilya Prigogine, La fin des certitudes, Odile Jacob, Paris, 1996.
[8] Pour écologique, économique et sociologique.
[9] Maristella Swampa, “Consenso de los commodities y lenguajes de valoracion en America Latina”, Revista Nueva Societad,n°244, mars-avril 2013.
[10] Nicolas Merveille, Logique procédurale et dispositifs de mesure. Ethnographie d’une ONG de conservation et développement au Pérou, thèse de doctorat d’anthropologie sociale, EHESS-Laboratoire d’Anthropologie sociale, Paris, 2010.
[11] Nicolas Merveille, « Apprécier les impacts sociaux des activités minières au Pérou : une étude de cas à l’échelle de la région Ancash », Les Cahiers des Amériques Latines, n°76-4, 2014.
[12] Henri Bergson, op. cit. 2011.
[13] Paul Dumouchel et Jean-Pierre Dupuy (sous la dir.), Colloque de Cerisy : l’auto-organisation, de la physique au politique, Édition du Seuil, Paris, 1983.
[14] Serge Tabachnikov, “Geometry and billiards”, American Mathematical Society, 2005.
[15] Maurice Merleau-Ponty, La structure du comportement, Presse universitaire de France, Paris, 2013.
[16] Les instruments ne sont jamais neutres.
[17] Robert Barbault, Un éléphant dans un jeu de quilles, l’homme dans la biodiversité, Édition Points, Paris, 2008.
[18] Gabriel Tarde, La logique sociale, Institut Synthélabo, 1999.
[19] Isabelle Stengers, Penser avec Whitehead : une libre et sauvage création de concept, Édition du Seuil, Paris, 2002.
[20] Olivier Sartenaer, “Définir l’émergence”, Revue des Questions scientifiques, 181 (3), 2010.
[21] Nicolas Merveille, “déferlante d’enclosures au Pérou : une nouvelle vague d’altération du lien social et des rapports Naturte-Culture”, Revue interdisciplinaire Droit et cultures, n°62, 2011.
[22] Nicolas Merveille, “La nature sur mesure”, Revue du MAUSS, n°42, Que donne la nature ? L’écologie par le don, 2013.
[23] Nicolas Merveille, art. cit. 2014.
[24] Elinor Ostrom, Governing the Commons : the Evolution of Institutions for Collective Action, Cambridge University Press, Cambridge, 1990.
[25] Ces données sont le produit de mon propre travail d’enquête (2010-2014) effectuée dans le cadre du projet PODEMOS – pour une éducation au développement soutenable – de l’Institut de Recherche et des Politiques Éducatives de l’Université Antonio Ruiz de Montoya (UARM).
[26] Entre 267,00 et 400,00 euros hebdomadaire. Ce qui représente une somme supérieure au salaire mensuel du maître d’école ainsi que du directeur d’établissement. Concrètement, c’est tout le système éducatif qui est décrédibilisé aux yeux de ces enfants.
[27] Ce nombre est simplement le produit de 4 interviews de directeurs d’écoles de zone périurbaine. Il me faudrait interroger l’ensemble des institutions éducatives de Puerto Maldonado pour pouvoir produire une estimation plus proche de la réalité.
[28] Peter Allen, Guy Engelen et Michèle Sanglier, “L’évolution des collectivités humaines”, in Jean-Pierre Brans, Isabelle Stengers et Philippe Vinck (sous la dir.), Temps et Devenir (autour des travaux d’Ilya Prigogine), paru aux éditions Patiño en 1988 et réédité par Hermann Éditeurs en 2012.
[29] Alain Deneault, Paradis fiscaux : la filière canadienne – Barbade, Caîmans, Bahamas, Nouvelle Ecosse, Ontario… –, Les Éditions Écosociété, 2014.
[30] CEPAL, “Estudio Economico de America Latina y el Caribe – Desafios para la sostenibilidad del crecimiento en un nuevo contexto externo –“ , documento anual de la Division de Desarrollo Economico de la Comision Economica para America Latina y el Caribe, Naciones Unidas, 2014.