Patrice Allard, Alain Dontaine, Kléber Ghimire, Marc Troisvallets
Faire de l’extraction et de l’exportation de richesses naturelles (minières ou autres) la base de financement d’une stratégie de développement n’est pas nouveau. C’est la voie choisie par de nombreux pays nouvellement indépendants dans les années 1960-70. Peu d’entre eux en tirèrent un réel bénéfice. Aujourd’hui cette vieille recette, très souvent indigeste, connaît un renouveau. Poussés par des besoins mondiaux accrus, les produits énergétiques et miniers (y compris les métaux rares, cobalt, etc.) connaissent des hausses de demande et de prix qui font espérer d’importantes et durables recettes en devises aux pays exportateurs. De cela résulte en Amérique latine un engouement pour l’exploitation des richesses minières et pétrolières. Au Pérou, les surfaces dédiées à ces activités passent de 2,6 millions d’hectares au début des années 1990 à 26 millions en 2011 (20 % de la superficie du territoire)[1]. Le consensus établi autour de cet « extractivisme » surprend. Qu’ils soient conservateurs ou progressistes, portés au pouvoir par les réactions populaires au désastre des politiques libérales, les gouvernements de ce continent adhèrent à ce genre de projet. En élargissant le regard porté à l’ensemble des pays « du Sud », les trente dernières années ont vu se produire des changements conséquents désignés par le terme d’émergence : particulièrement dans le Sud-Est et l’Est asiatique (mais pas seulement) des progrès rapides en terme de production (surtout manufacturière) ont été constatés. Le rôle joué par les activités extractives dans ces processus est demeuré mineur, ce qui ne peut qu’accroître les doutes soulevés à l’encontre de l’extractivisme.
Ceci étant, cette stratégie, au-delà d’une certaine récurrence, n’a-t-elle pas changé de nature et ses conséquences contradictoires, « la malédiction des matières premières », sont-elles inexorables ? La recherche d’une rente semble toujours l’aspect économique le plus prégnant, mais les nouveaux contextes politiques (émergence de gouvernements plus progressistes), les résistances populaires qui y sont liées, peuvent-ils fournir les bases à des alternatives concernant la manière dont cette rente est produite et est utilisée ?
L’extractivisme : point d’appui au développement ?
Mais comment caractériser ces changements, constatés ici ou attendus ailleurs ? Les économistes connaissent deux concepts pour répondre à cette question. Le premier, la croissance, mesure le progrès à l’aune de l’augmentation constatée de plusieurs grandeurs (agrégats) économiques dont la principale est la production (quantifiée par le produit intérieur brut ou PIB). L’instrument de mesure reste souvent imparfait ; il mêle des données constatées (les valeurs ajoutées dégagées par le secteur économique « officiel ») et des données estimées (relatives à l’activité de l’économie informelle). Dans le climat actuel de crise économique globale, l’essor rapide de l’économie informelle dans les pays du Sud renforce cette imperfection. Le second, le développement, fait l’objet de plusieurs genres de définition. La plus pratique peut être construite à partir du contraire, le sous-développement[2]. Le développement désigne alors un ensemble de processus qui conduisent à :
– la mise en relation d’échange des différentes activités économiques existantes ou en voie de création sur le territoire national, permettant à chacune d’elles de bénéficier des effets bénéfiques des progrès réalisés par les autres ;
– la satisfaction des besoins essentiels de la population, condition nécessaire rendant possible un accroissement de la productivité du travail de chaque actif ;
– une autonomie des centres de décision nationaux (État, entreprises etc.) par rapport à des centres extérieurs au pays, rendant possible la mise en place de projets répondant à la seule situation spécifique du pays.
Ces trois caractéristiques ne sont pas exclusives de l’importance que peut jouer l’industrialisation dans ces processus. L’industrie occupe en effet une place prépondérante en ce qu’elle est à la fois facteur de modernisation par les innovations technologiques qu’elle fait naître et diffuse à l’ensemble des secteurs de l’économie, facteur de croissance par les effets d’entraînement qu’elle exerce sur les autres secteurs (agriculture, services) et facteur de changement social par les transformations qu’elle impose (urbanisation, essor du salariat). Ce rôle spécifique de l’industrie se retrouve dans l’exigence d’une diversification des activités économiques pour marquer des transformations pouvant conduire au développement.
Les relations établies entre croissance et développement font l’objet de débats. Pour le courant politiquement dominant parmi les économistes, la croissance, pourvu qu’elle soit soutenue et accompagnée par le bon fonctionnement de marchés libres, est à la fois condition nécessaire et suffisante pour entraîner un développement[3]. En ce sens il devient même inutile de parler de développement, la croissance suffit. D’un point de vue hétérodoxe, si la croissance est nécessaire à l’émergence de processus de développement[4], elle n’est en rien une condition suffisante. On peut envisager alors une croissance sans développement, voir même, lorsque cette croissance est permise par le bradage des ressources naturelles et richesses du pays et par l’exploitation sans limite de sa main d’œuvre, d’une croissance qui s’oppose à un développement.
Quelle politique pour une stratégie de développement fondée sur l’extractivisme ?
Le pluriel, quelles politiques, paraît plus conforme à la réalité. Elles s’inscrivent dans un ensemble plus vaste que constitue la stratégie de développement. Celle-ci constitue un projet de dimension nationale ou régionale, articulé sur plusieurs étapes. À chacune de ces étapes interviennent différentes politiques contribuant à la réalisation du projet, la cohérence de cet ensemble trouvant son origine dans l’unité de ce projet. L’auteur et l’acteur du projet ne peuvent être que l’État. L’élaboration politique d’une telle stratégie est-elle nécessaire pour assurer le développement d’un pays ou d’une région établie sur plusieurs pays ? Nous retrouvons là un débat central qui traverse le monde des économistes. Le courant de pensée politiquement dominant du monde des économistes oppose à l’action de l’État une régulation de l’activité fondée sur les mécanismes du marché libre. L’application du principe du « moins d’État[5] » (et plus de marché !) dénie le rôle moteur attribué à l’État en matière de développement. Une stratégie de développement n’a alors guère de sens, l’action de l’État se réduisant à la recherche d’une croissance économique et au maintien d’un bon fonctionnement des marchés. À l’opposé le refus du dogme du marché, étayé par les résultats décevants de la mise en œuvre des réformes libérales (les années noires de la période 1980-1995) au Sud, réhabilite pleinement la conception d’un développement assuré par une stratégie.
La place de l’extractivisme dans une stratégie de développement se situe nécessairement en amont. L’exploitation d’une richesse naturelle, par les recettes qu’elle peut procurer (la rente minière), permettra de réunir un capital initial, à partir duquel, dans une seconde étape, pourront être développées des activités nouvelles pouvant conduire à une intégration économique, à la satisfaction des besoins essentiels de la population et à une meilleur autonomie des centres de décision économique nationaux ou régionaux. Cependant l’extraction minière ou pétrolière demande l’investissement de capitaux importants, l’ampleur de ce capital ne cessant de croître sur la période actuelle (activité fortement capitalistique). De manière générale il dépasse de beaucoup les capacités des entrepreneurs privés nationaux, ne laissant d’autres choix qu’en un recourt à l’État-entrepreneur ou à des investisseurs étrangers, c’est-à-dire des firmes étrangères. La question de la captation de la rente minière et de sa mobilisation devient alors centrale.
Il existe de nombreux exemples de politiques multiples assurant cette captation et mobilisation de la rente. L’exploitation par une entreprise publique, éventuellement par nationalisation de l’entrepreneur privé, représente le moyen le plus direct d’assurer cette captation. Elle ne répond qu’à une partie de la question. Le maintien d’un prix stable et suffisamment rémunérateur constitue une seconde préoccupation tout aussi essentielle, surtout lorsque les différents producteurs mondiaux doivent faire face à l’entente d’un petit nombre d’acheteurs fortement concentrés (voir le marché pétrolier par exemple). La création d’une entente active entre les producteurs, pour faire face à celle de leurs clients, constitue une politique complémentaire de la première. La constitution de l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP)[6] en est un modèle. Reste ensuite à assurer la cohérence de deux calendriers, celui des capacités financières dégagées par les activités extractives et celui des besoins de financement liés à la seconde étape de la stratégie. Du fait des incertitudes portant sur le volume des recettes et sur celui des volumes d’investissement requis, des retards fréquents de la réalisation des projets de la seconde étape[7], les politiques visant à conserver le pouvoir d’achat des recettes inemployées ou du financement, le plus souvent par l’emprunt, des besoins de financement d’investissement non couverts par ces recettes constitue l’objet de nouvelles politiques, de conservation de réserves financières ou d’endettement.
Il est aisé de repérer des exemples de telles politiques, de les lister, dans la période des années 1950 au début des années 1980. Elles ont été mises en œuvre dans le contexte politique et économique de ces années. Le contexte actuel n’est plus le même d’où l’interrogation : de telles politiques peuvent-elles être mises en œuvre aujourd’hui ? Cette question peut se décliner en deux sous-questions : les États du Sud disposent-ils des libertés de choix les rendant maîtres de l’accomplissement d’un développement ? Les acteurs étrangers souvent ici des firmes minières transnationales disposent-ils d’une capacité à orienter en faveur de leurs propres intérêts les décisions politiques des pays qui les accueillent ou sont-ils obligés de se soumettre à celles-ci ?
Illusions et contradictions du néo-extractivisme
Deux exemples vont d’abord être utilisés pour mieux cerner et illustrer les questions précédentes ce qui amènera à lister un certain nombre de problèmes posés par le néo-extractivisme.
Venezuela
Le cas du Venezuela est particulièrement intéressant dans la mesure où son territoire recèle de nombreuses ressources naturelles, en particuliers du pétrole : il disposerait des premières réserves mondiales, est le premier producteur de l’Amérique Latine, second fournisseur des États-Unis, mais il dispose aussi de charbon (3ème producteur en Amérique Latine), de minerais et de métaux précieux dont de l’or. L’existence d’une rente est donc ancienne et celle-ci a alimenté régulièrement des tensions, des conflits entre, en particulier, les exploitants et les pouvoirs publics. L’arrivée au pouvoir du gouvernement Chavez en est un dernier épisode. Avec les lois organiques de 1999 et 2001, les pouvoirs publics ont voulu s’inscrire dans les orientations de la Déclaration sur le droit au développement, adoptée par l’Assemblée générale de l’ONU en 1986[8], qui réaffirme le droit des peuples à exercer « la pleine souveraineté sur toutes leurs richesses et leurs ressources naturelles ».
Ce droit a pu sembler pouvoir s’exercer, en ce qui concerne le pétrole, avec la nationalisation Petróleos de Venezuela SA (PDVSA) en 1976 et à cette époque, sur 100 $ de revenu pétrolier, 80 $ rentraient dans les caisses de l’État. Cependant, des participations étrangères au capital de l’entreprise ont subsisté et la technostructure dirigeante est restée aux commandes. Ceci n’est sans doute pas sans rapport avec le fait qu’en 2002 la part reversée à l’État n’était plus que de 20 $ (malgré les nouvelles lois) et qu’au même moment un coup d’État a essayé de renverser le gouvernement Chavez[9]. Le licenciement de plus de 18 000 personnes (cadres dirigeants, cadres, techniciens, administratifs accusés de sabotage) a conclu cette volonté de reprise en main de l’entreprise par l’État. Les orientations politiques de 1999 et 2001 ont être mises en œuvre : passage de taxes sur les profits à une redevance calculée en fonction des volumes et des prix sur le marché international, cela pour répondre aux pratiques de manipulations des prix de transfert qui, jouant sur les coûts de production, permettaient de réduire les versements à l’État.
Les résultats peuvent sembler positifs. La rente pétrolière a permis au gouvernement de créer un Fonds de stabilisation macro économique qui devait assurer une redistribution sociale et vers d’autres secteurs économiques. À partir de 2003, PDVSA a directement financé des actions sociales (les « missions ») : mission Ribas, programme gratuit de re-scolarisation de jeunes décrocheurs, mission Barrio Adentro en faveur de la santé, …Par ailleurs, le taux d’analphabétisme a baissé de 9,1 % en 1999 à 4,9 % en 2011 (avec 83 % d’accès à l’enseignement supérieur), la mortalité infantile a baissé de 19,15 % à 13,95 % sur la même période, l’espérance de vie s’est accrue de 2 ans, le pourcentage de la population vivant sous le seuil de pauvreté est passé de 50 % à moins de 25 %, les inégalités sont passées d’un coefficient de 0,46 à 0,39. Au total, les indicateurs de développement classique sont au vert.
Cependant, ce modèle est entaché de contradictions. Malgré certains efforts, la diversification de l’économie reste limitée. La prégnance de la rente pétrolière (« malédiction de l’abondance ») se renforce ce qui tend à accentuer la surexploitation des ressources naturelles. La dépendance vis-à-vis des exportations de certains produits se renouvelle alors que les deux tiers de la consommation sont constitués de produits importés. Le poids des FTN extractivistes est toujours là et n’est pas sans effet de domination sur la manière même de penser le développement qui reste dans une optique productiviste. D’ailleurs le gouvernement Chavez a choisi de préserver les possibilités d’attirer des IDE dans les activités extractives et, pour cela, à signer une série d’accords bilatéraux de protection et de promotion des investissements : IDE en 2004, 1,4 milliards de $ ; en 2010, 1,9 ; en 2011, 3,8 et en 2012, 2,1. De ce fait de nombreux contrats ont été signés avec Total, Chevron, Shell et même si l’État est toujours actionnaire majoritaire, cela ne peut que peser sur les orientations.
La surexploitation des ressources naturelles posent aussi des problèmes d’environnement ( pollution des eaux, usage particulier des terres…) et dès lors sociaux puisque les droits et les revendications de certains groupes, indiens, paysans, ne sont guère respectés. Les conflits sociaux autour de la défense des ressources naturelles – qualifiées de Biens communs – poussent vers de nouvelles problématiques qui remettent en cause la vision traditionnelle du développement. Le thème du buen vivir en est un qui pourrait focaliser l’émergence d’un modèle alternatif de développement.
Bolivie[10]
Lorsqu’en 2008 la Bolivie prend la décision de mettre en exploitation le lithium du Salar d’Uyuni (l’importance du gisement est reconnue depuis 1980 et la tentative d’exploitation par la firme américaine, Lithium corporation of America, n’a pas abouti), le projet est d’abord national sans recours prévu à des firmes étrangères. La première difficulté est technique : chaque gisement de lithium a sa propre spécificité de sorte qu’il n’existe pas de procédés standard d’exploitation ; celui-ci doit être inventé pour chaque lieu d’extraction. Comment l’inventer ? Il existe alors, installée sur les hauts plateaux, une entreprise particulière[11], SA Tierra, déjà habituée au travail en lacs salés puisque produisant de l’acide borique à partir de l’ulexite extraite des lacs. Intéressée par le projet, cette entreprise s’y engage pleinement et, au plan technique, développe, avec les compétences techniques mobilisées au sein de l’entreprise publique Comibol, un procédé permettant l’extraction en bassin, par évaporation, de la potasse, du magnésium et du lithium. Une usine expérimentale sera construite en 2012[12]. La Bolivie tient-elle en mains la solution technique ? Cela n’est pas certain puisque le monde scientifique universitaire conteste la capacité de Comibol à mener à bien ce projet. Ne serait-il pas plus sage alors de rechercher des compétences extérieures au pays ?
La seconde difficulté est commerciale. Les perspectives de l’usage du lithium dans des piles électriques de forte capacité à l’usage des véhicules électriques sont prometteuses, d’autant plus que, disposant de la matière première, la possibilité de « descendre la filière » en développant ultérieurement une production de piles puis, pourquoi pas, de voitures électriques serait ouverte. Pourtant les débouchés restent aujourd’hui assez étroits et la production est réalisée par un petit nombre d’entreprises : la Sociedad Quimica y Minera (SQM est chilienne), associée au groupe canadien Potash Corp, est leader en Amérique latine, le groupe américain Rockwood suit. Chacune des sociétés en place ne voit sans doute pas avec plaisir la venue d’un nouveau compétiteur. Cela est particulièrement le cas pour SQM qui, de plus, a la très mauvaise réputation d’avoir éliminé par dumping un certain nombre de ses concurrents. La Comibol devenant productrice de lithium serait-elle capable de faire face à de tels défis ou bien faut-il s’associer à un partenaire étranger dont l’assise financière aurait, sur SQM, un effet dissuasif ?
Au final aucune de ces questions n’a de réponse ferme. Il reste donc la seconde alternative : un abandon du caractère national du projet et la recherche d’un associé étranger. Des propositions faites par quelques firmes étrangères ont pu éclairer le choix bolivien. Les plus importantes de ces différentes propositions figurent dans le tableau ci-après.
Les principaux investisseurs intéressés
Investisseur potentiel | Pays d’origine | Intérêt de l’investisseur | Propositions faites dans l’intérêt de la Bolivie |
Sumitomo | Japon | Diversification des implan-tations minières détenues en Amérique latine | Construction d’une usine hydro-électrique destinée à la mine mais pouvant également alimenter les réseaux boliviens |
Bolloré | France | Intégration verticale d’un fabriquant de piles et de véhicules électriques | Transferts de technologies mais hors du domaine de l’extraction du lithium |
Vale | Brésil | Besoin d’accroître une production de potasse de manière massive | Une très grosse production : 700 000 tonnes de potasse et 30 000 tonnes de lithium par an |
Citic Guoan | Chine | Répondre aux besoins chinois par l’exportation de toute la production vers la Chine | Un investissement de 2 milliards de dollars, des transferts de technologie et l’acceptation d’une exploitation par une entreprise mixte |
Kores | Corée du sud | Diversification de l’activité | Des transferts de technologie concernant la filière et la construction d’une usine de transformation du minerai (cathode au lithium) |
En mars 2012, une décision est prise ; une société mixte, détenue à 50 % par l’État bolivien, à 24 % par la société minière d’État coréenne Kores et à 26 % par Posco, le premier groupe sidérurgique coréen sera créée. L’investissement initial reste modeste (3 millions de dollars) mais prévu pour la construction de l’usine de transformation, ce qui laisse à Comibol la charge de l’extraction en bénéficiant des technologies coréennes et d’un débouché sans doute modeste mais immédiat.
En toute apparence, cet exemple semble montrer le caractère incontournable des partenaires étrangers mais cache le caractère déséquilibré de l’accord final résultant de l’asymétrie de pouvoir entre une firme minière internationale et les pouvoirs politiques d’un pays d’accueil. En effet, pour son développement la Bolivie gagne ici une technologie et une usine permettant d’accéder à une seconde phase dans la construction d’une filière lithium bolivienne. Par contre, comme le montre la faiblesse de l’investissement coréen, le risque commercial de l’opération est assumé presque en totalité par la Bolivie et sa société nationale Comibol.
Les illusions
Confondre croissance et développement ou oublier le développement en privilégiant la croissance peut conduire alors à une illusion, l’illusion d’un développement. Une telle illusion repose alors sur le chiffre élevé d’une croissance économique et les marques de modernité portées par les acteurs de cette croissance (entreprises ou investisseurs) et par le petit nombre de ceux qui en bénéficient, alors que par ailleurs aucun des processus de développement ne se trouve engagé.
Fonder un développement sur la mise en valeur de gisements, qu’ils soient pétroliers ou de minerais, accroît le risque de produire une telle illusion. Les activités extractives influent de manière notable sur le PIB du pays où elles exercent par l’importance des investissements qu’elles induisent (activités énergivores, la mise en valeur d’un gisement requiert souvent la mise en place de capacités de production d’énergie électrique) et, aujourd’hui, par l’importance de la valeur de leur production, dopée par le haut prix des matières premières. Du fait des technologies qu’elles emploient, elles créent peu d’emplois, et encore moins d’emplois ouverts aux travailleurs locaux lorsqu’elles sont étrangères. Du fait de l’orientation de leurs débouchés commerciaux vers l’exportation, elles tendent à constituer des enclaves économiques, limitant par cela les échanges avec le reste de l’économie du pays. Pour ces raisons, si l’effet d’augmentation de la production est considérable, les retombées sur le reste de l’économie ou de la société peuvent être minimes, se limitant pour l’essentiel à des recettes additionnelles mais également à des dépenses supplémentaires pour l’État[13]. Tout repose alors sur l’importance, souvent décevante, de ces recettes et sur l’usage qui en sera fait. Rares sont alors les exemples de processus de développement induits dans ce contexte et plus fréquents les exemples d’illusion de développement s’achevant dans la désillusion.
Le Mali constitue un parfait exemple d’une telle illusion. Ce pays a connu, à partir de 1994, une croissance de son PIB qui se situait autour de 5 % par an dans la première partie des années 2000. Le renchérissement des prix internationaux des produits bruts (mais pas du coton !), les activités florissantes du commerce d’import-export permises par le désarmement douanier imposé au pays par les Institutions internationales et surtout l’essor rapide de la production d’or (34 tonnes en 2001, 61 tonnes en 2006) permise par la mise en exploitation des concessions accordées aux compagnies sud-africaines Anglogold et Randgold et à l’entreprise anglaise Avnel explique ce taux de croissance[14]. L’illusion s’est trouvée confortée par la bonne réputation de modèle pour l’Afrique de l’Ouest accordée à ce pays tant le « climat des affaires » y était jugé favorable (au point de faire oublier l’affairisme qui s’était emparé d’une partie de l’élite malienne). Cette illusion de développement a occulté les marques d’un sous-développement en marche (crise de l’activité cotonnière, affaiblissement des recettes de l’État puis affaiblissement politique de l’État lui-même). Après l’illusion est venue la désillusion, mais là nous connaissons la suite.
Les contradictions
L’État-développementaliste, en charge d’une stratégie basée sur des activités extractives, se doit de faire face à différentes contraintes, les unes internes, les autres externes. Au plan interne, il convient de rappeler les effets peu désirables induits par l’extraction minière ou pétrolière. Ce sont des activités qui nécessitent des terres (pouvant aller jusqu’à nécessiter des déplacements de population) que leurs actions peuvent détériorer de manière conséquente. Elles sont aussi fortement consommatrices d’eau et d’énergie, ce qui accroît encore les dommages qui affectent les populations locales. L’État développementaliste, pour parvenir à ses fins, se doit d’établir un consensus ou au moins un compromis social, acceptable par le plus grand nombre des citoyens. Sa tâche n’est pas aisée tant sont nombreuses et complexes les contradictions qui opposent les aspirations au progrès social des uns et les intérêts légitimes des locaux. La contradiction entre le buen vivir et l’élan extractiviste des pays latino-américains est bien connue, nous ne nous y arrêterons pas.
Les intérêts d’une classe compradores, liés à ceux des entreprises étrangères comme à la libre circulation des biens et des capitaux, est source d’un second genre de contradiction qui met en cause la possibilité d’un développement. Pouvant être instrumentalisée par ces intérêts extérieurs au pays, cette classe constitue une force politique dont l’État développementaliste doit bien tenir compte. Le cas du Venezuela en est révélateur.
La nécessité de réunir des forces sociales et politiques favorables au développement n’est pas la seule contrainte à laquelle doit faire face l’État, initiant une stratégie de développement. Les institutions internationales et les pouvoirs publics extérieurs constituent souvent des acteurs puissants, capables d’orienter voir de faire disparaître la capacité de choix des décideurs nationaux. La Banque mondiale (BM) et, dans une moindre mesure, le Fonds monétaire international peuvent exercer une telle action sous trois formes. Les pays sous assistance financière, c’est-à-dire engagés dans des programmes d’ajustement structurel, du fait de leur engagement auprès de ces institutions n’ont guère de choix : l’orthodoxie libérale du « consensus de Washington », même révisée, leur interdit de voir leur futur autrement qu’à travers la privatisation des entreprises publiques, la libéralisation de leurs échanges et l’accueil empressé des capitaux étrangers. L’influence de ces institutions ne se limite au seul cas de tels pays. Source de financement inévitable[15], la conditionnalité des prêts qu’elles accordent constitue une seconde source de contrainte : un projet qui réclame un financement extérieur devra en passer par les conditions exigées par le bailleur ou bien être abandonné. De plus ces institutions agissent également à travers les missions de conseil auprès des gouvernements des pays du Sud. Ainsi la BM s’est-elle dotée d’un organe d’assistance, le Foreign Investment Assistance Service (FIAS), dont la mission consiste à aider les pays qui reçoivent ses services à développer des politiques libérales d’attractivité (y compris à travers les codes miniers) pour attirer les grandes entreprises étrangères. Il n’est pas étonnant qu’une fois déchargés du poids de la dette contractée auprès de la BM, certains pays du continent latino-américain aient « mis à la porte » la BM.
Hors de ces institutions, les organes de coopération occidentaux, plurinationaux ou nationaux, à travers les aides (technique ou financière) qu’ils peuvent apporter sont également source d’influence sur les choix du pays qui bénéficient de leur aide. Là également cette aide est conditionnelle et de plus sa conditionnalité tend à se confondre avec celle exigée par les institutions internationales citées précédemment[16]. Si nous y ajoutons la confusion des genres qui fait de la « défense des intérêts économiques de la nation[17]» un axe majeur de l’action des représentations diplomatiques des pays occidentaux à l’étranger, nous pourrons apprécier l’ampleur du pouvoir d’influence subi au Sud.
Enfin faut-il aussi citer le rôle non négligeable des agences de notation. Celles-ci, ayant pour objectif l’évaluation de la solvabilité de chaque débiteur doivent prendre en compte à la fois son niveau d’endettement, présent et à venir, mais également les capacités de l’économie à dégager un surplus (de préférence en devises) permettant de faire face aux engagements de celui-ci. Cela donne à ces agences en quelque sorte un droit de regard sur une stratégie de développement et sur chacun des projets qui la constituent. Ceci conduirait à un pouvoir d’influence si l’effet de la notation se limitait à la seule orientation des projets dans la perspective du remboursement des emprunts. Cependant le pouvoir réel de ces agences tient également aux conséquences de la « note » sur les taux d’intérêt effectivement pratiqués, rendant la rentabilité de chacun de ces projets aléatoire, et sur la décision finale des bailleurs de fonds d’accorder, ou pas, des crédits.
La question soulevée par les conséquences des pouvoirs exercés par la conditionnalité des aides et crédits et l’influence néolibérale des Occidentaux est celle des marges de manœuvre dont disposent les autorités politiques des pays du Sud. Elles sont étroites et justifient la recherche de les élargir (Cf. la « mise à la porte » de la BM) comme préalable à toute stratégie de développement. Ce n’est pas la seule contrainte qui pèse sur les décideurs du Sud. Comme nous l’avons signalé, les firmes extractives transnationales tendent à devenir, par l’ampleur des capitaux nécessaires et qu’elles peuvent mobiliser comme par l’étendue de leurs compétences techniques et commerciales, des partenaires incontournables. Un second type de contrainte pèse alors sur ces décideurs. Elle résulte des asymétries de pouvoir économique entre partenaires. Celles-ci se manifestent principalement à deux moments, celui de la sélection du futur concessionnaire d’un gisement, puis celui de l’accord de partenariat par lequel la compagnie exploitante choisie et le pays d’accueil tente d’harmoniser les attentes et bénéfices de l’opération de chacun d’eux. L’exemple du projet d’exploitation du lithium dans le Salar de Uyumi en Bolivie est, comme nous l’avons vu, révélateur de ces asymétries et de leurs effets : l’associé coréen ne s’est engagé que sur un investissement minime, évitant d’assumer le risque commercial du projet.
Conclusion
Le temps du choix du partenaire n’est que le premier temps de la mise en exploitation d’un gisement. Les conséquences souvent léonines de l’asymétrie se révèlent souvent dans le second temps, celui où un accord de partenariat est conclu entre l’investisseur choisi et l’État du pays d’accueil. Ce type d’accord, qui reste souvent dans l’ombre, entérine les résultats d’un marchandage entre les concessions que l’État du pays d’accueil attend de l’investisseur en vue (mais ce n’est pas obligatoire) d’inscrire l’action du second dans un projet de développement et celles qu’il accorde, en échange, à l’investisseur. D’un côté des engagements économiques souvent en termes d’investissements ultérieurs, d’emploi et de contribution aux recettes de l’État, mais aussi parfois des engagements sociaux ou environnementaux, de l’autre, le plus souvent, des exonérations fiscales et douanières, des investissements en infrastructure ainsi que des garanties (par exemple sur l’approvisionnement en énergie). L’équilibre n’est ici qu’apparent (ce qui justifie la discrétion de la publicité donnée à de tels accords). De plus il reste bien sûr à faire respecter les dispositions de ces accords. L’inégalité de pouvoir des deux partenaires devient alors criante.
Elle se situe tout d’abord sur le terrain juridique. Quelle juridiction est habilitée à juger des différends nées du non respect d’un tel accord ayant une valeur contractuelle ? Ces accords contiennent souvent la réponse : c’est à l’Organe de règlement des différends relatifs aux investissements directs étrangers mis en place par la Banque mondiale qu’il appartient de trancher les litiges. Les questions soulevées échappent alors aux juridictions nationales et aux règles nationales en vigueur. S’il s’agit d’un différend d’ordre commercial, il en va de même ; l’institution est de même nature mais dépend en ce cas de l’Organisation mondiale du commerce.
Elle se situe également sur le terrain de la révision de ces accords lorsque l’une des parties, le plus souvent le pays d’accueil, a découvert qu’il était floué ou de leur renouvellement lorsqu’ils arrivent à expiration. Il devient très difficile de revenir sur des avantages accordés à l’investisseur. Ainsi en est-il, au Niger aujourd’hui, du différend qui oppose ce pays à la société française Areva. Cette société fait valoir un titre minier accordé en 1968 au Commissariat à l’énergie atomique français (dont elle a hérité) accordant des clauses de stabilisation des redevances payées par l’exploitant, clauses fixées pour une durée de 75 ans, pour échapper à l’application du nouveau code minier nigérien de 2006 et aux hausses de redevance qu’il prescrit. Les revendications nigériennes n’ont trouvé qu’une seule réponse : une mise en garde contre les risques de faillite des filiales nigériennes d’Areva et la fermeture temporaire, « à des fins d’entretien », de ses mines d’Arlit et d’Akouta. Le différend n’est pas tranché, mais qui s’en étonne, le gouvernement du Niger serait sur le point de céder[18].
Si nous ajoutons le véritable pouvoir d’opacité que détiennent ces firmes transnationales minières[19], nous en arrivons à comprendre comment leur présence au Sud peut devenir un bras de fer permanent plutôt qu’une contribution effective à un développement du pays. La question initiale posée aux pouvoirs politiques progressistes du Sud ne se limite donc pas seulement à : quelles sont mes marges de manœuvre pour entreprendre une stratégie de développement ? Elle se double aussi de la question : avec qui la mener ?
Notes:
[1] José DE ECHAVE, “Conflits miniers et scénario de transition. Le cas péruvien », Alternatives Sud, vol.20-2013, avril-juin 2013.
[2] François Perroux, « Trois outils d’analyse pour l’étude du sous-développement : économie désarticulée, coûts de l’homme, développement induit », CISMEA, série F, n°1, 1955.
[3] La capacité théorique des marchés libres à assurer spontanément une allocation optimum des ressources suffit pour induire un développement économique. Confronté à l’éventuelle non vérification factuelle de cet attendu, ce courant de pensée trouve dans les manifestations d’irrationalité des acteurs économiques (l’État étant le principal) un champ de discussions très large permettant de ne pas remettre en cause le dogme de la « main invisible » du marché.
[4] Cette relation entre croissance et développement, fait de la croissance une condition nécessaire en ce que les effets économiques de celle-ci (production, investissements augmentés) sont les conditions nécessaires à l’accomplissement des processus d’intégration économique et de satisfaction accrue des besoins essentiels. Toutefois une augmentation de la production qui ne se traduit ni par une distribution de revenus additionnels contribuant à l’amélioration des conditions de vie de l’ensemble des habitants du pays, ni par une orientation des investissements qui renforce l’intégration économique, sera sans effet sur le développement. Cette réflexion trouve aujourd’hui une pleine application lorsqu’elle interroge les politiques d’ajustement imposées à la Grèce par la triade (FMI, BCE et Commission européenne) ; à travers les cessions à bas prix d’actifs au profit d’entreprises étrangères et de la baisse marquée des revenus salariaux, une croissance retrouvée grâce à la mise en valeur de ces actifs et du faible coût de la main d’œuvre constituerait une avancée non vers le développement mais vers le sous-développement (Cf. Yannis Eustathopoulos, « Grèce : développement économique ou croissance par dégradation ? », Recherches internationales, « La Grèce vers l’abîme ? », n°96, juillet-septembre 2013).
[5] Dans cette conception, l’action de l’État, surtout lorsque celui-ci est « développementaliste », ne peut que faire obstacle à la « bonne » régulation issue de marchés libres. L’allocation optimale des ressources ne serait alors pas réalisée ce qui constitue un frein à la croissance et donc au développement.
[6] L’OPEP se constitue en 1960. Ses membres fondateurs sont l’Arabie saoudite, l’Irak, l’Iran, le Koweït et le Venezuela.
[7] Dans le cas de la Bolivie, pays menant une stratégie de développement industrielle ambitieuse, les retards nombreux dans la réalisation des projets sont causes de surcoûts conséquents, à la fois en terme d’importations additionnelles (par exemple importation de produits supplémentaires dans l’attente de la mise en exploitation de capacités de production locales nouvelles) et de frais d’investissement supplémentaires. (Cf. Raf Custer, Chasseurs de matières premières, Investig’Action, Gresea et Couleur livre, Bruxelles, 2013).
[8]Document sur le site : http://www.un.org/fr/events/righttodevelopment/declaration.shtml ; il est à noter que ce type de disposition existait déjà dans la résolution 1803 adoptée par L’Assemblée générale de l’ONU le 14/12/1962.
[9] Pour plus de précisions sur ces évènements voir : « Le Bolivarisme et le Venezuela », Informations et Commentaires, n° 134, Janvier-Mars 2006.
[10] Les informations utilisées ci-après proviennent de : Raf Custer, Chasseurs de matières premières, Investig’Action, Gresea et Couleur livre, Bruxelles, 2013.
[11] SA Tierra est une entreprise « sociale », gérée collectivement par les travailleurs et la direction.
[12] Raf Custer, opus cité, 2013.
[13] Dans le cas de la Zambie, la privatisation des mines de cuivre au profit de compagnies étrangères, s’est traduite par un doublement de la production de cuivre et un afflux d’investissement directs étrangers. Pourtant en tenant compte de privilèges fiscaux accordés aux nouveaux exploitants, des subventions qui leur ont été accordées et de la nécessité d’assurer le fonctionnement des centres de soin et écoles que la précédente entreprise publique faisait vivre, l’opération s’est révélée déficitaire pour le budget de l’État zambien. Cf Maria Garrone, « L’examen des effets économiques et sociaux des privatisations : le cas de la Zambia Consolidated Copper Mines Limited », Informations et commentaires, n°151, avril-juin 2010.
[14] « Bilan économique du monde », Le Monde, 2005 et 2008.
[15] La Banque mondiale intervient également comme chef de file : l’octroi de prêts complémentaires par d’autres organismes financiers publics ou privés est subordonné à la décision initiale de la première.
[16] L’Union européenne qui, à ses débuts, avait donné à la coopération menée surtout à l’époque vers l’Afrique des formes originales animées par une vision résolument développementaliste, a fini, vers le milieu des années 1990, par aligner ses exigences en matière d’aide sur celles attendues par les autres institutions.
[17] Ces intérêts économiques de la nation se confondent alors avec ceux des firmes du pays.
[18] Rosa Moussaoui, « Le chantage Areva sur Niamey », Aujourd’hui l’Afrique, n°131, mars 2014.
[19] Il faut entendre par pouvoir d’opacité les multiples pratiques comptables qui permettent à ces sociétés minières de réduire leur chiffre d’affaires et le paiement des taxes afférentes, de bénéficier de la bienveillance des pouvoirs publics locaux au moyen du clientélisme dont elles savent s’entourer et du secret des affaires qui leur donne tous les gages d’une discrétion complice.