Le permis environnemental dans la région andine : de la consolidation de l’outil à son usage politique

Anne-Lucie Jarrier[1]

 

I&C 168 couvertureÀ la fin des années 80, la reconnaissance par le système international d’un nouveau discours sur le développement marque un tournant significatif pour l’action publique. La préservation de l’environnement devient peu à peu un objectif légitime des politiques publiques et un processus de construction normative est observable aussi bien sur la scène internationale que dans les États. La signature d’accords internationaux marque la naissance du droit de l’environnement, les Constitutions politiques consacrent les droits environnementaux et de nouveaux acteurs principalement issus de la société civile émergent pour défendre ces causes et interpeller les preneurs de décision.

Dans une perspective d’analyse des politiques publiques, on pourrait désigner ce processus comme un phénomène d’institutionnalisation des enjeux environnementaux. L’adoption d’un nouvel objectif, d’une nouvelle mission de l’État, conduit à la formation d’une politique publique « nouvelle » au sein des administrations. Cette dynamique institutionnelle est accompagnée par la création d’un réseau d’acteurs intéressés à la promotion de cet objectif. On assiste alors à la construction progressive du « secteur » environnement au sein de l’État. L’adoption généralisée des politiques environnementales peut donc être envisagée comme un vecteur de reconfiguration de l’action publique vers une prise en compte de l’environnement dans la conception des politiques publiques. Néanmoins, la diffusion des outils de contrôle environnemental est accompagnée d’un maintien de l’économie extractive comme support des projets de développement dans la région. Les États, soumis aux pressions internationales, relèvent progressivement les standards de contrôle environnemental des activités économiques réalisées sur leur territoire. Pour les opérateurs privés, ceux-ci sont assimilés à un frein pour l’investissement. Dès lors, le problème de recherche abordé par ce travail peut être rapproché de la notion d’hyper-choix proposée par Pierre Muller pour rendre compte de l’incommensurabilité des choix en matière de décision publique :

« Le problème est évidemment de savoir en fonction de quel critère il est possible de choisir entre les intérêts issus des différents secteurs de la société. (…). En effet, alors que les demandes qui entrent en concurrence dans l’espace public renvoient à des logiques d’action par définition incommensurables, elles doivent nécessairement être hiérarchisées, organisées, structurées. C’est ce que l’on appellera une situation « d’hyper-choix », c’est-à-dire de choix entre des options qui ne relèvent pas du même espace de sens. Le champ politique est donc le seul lieu où se réalise cette opération de « choix impossible », c’est ce qui fait sa spécificité et qui explique sa « saturation », non seulement parce que les demandes sont nombreuses, mais surtout parce qu’elles relèvent d’univers incommensurables[2] ».

Cet article souhaite donc montrer que l’État se trouve dans une situation complexe, devant faire la synthèse entre plusieurs intérêts contradictoires. Il propose de considérer la procédure d’attribution du permis environnemental comme un moment particulièrement conflictuel et dont la résolution est censée permettre la compatibilité des activités économiques avec la préservation de l’environnement. Néanmoins, l’étude des spécificités institutionnelles de la politique environnementale en Colombie et au Pérou permet de souligner que le placement institutionnel de l’outil influe considérablement sur son degré de contrainte. En effet, l’étude du cadre institutionnel permet de montrer que la conception du contrôle environnemental est un facteur déterminant pour mettre à jour les priorités politiques de chacun des États.

Promouvoir l’investissement et préserver l’environnement : deux missions contradictoires

 Nous montrerons que l’ouverture d’une exploitation minière, est le fruit d’un long processus de préparation du projet encadré par de nombreuses administrations publiques. Cette procédure est traversée par de nombreux conflits institutionnels dans la mesure où des contraintes financières, mais aussi environnementales sont imposées par le droit public. Dans ce contexte, la politique environnementale peut être analysée comme un contre-pouvoir dans la mesure où le refus des autorisations environnementales interdit toute implantation des activités économiques. Nous montrerons que le permis environnemental est donc conçu comme un outil d’arbitrage entre plusieurs objectifs contradictoires.

Le cycle du projet : un jeu de ping-pong institutionnel

Le cycle du projet peut être considéré comme un espace de négociation multisectoriel. La durée variable des procédures préparatoires à l’implantation d’une nouvelle activité économique s’explique alors en regard des nombreuses autorités publiques à consulter. On assiste à une sorte de ping-pong institutionnel tout au long de la mise en œuvre des projets. Par conséquent, une sorte de veto suspensif est attribué aux autorités administratives provenant d’autres secteurs de l’État. Nous proposons quelques exemples.

Au cours de la préparation d’une exploitation nouvelle, le ministère porteur du projet, doit s’assurer de la compatibilité de l’activité prévue avec la législation en vigueur. Si les projets présentés ne remplissent pas les critères, le projet peut être temporairement écarté jusqu’à la réalisation des ajustements nécessaires. Plusieurs autorisations sont nécessaires pour réaliser les chantiers. Par exemple, une autorisation délivrée par le ministère de la culture est nécessaire afin de certifier l’absence de zone de fouilles ou encore l’existence d’un patrimoine archéologique dans la zone d’influence des chantiers. Si cette certification n’est pas obtenue, le chantier ne peut pas être réalisé. Dans le même ordre d’idée, il faut aussi consulter le ministère responsable des affaires indigènes pour vérifier la présence de communautés autochtones dans la zone d’influence du projet. Ce point est essentiel, car il détermine la nature des consultations à réaliser avec les populations locales. Ces procédures contraignantes rendent visible l’importance des rapports entre autorités administratives.

Si l’idée centrale est la collaboration des différents secteurs de l’État pour s’assurer que les projets productifs respectent l’intégralité du corpus normatif et garantir la continuité des différentes politiques publiques, les conflits de normes sont récurrents. Ces conflits d’intérêts prennent tout leur sens dans le cadre des enjeux de protection de l’environnement. En effet, la législation environnementale prévoit, en général, un découpage du territoire fondé sur la délimitation des espaces productifs et des zones protégées. Cette répartition des usages fixe des limites à l’installation d’activités productives dans les espaces faisant l’objet d’une protection environnementale. La qualification des espaces naturels est donc à prendre en compte lors de la préparation des projets économiques. Par conséquent, une sorte de veto suspensif est attribué aux autorités administratives provenant d’autres secteurs de l’État. Le permis environnemental peut donc être considéré comme un objet frontière[3], car il dresse la ligne de partage entre les deux politiques publiques et garantit la réalisation des objectifs de chacune.

Le permis environnemental : un objet frontière

Afin de limiter leur impact sur l’environnement, nous verrons que les projets d’infrastructures sont soumis à une contrainte institutionnelle. L’obtention du permis environnemental permet d’assurer la réalisation du chantier tout en garantissant le respect de l’environnement :

« Les instruments administratifs relevant du permis environnemental et des autorisations relatives à l’usage des ressources naturelles sont prévus par la législation. Parmi eux, le permis environnemental est de loin le dispositif prédominant[4] »

L’obtention des autorisations environnemen-tales est donc un passage obligé pour mettre en œuvre les projets miniers. En ce sens, l’analyse de l’outil et l’évaluation de son pouvoir contraignant permet de mesurer la « force » des contraintes environnementales s’imposant aux activités économiques. Pour mener à bien une analyse du permis environnemental, l’approche théorique des instruments d’action publique nous sert de guide. Les auteurs ci-après valorisent, dans leur ouvrage, l’étude des dispositifs techniques pour éclairer le sens de l’action publique. Ils souhaitent ainsi revaloriser l’importance des objets dans l’étude de l’évolution des politiques publiques :

« Notre hypothèse consiste dans le fait que l’action collective se trouve largement formatée par des dispositifs sociotechniques qui ne relèvent pas uniquement de la couche visible des grandes lois et des institutions : catégories juridiques, normes techniques, protocole de calcul, ratios d’équilibre financiers. (…) Ces pilotes invisibles de l’action sont des adjuvants nécessaires à l’action. On ne peut penser les questions de coordination de l’action sans les introduire[5] ».

Cette approche, en valorisant le rôle des objets techniques sur les politiques publiques implique une certaine perception de celle-ci. La neutralité de la technique ne serait qu’un masque couvrant des projets politiques. Ces instruments techniques sont donc, en eux même, porteurs de sens :

« Les outils ne sont pas axiologiquement neutres, et indifféremment disponibles. Ils sont au contraire porteurs de valeurs, nourris d’une interprétation du social et de conceptions précises du mode de régulation envisagé[6] ».

Ce cadre théorique est particulièrement adapté à l’objectif de ce travail. En effet, les instruments d’action publique représentent la dimension matérielle des valeurs et principes. En ce sens, nous considérons qu’étudier les rapports entre deux politiques publiques peut être éclairé par l’étude de ces « pilotes invisibles ». Ils permettent d’identifier la frontière entre deux espaces de sens, d’évaluer son étanchéité et de rendre compte de la hiérarchie des valeurs dans un contexte particulier : « Un dispositif technique à vocation générique porteur d’une conception concrète du rapport politique/société et soutenu par une conception de la régulation[7] ».

Étudier les procédures et leur cadre institutionnel permet de mieux comprendre les choix opérés par les gouvernements : « L’ensemble des problèmes posés par le choix des outils (des techniques, des moyens d’opérer, des dispositifs) qui permettent de matérialiser et d’opérationnaliser l’action gouvernementale[8] ». Se pencher sur les instrument d’action publique conduit à identifier précisément la nature de l’hyper-choix entre deux objectifs incompatibles : la valorisation productive du territoire et la préservation de l’environnement, et permet ainsi d’évaluer la « force », le « degré de contrainte » des politiques environnementales. Nous montrerons que l’obtention des autorisations environnementales représente une « épreuve institutionnalisée » visant à rétablir la cohérence des politiques publiques.

Pour ce faire, nous proposons d’ouvrir « la boîte noire » pour rendre compte des éléments constitutifs de l’outil.

Le permis environnemental : un dispositif générique d’arbitrage

 Le permis environnemental est conçu comme un outil de contrôle environnemental des activités économiques :

« Le permis environnemental est l’acte administratif, selon lequel, l’autorité environnementale autorise l’exécution des chantiers, l’implantation industrielle ou le développement de toute activité susceptible de causer des dommages environnementaux importants ou susceptible de modifier considérablement le paysage. Le permis, dans tous les pays, oblige son détenteur à prévenir, mitiger, corriger et gérer les effets environnementaux de l’activité ou du chantier autorisé. (…) Sans aucun doute, les permis environnementaux et les études d’impact environnemental, qui sont nécessaires à son obtention, sont les instruments administratifs de planification qui ont occupé l’attention et l’énergie des autorités environnementales ces dernières années[9] ».

L’obtention du permis environnemental correspond à l’approbation des résultats de l’étude d’impact environnemental[10] (EIA) par les autorités environnementales. L’EIA sert alors support pour la mise en place d’un plan de gestion environnementale[11] (PMA) des activités qui vont être réalisées. L’ensemble de ces démarches devant être le fruit d’une coproduction entre les experts environnementaux et les populations locales. Nous traiterons ces trois points successivement.

L’étude d’incidence sur l’environnemental (EIA) : mesurer les effets du projet sur l’environnement

 L’EIA est une méthodologie d’évaluation des externalités d’un projet économique sur l’environnement. L’obtention du permis environnemental est fondée sur l’exigence de « l’évaluation environnementale », qui comporte différentes études et analyses techniques pour estimer les effets d’un projet déterminé, d’un chantier ou d’une activité économique. Ces études visent à établir une projection des impacts négatifs et positifs générés par l’implantation de l’activité. Nous proposons un graphique représentant le détail des études à mettre en œuvre.

Schéma 1 Composition d’une étude d’impact environnemental

168 graphique

Source : Élaboration de l’auteur

L’EIA est réalisée dans le cadre d’une enquête de terrain. Une équipe pluridisciplinaire d’experts se rend sur les lieux où va être réalisé l’activité pour mener une étude approfondie du milieu physique (sols, cours d’eau…), biologique (faune et flore) et socio-économique (peuplement humain, activités économiques…) et définir les modifications engendrées par l’implantation de l’activité minière. Chaque projet requiert donc une étude d’impact environnemental spécifique liée à la mise en œuvre du chantier pour lequel le permis environnemental est demandé. Pour mener à bien l’EIA, deux types d’information sont nécessaires. D’une part, le cahier des charges du projet. D’autre part, les informations relatives au milieu local. Les experts récoltent tout d’abord des informations de terrain et formulent ensuite un état des lieux avant la réalisation du projet. Ces différentes activités conduisent à la production de cartes thématiques proposant une localisation des espaces particulièrement sensibles ou des foyers de peuplement, des terres cultivées et de la répartition des ressources hydriques. À l’issue de cette première étape, chaque spécialiste est en mesure d’analyser l’influence du projet sur le milieu et peut prévoir des scénarios d’évolution à moyen terme.

La seconde étape est celle de l’identification des affectations possibles. C’est à ce moment que les informations relatives au projet sont incluses dans l’analyse. Le groupe d’experts procède alors à un travail de projection. L’idée est d’envisager les scénarios de transformation du contexte local pendant la réalisation des travaux d’implantation et dans la phase de fonctionnement routinier de l’activité. Les affectations identifiées sont alors évaluées. Les affectations positives sont prises en compte au même titre que les effets négatifs. Chaque groupe de travail propose donc un scénario de l’évolution des sols, du milieu aquatique, des activités économiques suite à l’implantation de l’activité. Cette étape de valorisation des impacts se fait d’abord par spécialité pour ensuite aboutir à une valorisation globale du niveau d’affectation du milieu par le projet. Il convient toutefois de remarquer que la valorisation des impacts est purement arbitraire. En effet, il est très difficile d’envisager la modification du comportement d’une espèce animale ou encore de mesurer avec précision la transformation du tissu économique. Dès lors, la valorisation des impacts résulte d’une appréciation personnelle de l’expert.

La valorisation des impacts donne lieu à la formulation du plan de gestion environnementale (PMA) qui propose différentes mesures pour contrôler les affectations négatives sur l’environnement et les populations.

Le plan de gestion environnementale (PMA) : compenser les affectations

 Le PMA contient les actions à mettre en place pour prévenir, mitiger, contrôler et compenser les possibles effets ou impacts environnementaux négatifs dérivés d’un nouveau projet. Si l’élimination des externalités du projet sur l’environnement est impossible, le PMA a pour objectif essentiel la matérialisation des principes du développement durable. En ce sens, il convient de « prévenir », « mitiger », « contrôler » et « compenser » les impacts identifiés. Nous citons les définitions proposées établies, en 2014, par l’Association internationale de l’Évaluation d’Impacts (IAIA) :

– Prévenir : prévoir la nature, la magnitude, l’extension et la durée des principaux impacts.

– Mitiger : introduire des mesures pour éviter, réduire, remédier ou compenser tout impact négatif significatif.

– Compenser : prendre des mesures pour compenser les effets pervers résiduels qui n’auraient pas pu être entièrement éliminés.

Le PMA impose des aménagements nécessaires afin de limiter les impacts à chaque étape de mise en œuvre, lors du chantier puis lors de la phase de fonctionnement. L’entreprise doit alors suivre la série de recommandations établies par l’équipe chargée de l’EIA. Les mesures de mitigation touchent aux conditions de réalisation des chantiers. Il s’agit de réduire l’impact sur les formations géologiques en localisant précisément le lieu de l’extraction des matériaux ou bien leur abandon et d’établir un plan rigoureux pour encadrer l’installation des campements ouvriers. Ces mesures de caractère obligatoire relèvent d’un contrôle logistique des activités. Pour autant, la majorité des dommages sont issus des conséquences à moyen et long terme induites par son fonctionnement. Dans ce cas, les mesures de prévention et de mitigation sont limitées et le PMA s’en tient à fixer des mesures compensatoires. Dès lors, on considère, par exemple, que l’agrandissement d’une aire protégée compense l’impact produit par l’activité ou encore la mise en place de programmes sociaux à destination des habitants de la zone. Le PMA cherche en quelque sorte à restaurer l’équilibre environnemental après l’implantation de l’activité. Afin d’assurer la pertinence de ces mesures, celles-ci doivent être concertées avec les populations locales.

Le dilemme de la concertation locale des projets

La concertation des populations locales fait partie des obligations à remplir pour obtenir le permis environnemental. Elles sont réalisées au même moment que l’EIA et constituent un apport essentiel du plan de gestion environnemental. Comme nous l’avons vu, l’essentiel des mesures du PMA sont des mesures compensatoires. Elles concernent donc principalement les populations.

Il y aurait beaucoup à dire au sujet des mécanismes de concertation. En effet, les procédures sont variées et vont de la simple socialisation des projets à une réelle consultation et une recherche de consentement préalable des populations. Les obligations légales varient aussi en fonction du type de population concernée. Dans le cas des populations autochtones, un droit au consentement préalable peut être revendiqué alors que les « simples » populations paysannes ne peuvent y avoir droit. Si bien que les enjeux de participation des populations locales  sont au cœur des conflits locaux. Un traitement détaillé de cette question nous éloignerait de notre sujet. Néanmoins, il convient de signaler la présence des mécanismes de concertation au sein du permis environnemental. En effet, l’obtention du permis veut donc dire, d’un point de vue institutionnel, que les concertations locales ont été réalisées conformément aux obligations légales. Le maintien des conflits locaux en dépit de l’attribution du permis environnemental permet donc de questionner le poids de ces mécanismes dans la procédure de réalisation de l’EIA.

Finalement, le rapport contenant l’EIA et contenant le PMA est rendu à l’autorité environnementale qui procède à son évaluation. L’autorité environnementale peut donc attribuer le permis environnemental qui est délivré au porteur de projet ou ajourner la demande et imposer la réalisation d’études complémentaires. En ce sens, la procédure d’obtention du permis environnemental confère aux autorités environnementales une capacité de blocage à l’implantation d’activités économiques. Dès lors, l’attribution rapide des autorisations ou au contraire leur refus joue un rôle crucial dans la rapidité de mise en œuvre.

Nous souhaitons poursuivre cette analyse à l’aide de l’étude du placement institutionnel de l’outil. En effet, le pouvoir de contrainte exercé par le contrôle environnemental dépend de l’autorité chargée d’attribuer le permis. Nous montrerons que l’étude du contrôle environnemental en Colombie et au Pérou permet d’expliquer que la multiplication des projets extractifs et de leur mise en œuvre rapide au Pérou est permise par la souplesse du contrôle environnemental.

Le placement institutionnel de l’outil : un enjeu politique

Si le permis environnemental permet, en théorie, d’assurer un contrôle des activités minières par l’État, la comparaison des modalités d’obtention du permis environnemental en Colombie et au Pérou montre que la préservation de l’environnement n’a pas le même statut dans les deux États. En effet, les États ont tout deux repris l’instrument du permis environnemental, mais ne l’ont pas institutionnalisé au sein des mêmes structures. Ces divergences permettent de montrer comment le placement institutionnel de l’outil est essentiel pour comprendre le niveau de contrainte des politiques environnementales et de proposer quelques pistes explicatives de la multiplication des conflits locaux au Pérou.

Nous montrerons que la politique environnementale colombienne peut être considérée comme une véritable contrainte pour la mise en œuvre des activités minières alors que le contrôle environnemental est quasi-inexistant au Pérou. Nous proposons une représentation graphique du placement institutionnel du permis environnemental en Colombie et au Pérou. Pour ensuite expliquer les conséquences pratiques de chacun des modèles.

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Source : Élaboration de l’auteur.

Ce graphique montre que l’État colombien que le contrôle environnemental relève d’un ministère indépendant : le ministère de l’environnement. En revanche, dans les institutions péruviennes, le permis environnemental est attribué par le ministère sectoriel correspondant à l’activité économique à réaliser. Par exemple, dans le cas d’un projet pétrolier en Colombie, l’entreprise privée devra solliciter l’approbation de l’étude d’impact environnementale et soumettre son plan de gestion au ministère de l’environnement. Celui-ci procédera à la vérification des documents et pourra le cas échéant demander des informations complémentaires sur les points litigieux. En revanche, un projet similaire au Pérou, sera évalué par un département spécifique du ministère des mines. Nous proposons une analyse des deux modèles de contrôle environnemental et des conséquences pratiques en matière de contrainte pour l’implantation des activités économiques.

Le modèle colombien : un système de contrôle environnemental centralisé

En Colombie, le permis environnemental est instauré en 1975. L’autorité chargée de son application est l’Institut National de l’Environnement et des Ressources Naturelles (INDERENA). L’outil est ensuite transféré au ministère de l’environnement lors de sa création en 1993. Le dispositif de contrôle environnemental est donc, depuis son adoption, mis en œuvre par des autorités indépendantes. L’analyse des demandes de permis environnemental est réalisée par des fonctionnaires du ministère de l’environnement chargés d’appliquer un corpus législatif homogène.

Dès 1993, un département autonome, chargé de l’attribution des permis environnementaux, est crée au sein du ministère de l’environnement. Il est responsable de l’examen des études d’impact environnemental et de l’attribution du permis. La même autorité administrative suit donc le cycle du projet dès la phase préparatoire des projets. À chaque étape, elle a la possibilité de demander des informations complémentaires, de refuser l’attribution du permis ou de l’accorder. En temps normal, la procédure dure environ un an. Mais dans certains cas complexes, notamment en regard du plan d’occupation des sols et de l’implantation à proximité ou à l’intérieur d’une aire protégée, ce délai peut augmenter très rapidement et durer plusieurs années. Les dernières réformes institutionnelles ont d’ailleurs renforcé l’autonomie du contrôle environnemental. Le permis est aujourd’hui attribué par une autorité indépendante : l’Agence National des Licences Environne-mentales (ANLA).

D’un point de vue institutionnel, ce modèle de contrôle environnemental « concentré » place le permis environnemental à la charge d’autorités environnementales indépendantes. Cette architecture institutionnelle permet la formation d’un véritable contre-pouvoir au sein de l’administration puisque des conflits peuvent opposer les ministères en charge de la préparation des concessions d’exploitation et le ministère de l’environnement. La possibilité de conflit et de blocage conduit à confirmer la fonction d’ « objet frontière[12] » du permis environnemental. Dans le cas qui nous occupe ici, il s’établit un rapport de force entre le ministère de l’environnement qui défend la législation environnementale et le ministère des mines qui soutient l’implantation des projets extractifs. En ce sens, le modèle centralisé contribue à faire de la politique environnementale une réelle contrainte dans la mesure où il peut retarder, amender, modifier le contenu des autorisations d’exploitation et bloquer sa mise en œuvre.

Par comparaison, le modèle de contrôle environnemental au Pérou est marqué par la faiblesse institutionnelle du ministère de l’environnement. Nous souhaitons montrer que cette situation relève des conditions d’attribution du permis environnemental.

Le modèle péruvien : une hiérarchie implicite des priorités

La politique environnementale péruvienne se structure en opposition au modèle précédent. Historiquement, le Pérou opte pour un système de contrôle environnemental « diffus ». L’État péruvien fait des départements « environnement » de chaque ministère, l’autorité compétente pour attribuer les autorisations environnementales. La vérification des documents présentés sera donc réalisée par des fonctionnaires du ministère des mines, qui appliquent un corpus législatif sectoriel. Ce modèle, hérité de l’administration Fujimori, n’a jamais été remis en cause. Ce choix relève donc d’un parti pris politique en faveur de la promotion de l’économie extractive comme matrice économique. Nous proposons d’étudier les spécificités du contrôle environnemental des projets extractifs au Pérou.

« Le décret législatif 757, loi visant à promouvoir l’investissement privé (sous Fujimori en 1991), stipule dans ses articles 50 et 51 que l’autorité environnementale est sectorielle. La législation environnementale est par excellence une législation sectorielle. Une entreprise minière est soumise à l’autorité environnementale du ministère des mines. Une entreprise de pêche est régulée par le ministère de la production[13] ».

En ce sens, l’application de la législation environnementale dans le cadre des projets miniers est contrôlée par le ministère des mines. Dans le même ordre d’idées, chaque secteur a la capacité de définir ses propres normes environnementales. Par conséquent, la législation environnementale est fragmentée et d’une portée inégale selon les secteurs.

Ce modèle est emblématique d’une situation de conflit d’intérêt. On comprend aisément que le ministère des mines préfère agir en faveur des objectifs sectoriels que d’appliquer la législation environnementale de façon restrictive.  Le contrepoids exercé par le ministère de l’environnement indépendant n’existe pas au Pérou. Dans ce contexte, le permis environnemental perd sa qualité d’objet frontière pour se subordonner aux intérêts sectoriels. Il relève simplement d’un artifice de procédure visant à maintenir la cohérence législative au sein de l’État.

Une réforme institutionnelle a été réalisée au Pérou en 2008 avec la création d’un ministère de l’environnement. Toutefois, l’attribution du permis environnemental ne fait pas partie de ses compétences. Celui-ci peut seulement procéder à la vérification aléatoire des procédures. Malgré la création formelle d’une politique environnementale indépendante, la réalité du contrôle environnemental reste aux mains des ministères sectoriels.

Dès lors, le choix d’un modèle de contrôle environnemental sectoriel indique une hiérarchie des priorités d’action publique en faveur des intérêts sectoriels puisque la politique environnementale est diluée et soumise aux intérêts sectoriels. Par conséquent, ce modèle de contrôle environnemental diffus peut être mis en relation avec l’exécution plus rapide des projets et dans un cadre peu contraignant pour le secteur privé. Nous citons les propos de l’ancien ministre de l’environnement péruvien, Ricardo Giesecke, lors d’un entretien publié par le quotidien La Primera :

« Question : Vous avez été ministre de l’environnement du gouvernement d’Ollanta Humala. Que pensez-vous de la gestion actuelle du ministère ?

Réponse : Le ministre de l’environnement fait ce qu’on veut bien lui laisser faire et non ce qu’il doit faire. Il reste un archiviste des études d’impact environnementale.

Q : Et vous en avez fait autant lorsque vous étiez en charge du ministère ?

R : Ça a toujours été comme ça.

Q : De quoi dépend le changement ?

R : Les choses changeront quand le gouver-nement comprendra que l’environnement fait partie d’une politique d’excellence pour le pays, que les investissements doivent être bien faits[14] ».

Pour conclure, le permis environnemental peut être envisagé comme un objet frontière en Colombie, dans la mesure où le ministère de l’environnement dispose d’une réelle capacité de blocage et de modification du projet. En revanche, au Pérou, il relève plus d’un impératif de mise en cohérence de l’action publique et de respect des « bonnes pratiques » de gouvernance que d’un réel mécanisme de contrôle environnemental. Pour reprendre les propos de Jairo Silva, on assiste en Colombie à une « véritable lutte sectorielle[15] » entre le ministère de l’environnement et les ministères sectoriels alors qu’au Pérou, la politique environnementale ne semble avoir aucune influence coercitive. L’arbitrage entre deux objectifs incompatibles semble donc engagé vers une certaine pondération des activités économiques par la législation environnementale en Colombie alors que le Pérou semble arbitrer en faveur des objectifs de politique macroéconomique.

Même si la faiblesse du contrôle environnemental ne permet pas d’expliquer ce qui se joue au cœur des mobilisations sociales, cet élément est à prendre en compte dans l’analyse des conflits locaux dans la mesure où la mise en œuvre parcellaire du contrôle environnemental renforce les critiques sur la légitimité de l’action publique menée par le gouvernement péruvien.

Notes:

[1] Doctorante en science politique, Laboratoire CERSA, Université Panthéon-Assas, aljarrier@gmail.com

[2] Pierre Muller, « Esquisse d’une théorie du changement dans l’action publique. Structures, acteurs et cadres cognitifs », Revue française de science politique, vol 55, n°1, 2005.

[3] S.L. Star, J.R. Griesemer,  « Institutional Ecology, ‘Translations’ and Boundary Objects: Amateurs and Professionals in Berkeley’s Museum of Vertebrate Zoology », Social Studies of Science, 1989.

[4] M. Rodriguez Becerra, Espinoza, Gestión ambiental en América Latina y el Caribe. Evolución Tendencias y Principales Prácticas., Banco Interamericano de Desarrollo, Washington, 2002.

[5] P. Lascoumes, P, Le Galès, Gouverner par les instruments, Presses de Sciences Po, Paris, 2005.

[6] P. Lascoumes, P, Le Galès, op. cit. 2005.

[7] Ibid.

[8] Ibid,

[9] M. Rodriguez Bercera, Espinoza, op. cit., 2002.

[10] Ce dispositif générique a été crée aux États-Unis sous le terme Environmental Impact Assessment (EIA). En France, la terminologie utilisée est la suivante : Étude d’Incidence sur l’Environnement (EIE). Dans le contexte sud-américain, le terme de référence est celui d’Estudio de Impacto Ambiental (EIA). Pour des raisons de clarté de l’exposé, nous traduisons l’appellation et gardons l’usage du sigle EIA au cours des développements.

[11] De la même manière, le terme utilisé en France est celui de plan de gestion environnemental (PGE). En Amérique du Sud, le terme choisi est celui de plan de manejo ambiental (PMA). Pour maintenir la cohérence, nous traduisons l’expression en français mais nous garderons le sigle utilisé en Amérique du Sud.

[12] S.L. Star, J.R.Griesemer, art. cit., 1989.

[13] Entretien avec Isabel Calle, SPDA, Lima, avril 2012.

[14] « Ministerio del Ambiente es un archivador de EIA. Entrevista al ex-ministro Ricardo Giesecke », La Primera, 1er juin 2013.

[15] Entretien avec Jairo Silva, Bogotá, janvier 2011.