Patrice Allard, Rédacteur en Chef de Informations et Commentaires
En 2013, la croissance moyenne des produits intérieurs bruts (PIB) des pays de l’Afrique subsaharienne s’est élevée à 5 %, plus que la moyenne mondiale estimée autour de 3 %. Un tel résultat devrait soulever, du côté des Africains, l’espoir de connaître, enfin, une vie meilleur. Du côté des pays des Centres, il suscite bien des intérêts. Ainsi, à l’occasion du sommet États-Unis/Afrique, le Président Obama dessinait-il un avenir radieux pour ce continent : « L’Afrique contribuera à façonner le monde comme elle ne l’a jamais fait auparavant ». Pourvu, devait-il ajouter, que restent réunies les quatre conditions essentielles que constituent la croissance vertigineuse de certaines économies, le développement d’une classe moyenne, une population jeune et un essor démographique. De tels pronostics, fondés sur quelques chiffres parmi lesquels celui mesurant la croissance de la production occupe une place centrale, ne sont-ils pas un leurre ?
En ne retenant que le chiffre de la croissance, il est sans aucun doute permis de craindre une confusion. Nous connaissons tous la nécessaire distinction entre la croissance (l’augmentation des principales grandeurs économiques d’un pays, trop souvent limitées au seul PIB) et le développement (changement des structures économiques, sociales et politiques d’un pays qui s’accompagne d’une meilleur intégration économique, d’une moindre dépendance et de l’amélioration de la satisfaction des besoins essentiels de l’ensemble de la population). Il ne saurait être question d’y revenir ici. Par contre, il serait sans doute opportun de porter le regard sur la fiabilité des chiffres avancés pour rendre compte d’une croissance, et tout particulièrement sur le taux de croissance annuel d’une économie. En effet, que signifie la croissance de 5 % par an du PIB d’un pays périphérique ?
Une première remarque doit être faite. Les valeurs ajoutées dégagées par les différents agents présents sur le territoire national, productifs ou réputés non productifs, dont la somme constitue le PIB, ne sont pas connues avec une totale précision. Cela conduit à devoir accepter une certaine marge d’inexactitude[1]. Il y a tout lieu de penser que cette marge est plus importante dans le cas d’un pays périphérique. La désarticulation des activités économiques se combine à l’inégale fiabilité des informations lorsque celles-ci proviennent d’un secteur industriel ou tertiaire moderne ou lorsqu’elles proviennent d’une agriculture ou d’un commerce traditionnel. En outre la présence d’un secteur informel, parfois en développement rapide, pour lequel n’existe aucune information directe, accroît la difficulté de connaître avec précision les valeurs ajoutées. Enfin l’efficacité de l’appareil statistique, comme la qualité des contrôles opérés dans un pays périphérique, augmentent cette marge d’inexactitude. La faible performance des contrôles peut constituer, pour les agents, un encouragement à travestir une partie de leur activité réelle[2]. Ainsi, avec une marge d’inexactitude de l’ordre de 3 %, les 5 % de croissance annuelle obtenus par une économie périphérique peuvent tout aussi bien interprétés comme une situation de croissance très rapide (5+3=8 %) ou comme une croissance lente (5-3=2 %).
En second lieu, il convient également de remarquer que la mesure de ces différentes valeurs ajoutées peut et doit être affinée au fil du temps, au fur et à mesure que des corrections peuvent lui être apportées à partir de meilleurs estimations ou de données corrigées. Ainsi le taux de croissance connu le plus tôt, dès la fin de l’année écoulée, est le moins précis. En France, le taux de croissance d’une année fait l’objet de trois publications, donnant bien sûr trois chiffres distincts. Le premier constitue une donnée provisoire établie peu après la fin de l’exercice comptable. Le second, publié deux ans après, reste provisoire mais incorpore les premières corrections faites. Le troisième est définitif, incluant les dernières corrections apportées, mais n’est connu qu’au bout de quatre ans[3]. Les méthodes utilisées dans les pays en développement sont du même genre, de sorte que se pose, aussi bien chez eux que dans les pays développés, la même question : pourquoi accorder une telle importance au premier de ces chiffres et à peu près passer sous silence les suivants, pourtant plus précis ? En effet l’importance sans doute excessive accordée à la mesure la plus précoce qui est aussi la moins certaine mérite d’être mise en question. La faute peut être mis à la charge des décideurs politiques. « Certains politiques ont parfois une vision trop utilitaire du chiffre dans un horizon de temps trop court », signale le Président du Conseil national de l’information statistique (CNIS), Jean-Pierre Duport[4]. Il peut être rétorqué à cette critique que la connaissance de la croissance d’une économie est une information stratégique lorsqu’il s’agit de décider des politiques économiques (et monétaires) à conduire dans cette économie. En ce sens, l’attente nécessaire pour obtenir le chiffre le plus précis conduirait à des délais bien trop longs pour choisir ces dernières et ruinerait leur éventuelle efficacité. Il n’y aurait donc d’autre alternative que de considérer comme assurée la première des estimations de cette mesure. Cependant ceci pose bien évidemment une question de rationalité économique : que penser de choix de politiques décidées à partir de l’estimation la moins fiable d’une donnée ?
Par ailleurs la croissance des PIB des pays d’Afrique subsaharienne, comme c’est le cas pour de nombreux pays périphériques, dépend souvent des résultats de quelques activités, souvent des industries extractives ou de la production d’une agriculture d’exportation. Une bonne récolte ou la hausse du prix international d’un produit de base peut induire une croissance forte ; mais que dire alors de sa durabilité ? Cela pose bien évidemment la question de l’horizon temporel dans lequel est lue cette information. Privilégier le court terme n’a aucun sens économique et ne peut répondre qu’au besoin du décideur politique de justifier ses choix, les confortant, aux yeux du public, lorsque le chiffre est bon, ou devant rassurer ses concitoyens lorsque le chiffre est moins bon (ce chiffre ne peut être mauvais). Une telle lecture à court terme n’a d’intérêt qu’au regard de la légitimité des gouvernants qui attribuent le résultat à la seule politique qu’ils ont engagée, ou aux mauvais choix de leurs prédécesseurs. Ce n’est que rapporter aux chiffres des années précédentes, donc dans une perspective de moyen terme, que le taux annuel d’accroissement du PIB (corrigé de l’inflation) peut prendre un sens économique, indiquant une accélération, un ralentissement ou une inversion de la croissance de la production d’une économie.
D’autre part le PIB est constitué par l’addition des valeurs ajoutées dégagées par les agents productifs, ménages et entreprises (qui constitue le PIB marchand), et celles estimées, issues de l’activité des agents non directement productifs, principalement des administrations publiques et privées (le PIB non marchand). Ainsi la croissance peut résulter de l’augmentation de la valeur ajoutée dans l’un et/ou l’autre de ces PIB. Dans les pays périphériques, l’importance de l’aide et des emprunts extérieurs pour financer l’action des pouvoirs publics, tout comme l’activité des organisations non gouvernementales (ONG), peuvent générer une augmentation conséquente du PIB non marchand, entraînant celle de l’ensemble du PIB. La croissance ainsi observée est-elle durable ? Est-elle la marque d’un réel progrès ? Il est permis d’en douter. Ces emprunts ou l’aide lorsqu’elle est reçu sous une autre forme que le don engagent, pour le long terme, la future épargne nationale dans le règlement du service de la dette, à moins que les investissements des pouvoirs publics et des ONG ne conduisent à un véritable processus de développement.
L’actuelle focalisation de l’attention sur quelques chiffres symboliques, voir sur un seul, celui du taux de croissance, n’est pas sans danger. Ce culte du chiffre unique, lorsqu’il est utilisé comme argument de politique auprès de citoyens peu avertis, peut affaiblir leur sens critique et les conduire vers un monde moins démocratique. Ce culte peut également égarer l’observateur attentif l’écartant du monde économique concret au profit d’un imaginaire où la croissance et sa mesure deviennent les clés d’un progrès à la fois technique et social.
Comment se protéger de telles dérives ? Selon certains, il conviendrait de développer une « culture de la source ». Il serait nécessaire de « préciser la façon dont, par exemple, les statistiques ont été construites » et admettre « que ce ne sont jamais des données brutes mais des données travaillées par les statisticiens selon les conventions en vigueur[5] ». Cette culture peut-elle suffire ? Sans doute pas. Avec la mondialisation et sa crise, l’évolution des sociétés, développées ou non, s’opère dans la discontinuité[6]. Il devient difficile de cerner le changement social ; les processus économiques deviennent fluctuants, voir réversibles. Le chiffre de la croissance ne devient alors compréhensible que resitué dans son environnement économique et social. Il convient alors de l’éclairer par d’autres informations chiffrées telles que l’espérance de vie, l’évolution de la durée du travail, celle du chômage et de tous les indicateurs capables de saisir des changements sociaux comme celui de l’émergence de nouvelles classes sociales. Ceci semble logique mais, en ce cas, la démarche change et, avec elle, le paradigme qui la sous-tend. La croissance n’est plus le phénomène quantitatif clé de tout progrès. C’est du développement et de sa saisie au moyen d’un ensemble d’indicateurs dont il s’agit ici. Une autre démarche se fait jour. Comment, au moins partiellement, établir des mesures quantitatives d’un phénomène dont la nature demeure principalement qualitative ? Cette démarche n’est pas nouvelle. « Mesurer le développement », nous le rappelons, a été le thème du travail de Gilbert Blardone que notre revue a publié dans son numéro 154 (janvier-mars 2011).
Notes:
[1] Lorsque le chiffre mesurant la croissance d’une économie est faible, entre 0 et 1 % par exemple, la marge d’inexactitude est plus forte que le taux de croissance. Cette économie peut alors aussi bien se trouver en situation de stagnation (ou en croissance très lente) que connaître une récession. En conséquence, les commentaires et analyses qui accompagnent trop souvent la publication d’un taux de croissance de 0,2 ou 0,3 % par an peuvent laisser rêveurs leurs lecteurs. Cf. Charles Le Lien, « Croissance : l’idolâtrie du chiffre », Revue politique et parlementaire, volume 114, n°1065, octobre-décembre 2012 ; article repris en partie par la revue Problèmes économiques, n°3090, seconde quinzaine de mai 2014.
[2] Le flou des données relatives à leur production, fournies par les entreprises extractives, est bien connu. De nombreux exemples l’illustrent.
[3] Donc le chiffre le plus précis mesurant la croissance de l’économie française pour l’année 2013 ne sera connu qu’en 2017. Cf. Charles Le Lien, article cité, 2012.
[4] Jean-Pierre Duport, « À quoi servent les chiffres ? », La finance pour tous, 13 février 2014, sur le site : <lafinancepourtous.com>, texte synthétisé par la revue Problèmes économiques, n°3090, mai 2014.
[5] « À quoi servent les chiffres ? », article cité, 2014.
[6] Ibid.