Catherine Locatelli*
La crise entre la Russie et l’Ukraine met au premier plan la question de la diversification des fournisseurs gaziers de l’Union européenne (UE), l’Ukraine étant une voie de transit majeure pour la fourniture gazière russe vers l’Europe. L’ouverture d’un quatrième corridor d’approvisionnement, par le Caucase – ou voie Sud –, objectif aujourd’hui poursuivi par l’UE, est ainsi censée répondre à ses deux préoccupations, diversification gazière et limitation du risque russe. Cette stratégie vise en effet, d’une part à approvisionner l’Europe en gaz de la Caspienne plus spécifiquement en provenance d’Asie centrale et, d’autre part, à amener ce gaz par une route d’exportation qui évite la Russie. L’objectif est donc double, de nouveaux fournisseurs et de nouvelles routes gazières
Différents facteurs sont cependant susceptibles de mettre en question la faisabilité et la crédibilité de cette stratégie. La matérialisation du « corridor Sud » d’approvisionnement de l’Europe se heurte à une contrainte économique forte, celle de la disponibilité en gaz, c’est-à-dire des réserves accessibles. Elle est aussi relative aux politiques menées par les États producteurs. Leur stratégie de diversification des marchés, soit une mise en concurrence des marchés européen, asiatique (chinois) et russe, est susceptible de limiter l’offre disponible pour l’Europe. D’autres contraintes, plus géopolitiques, concernent les incertitudes politiques régionales majeures résultant des tensions nées de l’effondrement de l’Union soviétique et de l’influence extérieure de certains acteurs, comme les États-Unis, la Chine, la Turquie, voire l’Iran.
La stratégie de diversification de l’UE par la voie caucasienne
Suite à l’effondrement de l’Union soviétique, les pays de la Caspienne sont très vite apparus pour l’UE, relayée en cela par l’Agence internationale de l’énergie et le gouvernement américain, comme une source de diversification privilégiée, tant en matière pétrolière que gazière. Cette zone émergeait en effet comme une alternative crédible à la dépendance de l’Europe vis-à-vis de l’OPEP et de la Russie[1]. Par ailleurs, les différentes crises gazières avec l’Ukraine (2006 et 2008), et la crise actuelle ont montré la fragilité du transit du gaz russe par l’Ukraine qui porte sur un volume de 85 Gm3 (milliards de m3). Elles justifient une stratégie de diversification de l’UE vers d’autres fournisseurs gaziers.
Le choix de diversifier l’approvisionnement de l’UE à partir du gaz d’Asie centrale (principalement Turkménistan et Kazakhstan) et de l’Azerbaïdjan se justifie par l’importance des réserves gazières de cette zone. Même si celles-ci sont encore mal évaluées, elles sont suffisamment importantes pour envisager des niveaux d’exportation significatifs vers l’Europe (cf. tableau 1).
Tableau 1 : Les réserves prouvées de gaz naturel de certains pays de la Caspienne, 2012
Réserves prouvées
|
Production | Consommation | |||
Gm3 | % total mondial | Gm3/an | % total mondial | Gm3/an | |
Azerbaïdjan | 900 | 0,5 | 15,6 | 0,5 | 8,5 |
Kazakhstan | 1 300 | 0,7 | 7,8 | 0,2 | 9,5 |
Ouzbékistan | 1 100 | 0, 6 | 56,9 | 1, 7 | 47, 9 |
Turkménistan | 15 700 | 9, 3 | 64, 4 | 7, 8 | 23,3 |
Source : BP Statistical Review of World Energy, June 2013
On peut tabler pour le Kazakhstan sur des niveaux de production de gaz naturel de l’ordre de 61,5 Gm3 en 2015 et de 250 Gm3 pour le Turkménistan en 2030[2]. Notons toutefois que ces chiffres ne sont en rien comparables à ceux envisagés pour la Russie, 685-745 Gm3 en 2015, 803-837 Gm3 en 2020 et 885-940 Gm3 en 2030 selon la Stratégie énergétique 2020 publiée par le ministère de l’Energie russe en 2009.
La voie de diversification « caucasienne »
Cette diversification de la fourniture gazière de l’Europe à partir de l’Asie centrale et de la Caspienne en général passe par l’ouverture d’un quatrième corridor (de gazoducs), à travers le Caucase. À ce jour, trois corridors principaux assurent la fourniture gazière de l’Europe à partir de la Russie, de l’Afrique du Nord (principalement l’Algérie) et de la mer du Nord (Norvège et Royaume-Uni, cf. encadré 1). Ce nouveau corridor contribuerait donc à une diversification des voies d’exportation (et pas seulement des sources d’approvisionnement), répondant ainsi à la stratégie prônée par les États-Unis[3].
Initialement, le principal projet de gazoduc envisagé par le Caucase et soutenu par l’UE était celui du Nabucco, développé par les compagnies OMV (Autriche), leader du projet, Botas (Turquie), MOL (Hongrie), Bulgargaz (Bulgarie) et Transgaz (Roumanie), chaque compagnie détenant 20 % (cf. tableau 2). Ce gazoduc permettrait d’approvisionner l’Europe en gaz en provenance principalement du Turkménistan et de l’Azerbaïdjan, voire du Kazakhstan et éventuellement du Moyen-Orient, Iran, Irak ou même Égypte. Sa capacité serait de l’ordre de 30 Gm3 en 2020. La moitié du gaz transporté devrait fournir les pays traversés par le gazoduc, le reste étant destiné à partir du hub de Baumgarten (Autriche) à alimenter les marchés autrichien, allemand et italien. Sa date de mise en service est prévue pour 2014 avec un coût estimé de 8 à 9,7 milliards d’euros. Mais la réalisation de gazoducs complémentaires doit être envisagée pour rendre ce projet crédible, en particulier le Transcaspien sous la mer Caspienne, pour transporter le gaz du Turkménistan jusqu’au South Caucasus Pipeline (Bakou, Tbilissi, Erzerum). Dès lors, il est peu probable que le Nabucco soit, au moins à court terme, réalisé.
Quatre autres gazoducs par le Corridor Sud sont aujourd’hui à l’étude, à savoir le SouthStream (projet russe), l’Interconnector Grèce-Italie (IGI), le Trans Adriatic Pipeline (TAP) et le Trans Anatolian Gas Pipeline (TANAP), (cf. tableau 2). Ces derniers témoignent d’un plus grand degré de faisabilité que le Nabucco.
Encadré 1 : Les trois corridors d’approvisionnement gazier de l’UE
La capacité potentielle d’exportation de ces corridors pourrait être augmentée pour satisfaire la croissance de la demande gazière de l’UE, mais ne constitue pas une diversification des sources d’approvisionnement.
L’axe Nord : les gazoducs en provenance de la mer du Nord
Ces gazoducs, en provenance principalement de la Norvège et des Pays-Bas, ont une capacité de près de 140 Gm3/an à destination principalement de l’Allemagne (capacité totale de 55 Gm3/an), de la Belgique (Zeebrugge), de la France (Dunkerque) et du Royaume-Uni (capacité totale de l’ordre de 40 Gm3/an). Deux interconnectors existent entre le Royaume-Uni et la Belgique, le Royaume-Uni et les Pays-Bas. Le corridor de la mer du Nord a cependant une capacité d’extension limitée en raison de l’épuisement des réserves gazières de l’Angleterre et des politiques de développement des réserves menées par la Norvège et les Pays-Bas.
Les gazoducs en provenance d’Afrique du Nord
Il s’agit essentiellement des gazoducs en provenance de l’Algérie à destination de l’Italie et de l’Espagne, et celui en provenance de la Libye à destination de l’Italie. Des extensions de capacités ainsi que la mise en œuvre de nouveaux gazoducs sont prévues tant pour l’Algérie que pour la Libye.
L’axe Est : les gazoducs en provenance de Russie
Il s’agit de trois principaux gazoducs, l’Euro Sibérien par l’Ukraine, le Yamal I par la Biélorussie et le NordStream par la Baltique à destination de l’Allemagne. Il faut ajouter le Blue Stream Pipeline, par la mer Noire à destination de la Turquie. Des extensions de capacités sont envisagées sur le Yamal avec la mise en œuvre d’un Yamal II. Mais, à ce jour, les objectifs de la Russie se concentrent principalement sur le SouthStream par l’Autriche à destination de l’Europe du Sud.
Tableau 2 : Les projets de gazoducs du Corridor Sud
Route | Capacité, Gm3/an | Longueur, km | Source du gaz | Date mise en service | Consortium | |
Nabucco | Turquie-UE par l’Europe centrale | 25,5-31 | 3 390 | Azerbaïdjan, Kazakhstan, Turkménistan, Iran | 2014 ? | RWE/OMV/
BEH/Botas/Transgas |
SouthStream | Russie-UE par l’Europe centrale | 63,0 | 3 200 | Russie | 2015? | Gazprom/ENI |
Trans Adriatic Gas Pipeline | Grèce-Albanie-Italie | 10,0 | 807 | Caspienne (Azerbaïdjan), Moyen-Orient | 2014? | EGL/Statoil |
Trans Anatolian Gas Pipeline | Par la Turquie | 16 | Caspienne (Azerbaïdjan) | 2017 | Socar/Botas/BP | |
Interconnector Grèce-Italie | Grèce-Italie | 8,0 | 520 | Caspienne, Moyen-Orient | 2012 | Edison/DESPA |
Sources : « Caspian And Central Asian Export Pipelines Assume Aura Of Most Serious Game », Middle East Economic Survey, 17 March 2008 ; « Nabucco Claims To Be Most Economic Gas Route For Europe Suppliers », Middle East Economic Survey, 30 November 2009 ; Shah Deniz 2 FID taken, Energy Economist, January 2014.
D’autres variantes auraient pu être envisagées pour acheminer le gaz de la Caspienne en Europe, notamment par l’Iran et par la Russie, au travers de son réseau de transport. Cette dernière solution supposait toutefois une libéralisation de l’industrie gazière russe avec en particulier un accès libre et égalitaire (ATR ou Accès des Tiers au Réseau) aux gazoducs de Gazprom pour tous les fournisseurs gaziers, dont ceux de la Caspienne. Le protocole de transit inclus dans le traité sur la Charte de l’énergie visait notamment cet objectif et à ce titre répondait explicitement aux enjeux de sécurité gazière de l’UE[4]. En l’absence d’une ratification du traité par Moscou et à cause de l’emprise croissante de Gazprom sur l’industrie gazière russe au travers d’un élargissement de son monopole d’exportation[5], la « voie russe », même si elle est économiquement rentable, n’apparaît plus comme une solution réaliste. Qui plus est, elle ne sort pas les pays de la Caspienne de « l’orbite russe » et ne permet donc pas de faire face au « risque russe » tel qu’envisagé par l’UE.
La diversification de l’approvisionnement gazier de l’Europe à partir de la Caspienne et de voies de transport par le Caucase se heurte toutefois à un certain nombre de contraintes économiques auxquelles peuvent s’ajouter des risques d’ordre géopolitique. Les problèmes économiques portent sur la capacité d’exportation des fournisseurs potentiels. En particulier, l’une des principales contraintes pesant sur le projet Nabucco réside dans les sources d’approvisionnement susceptibles d’être disponibles pour alimenter le gazoduc. Dans son rapport sur la sécurité énergétique de l’UE, Claude Mandil[6], ancien président de l’Agence internationale de l’énergie (AIE), souligne que ce gazoduc ne devrait pas recevoir plus de 20 Gm3/an de gaz azéri et turkmène, et conclut : « C’est insuffisant pour justifier un investissement d’une telle importance. Nabucco ne sera construit qu’avec la perspective d’acheminer du gaz russe ou iranien, ou les deux ». Dès lors sont privilégiés aujourd’hui les gazoducs de moindre importance, tels le Trans Adriatic Pipeline et le Trans Anatolian Gas Pipeline, ainsi que l’accroissement du gazoduc South Caucasus Pipeline (SCP) à travers l’Azerbaïdjan et la Géorgie. D’autres difficultés sont liées aux évolutions du marché gazier européen soumis aux normes et règles induites par la libéralisation, mais aussi à la faible demande gazière de la zone.
L’importance de la fourniture gazière en provenance de la Caspienne en question
La première incertitude en ce domaine porte d’une part sur l’importance des réserves en place et d’autre part sur la capacité des pays de la Caspienne à les mettre en production au rythme voulu. Aucun des trois pays riverains, Azerbaïdjan, Kazakhstan, Turkménistan, n’atteint 2 % des réserves mondiales. En comparaison, les réserves prouvées de la Russie représentent 23,4 % des réserves mondiales, celles de l’Iran 16 % et celles du Qatar 13,8 %. C’est cependant essentiellement le Turkménistan, voire le Kazakhstan (cf. tableau 1), qui disposerait des ressources suffisantes pour assurer une fourniture de long terme, seule capable de justifier la réalisation de gazoducs sur une aussi longue distance. Mais des instabilités juridiques et fiscales importantes continuent de marquer ces deux pays. Elles se traduisent par des délais importants dans la mise en production des gisements. Les démêlés des compagnies pétrolières internationales avec l’État kazakh concernant le gisement de Kashagan ou les retards dans sa mise en production en témoignent[7].
La deuxième incertitude porte plus spécifiquement sur la disponibilité du gaz turkmène. La possibilité d’approvisionner l’Europe en gaz turkmène est loin d’être acquise, en raison des contraintes pesant sur la réalisation du Transcaspien. Ce dernier, compte tenu de l’enclavement du Turkménistan et plus généralement des pays d’Asie centrale, apparaît plus ou moins incontournable pour crédibiliser une option vers l’Europe par le Caucase en raison de l’enclavement de ce pays. Celle-ci semble difficilement réalisable dans les conditions de tensions actuelles entre l’Azerbaïdjan et le Turkménistan ; tensions qui freinent le règlement du contentieux portant sur le statut de la mer Caspienne, lac versus mer, entre les États riverains[8].
La diversité des marchés à l’exportation
Les pays d’Asie centrale sont en mesure d’exporter du gaz naturel vers différents marchés. Il existe donc aujourd’hui une certaine concurrence avec l’Europe, qui peut poser question quant à la crédibilité du projet Nabucco. Par rapport à la situation des années 1990, les États producteurs de la zone (Azerbaïdjan, Kazakhstan et Turkménistan) réévaluent et modifient sensiblement leurs objectifs, tant en matière de marchés que de voies d’exportation. Ils entendent mettre en œuvre une politique de diversification des marchés et des routes d’exportation, notamment enfin d’éviter une trop grande dépendance à l’Europe[9]. Deux principales zones d’exportation autres que l’Europe leur sont offertes, la Russie[10] et surtout l’Asie. La Chine, l’Inde, le Pakistan sont ainsi appelés à devenir de forts importateurs de gaz naturel[11].
Les projets d’exportation vers l’Asie et la Chine
La concrétisation de certains projets de gazoducs, principalement à destination de la Chine et en provenance du Kazakhstan et du Turkménistan, laisse à penser que l’on se dirige vers des volumes significatifs d’exportation vers cette zone, d’autant plus que les besoins chinois en la matière pourraient devenir considérables. Les premières livraisons de gaz turkmène à la Chine datent de 2009[12]. Les différents accords signés depuis permettent d’envisager des exportations de l’ordre de 40 Gm3 en 2015 et de 65 Gm3 en 2020[13]. Ces exportations s’appuient sur le développement du Central Asia Gas Pipeline (CAGP), vaste système de transport reliant le Turkménistan à la Chine via le Kazakhstan et l’Ouzbékistan. Quatre gazoducs sont à ce jour en projet dans le cadre de ce réseau. Des exportations turkmènes vers l’Inde et le Pakistan pourraient également être envisagées, cette fois par une route passant par l’Afghanistan. Différents projets entre le Turkménistan et le Pakistan via l’Afghanistan (voire l’Inde) sont évoqués depuis les années 1990, dont le TransAfghan et le CentGas pipeline. Le Transafghan aurait une capacité de 30 Gm3/an et une longueur de 1 680 km. Mais les tensions politiques dans la zone, notamment en Afghanistan, les rendent à court terme difficilement envisageables. Ces exportations s’appuient également sur le développement d’un certain nombre de gisements turkmènes (notamment Galkynysh) en partie financé par les compagnies chinoises.
La diversification vers la Russie
La Russie elle aussi représente un marché significatif pour les exportations de gaz naturel du Kazakhstan et du Turkménistan, voire même de l’Azerbaïdjan[14]. Il semblerait que ce dernier soit également prêt à s’orienter vers une politique de diversification de ses routes d’exportation. Selon l’accord passé en 2003, le Turkménistan a fourni 45 Gm3 de gaz naturel à la Russie en 2008. Le nouveau contrat signé entre les deux pays en décembre 2009 prévoit des livraisons de 30 Gm3/an sur la période 2012-2018[15]. Ces contrats s’accompagnent d’accords sur le système de transport entre ces trois pays. Ils visent la réhabilitation et l’extension du réseau de gazoducs entre le Turkménistan et la Russie via l’Ouzbékistan et le Kazakhstan[16], et la construction du Caspian pipeline le long de la Caspienne[17].
Dans ce jeu complexe, la Russie s’avère ainsi être un acteur déterminant qui tente de rétablir son influence sur l’Asie centrale. Sa politique en matière d’hydrocarbures est susceptible de fortement influencer les relations gazières qui se nouent sur l’Asie centrale[18].
D’une part, elle tente de contrôler voire de limiter, sur le marché européen, une concurrence en provenance du Kazakhstan et du Turkménistan au travers d’une politique de contractualisation du gaz de la Caspienne[19] et de la mise en place d’un réseau de transport, le SouthStream. Celui-ci est en effet la réponse de la société gazière russe aux tentatives de diversification de l’Europe[20]. Il est à noter que les stratégies de certaines compagnies (E.ON, GDF pour le NordStream, ENI, EDF pour le Southstream) sont partie prenante de la concurrence qui se joue entre la Russie et la Caspienne pour l’approvisionnement en gaz naturel de l’Europe, dans la mesure où elles crédibilisent la voie russe.
D’autre part, elle rend son marché attractif car rentable, en acceptant de normaliser ses relations économiques avec les pays d’Asie centrale[21]. Gazprom s’est ainsi engagé à payer un « prix européen » pour ses importations gazières en provenance d’Asie centrale, mettant de manière explicite fin au système d’échanges hérité de l’Union soviétique[22].
Les problèmes d’ordre géopolitique
Ils résultent principalement d’incertitudes politiques régionales majeures marquées par des tensions entre les États nés de l’effondrement de l’Union soviétique et par l’influence extérieure de certains acteurs : Russie, États-Unis, Chine, Turquie[23]. La question de la sécurisation du transit pour des gazoducs d’aussi longue distance reste ainsi entière. La guerre d’août 2008 entre la Géorgie et la Russie, même si les infrastructures d’hydrocarbures n’ont pas été touchées, a matérialisé les incertitudes qui peuvent exister quant à la stabilité et la sécurité du 4e corridor d’approvisionnement par le Caucase[24]. Elle est venue rappeler qu’un certain nombre de conflits non résolus marquent la région[25].
Le dernier acteur incontournable à prendre en compte est la Turquie qui, de par sa position de transit, détient une partie des clés de la rentabilité du projet Nabucco et donc implicitement de la diversification gazière de l’UE. Des points d’achoppement demeurent, notamment sur la question des tarifs de transit entre l’Azerbaïdjan et la Turquie, ou de l’accès de la Turquie à une partie de la production transportée par Nabucco à des prix préférentiels[26]. Ces relations gazières s’insèrent d’une part dans un contexte politique régional complexe où les relations entre l’Azerbaïdjan, l’Arménie, la Turquie voire la Russie sont marquées par des conflits locaux, comme celui des territoires occupés du Nagorno-Karabakh ou du génocide arménien[27]. Elles s’inscrivent d’autre part dans le cadre des difficiles négociations de l’accession de la Turquie à l’UE.
* * *
L’approvisionnement de l’Europe en gaz d’Asie centrale par le couloir caucasien présente des fragilités et des limites. De nouvelles configurations d’échanges pourraient résulter des instabilités politiques des pays de transit que traverse ce « couloir gazier ». On a longtemps pensé que l’on s’orientait vers l’émergence d’une concurrence entre la Russie et la Caspienne pour l’approvisionnement de l’Europe. Les événements récents mais aussi les fondamentaux économiques démontrent que les options sont plus ouvertes et sans doutes plus complexes. En premier lieu, le marché européen pourrait se retrouver en concurrence avec le marché asiatique mais aussi russe pour une fourniture gazière en provenance de l’Asie centrale. Dans le même temps, l’objectif de diversification des marchés d’exportation poursuivi par la Russie serait susceptible d’induire une concurrence Europe-Asie pour la fourniture en gaz naturel russe. Certes, ces différents scénarios sont des options de long terme étant donné les infrastructures à mettre en place, mais on ne peut en aucun cas les exclure. Dans tous les cas, ces configurations s’avèrent problématiques du point de vue de la diversification de l’approvisionnement gazier de l’UE et donc de sa sécurité gazière dans un contexte libéralisé. Cette logique de diversification en direction de l’Asie centrale pose la question plus large des relations entre l’UE et la Russie, et de la renégociation d’un partenariat stratégique entre les deux zones.
Notes:
* Université Grenoble Alpes, CNRS, PACTE, EDDEN ; texte écrit en juin 2014.
[1] T. Gomart, « L’Europe marginalisée », Politique Internationale, n° 118, 2008 ; International Energy Agency, Caspian Oil and Gas : The supply potential of Central Asia and Transcaucasia. OECD, Paris, 1998.
[2] Cela lui permettrait d’assurer des exportations gazières de l’ordre de 200 Gm3 (Pétrostratégies, 9 juin 2008).
[3] Selon T. Gomart, op.cit., les États-Unis « (…) s’efforcent de promouvoir une multi pipeline diplomacy destinée à diversifier les routes d’exportation en contournant les pays dont les régimes sont jugés peu conciliants comme la Russie ou l’Iran ».
La création de l’oléoduc BTC (Bakou, Tbilissi, Ceyhan) en 1996 est la première concrétisation de ce nouveau corridor. D’une capacité de 1 Mb/j, il est pour l’heure essentiellement approvisionné par du pétrole azéri. Il devrait (condition impérative pour qu’il soit rentable) être approvisionné pour partie par du pétrole kazakh dont la capacité d’exportation sera sensiblement augmentée quand les trois grands gisements Kashagan, Karachaganak et Tengiz produiront au maximum.
[4] S. Seliverstov, Energy Security of Russia and the EU: Current Legal Problems. Note de l’Ifri, Paris, 2009.
[5] C. Locatelli, « Gazprom’s export strategies under the institutional constraint of the Russian gas market » OPEC Energy Review, vol. XXXII, n° 3, 2008.
[6] C. Mandil, “Sécurité énergétique et Union européenne : propositions pour la présidence française”, Rapport au Premier Ministre, Paris, 21 avril 2008.
[7] L’expérience de l’ENI sur le gisement de Kashagan (Kazakhstan) en est un exemple, avec des reports incessants dans la mise en production du gisement, prévue pour 2006 et reportée en 2016.
[8] En l’absence d’un accord sur le statut juridique de la Caspienne, mer versus lac, il est peu probable que des investissements soient engagés dans la réalisation d’un gazoduc transcaspien. Des tensions importantes existent aujourd’hui entre l’Azerbaïdjan et le Turkménistan concernant la délimitation des eaux territoriales et donc de la propriété de certaines réserves de la Caspienne. Les litiges portent notamment sur les gisements de Sedar/Kyapaz mais aussi de Chirag et Azeri (FSU Energy Argus, Vol. XIV, 31 July 2009).
[9] Ainsi, selon le ministre de l’Energie azéri, N. Aliev, diverses routes d’exportation du gaz s’offrent à l’Azerbaïdjan. Outre le projet Nabucco, on peut mentionner l’Interconnector entre la Turquie, la Grèce et l’Italie (ITGI), le gazoduc Trans-Adriatic et la voie russe (Tsakiris, 2009).
[10] J. Stern, The future of Russian Gas and Gazprom. Oxford Institute For Energy Studies, 2005.
[11] H. Peimani, “The Caspian Pipeline Dilemma: Political Games and Economic Losses. Praeger, Westport, 2001 ; J. Stern (ed.), (2008). Natural gas in Asia: The challenges of growth in China, India, Japan, and Korea”, Oxford Institute For Energy Studies, 2008.
[12] Un contrat de long terme (30 ans) permet au Turkménistan de livrer du gaz à la Chine (CNPC chinoise) depuis 2009. Un contrat de court terme pourrait permettre à la Chine d’importer 10 Gm3 de plus en provenance du Turkménistan (FSU Energy, Petroleum Argus, 1st Aug. 2008 et 8 January 2010).
[13] “China, Turkmenistan sign gas export expansion deals”, Energy Economist, October 2013.
[14] T. Babaly, « Prospects of export routes for Kashagan oil », Energy Policy, vol. 37, n° 4, 2009.
[15] Il représente une révision sensible du contrat signé en 2003 qui prévoyait des livraisons de 80 Gm3/an sur la période 2010-2028 (Argus Energy FSU, 21st August 2009 et 8 January 2010).
[16] L’objectif est de faire passer la capacité de ce réseau de 45-55 Gm3/an à 90 Gm3/an (N. Alba Saunal, « Les voies d’exportations du gaz d’Asie centrale vers l’Asie continentale. Principaux projets et perspectives », Focus Gaz, Ministère de l’Écologie, de l’Énergie, du développement durable et de la Mer, IFP, 2009).
[17] A. Kazantsev, article cité, 2008.
[18] S. Boussena, J.P.Pauwels, C. Locatelli & C. Swartenbroekx, Le défi pétrolier : questions actuelles du pétrole et du gaz. Vuibert, Paris, 2006 ; R. Ericson, « Eurasian Natural Gas Pipelines : The Political Economy of Network Interdependance ». Eurasian Geography and Economics, vol. 50, n° 1, 2009.
[19] J. Stern, op. cit., 2005.
[20] Notons que si ce dernier (au même titre que le NordStream) permettrait de diminuer pour partie le risque du transit par l’Ukraine, il ne constitue en aucun cas une voie de diversification des approvisionnements de l’UE.
[21] C. Locatelli, article cité, 2008.
[22] Durant toutes les années 1990, la Russie a acheté du gaz turkmène pour partie sur la base d’accords de troc et pour partie sur la base d’un paiement monétaire. Brill Olcott (« International gas trade in central Asia », in : D. Victor, A. Jaffe & M. Hayes, Natural Gas and Geopolitics : From 1970 to 2040, Cambridge University Press, Cambridge, 2006.) souligne que dans un tel système il est extrêmement difficile d’évaluer le prix réel du gaz étant donné l’opacité des accords de troc.
[23] A, Kazantsev, article cité, 2008.
[24] G. Winrow, «Problems and Prospects For the “Fourth Corridor”: The positions and Role of Turkey in Gas Transit to Europe», Oxford Institute for Energy Studies, NG 30, 2009.
[25] S. Yenikeyeff, “The Georgia-Russia standoff and the future of Caspian and central Asian energy supplies”, Oxford Institute For Energy Studies, Oxford Energy Comment, August 2008.
[26] T. Tsakiris, « Nabucco Intergovernmental Agreement boosts pipeline’s chances : Questions on viability remain », Middle East Economic Survey, Research Special Report, 31 August 2009.
[27] G. Winrow,op. cit., 2009.