L’accueil de migrants : une expérience d’interculturalité au Nord

Karine Gatelier[1]

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Cet article relate une expérience menée avec des étudiants grenoblois qui ont travaillé à l’ADA (Accueil des Demandeurs d’Asile) et cherche à montrer comment une telle démarche peut être formatrice. La question centrale posée est : comment faire de l’interculturel  « à la maison », au Nord ?

Comment aborder l’interculturel ?

À l’origine de la démarche se trouve un inventaire : de quoi dispose-t-on pour faire de l’interculturel ? Je suis anthropologue. L’anthropologie est une discipline scientifique qui propose une méthode pour aborder l’altérité. Si l’anthropologie puise ses origines dans des contextes politiques révolus et à travers des relations pour le moins douteuses avec des pouvoirs fort dominateurs, c’est que les premiers anthropologues ont accompagné l’expansion coloniale européenne dont cette discipline constituait un de ses instruments. Elle véhiculait donc un postulat de la supériorité de la culture du colonisateur sur celle du colonisé. Ainsi dans son vocabulaire, il semblait normal de parler de « société archaïque ». Le développement de cette discipline est donc passé par une nécessaire libération de l’ethnocentrisme dont elle était imprégnée. Elle a su se renouveler, évoluer, faire son autocritique et s’ouvrir à de nouveaux terrains. Il est loin  le temps où l’anthropologie se pratiquait dans les sociétés exotiques uniquement. Les nouveaux terrains de l’anthropologie la mettent en œuvre au cœur de nos sociétés post-modernes occidentales. Montrant ainsi que l’altérité est partout présente autour de nous : nos sociétés sont bien segmentées en collectivités de cultures distinctes qui se juxtaposent et se superposent. Il est donc ainsi possible d’appliquer le regard distancié de l’anthropologue, chez nous, à la maison.

En quoi l’anthropologie peut-elle aider à penser l’interculturel ? L’objectif immédiat est alors de penser l’interculturel pour qu’il ne soit pas un obstacle. Il impose de trouver les outils qui permettent d’agir en contexte interculturel ou dans une relation interculturelle. La démarche anthropologique propose trois concepts qui sont ici d’une grande utilité.

        Trois outils conceptuels anthropologiques

L’altérité : L’anthropologie a pour objet de décrire et de comprendre la différence culturelle ; son objet d’étude est cette différence-même pour l’éclairer. Cette différence pour être étudiée doit être appréhendée sans jugement de valeur. Ce n’est pas simplement prendre en compte le « fossé » des différences. L’altérité renvoie ainsi à la capacité de l’anthropologue à mettre sur un pied d’égalité toutes les cultures, les normes et les pratiques. Sa démarche invite à sortir de l’ethnocentrisme, à refuser une conception évolutionniste des cultures qui reste profondément ancrée dans la pensée occidentale. L’exemple de la dénomination impossible du musée parisien du Quai Branly en est une bonne illustration. Parler « d’arts premiers » suppose des « arts ultérieurs », ce qui renvoie une conception évolutionniste de l’art.

Ce refus de toute conception évolutionniste conduit à une définition large de la culture. Tout fait culture dans les comportements humains. Dire d’une tribu, d’une collectivité ou d’un peuple qu’il est « sans culture » n’a pas de sens. L’inverse mènerait à porter un jugement refusant l’attribut de culture à un groupement humain, un jugement de valeur.

Distanciation : Pour appréhender cette altérité sans jugement de valeur, on a besoin de se décentrer par rapport à qui nous sommes : pour ne pas observer l’autre à travers le prisme de ce qui nous sommes – parce qu’alors on n’apercevrait que le fossé entre soi et l’autre ; mais par un décentrement, un détachement de nos propres pratiques, nos normes, nos valeurs, il est possible d’envisager et de considérer d’autres modes de vie, d’autres codes, d’autres pratiques comme des possibles, des alternatives, c’est-à-dire sans jugement de valeur.

Cette mise à distance de soi ne vise ni la neutralité, ni l’impartialité. L’observateur ne saurait s’abstraire de sa propre culture. Les acteurs, institutions ou ONG, qui prétendent à la neutralité ou à l’impartialité de leurs actions, agissent en fonction de la culture propre de l’organisation. Cette distanciation est nécessaire pour être capable d’objectiver une situation ou une pratique. L’observateur ne peut pas échapper à sa propre subjectivité. L’anthropologie permet aux subjectivités de s’exprimer. Elle admet même qu’elle ne construit que sur des subjectivités, celle de l’anthropologue : point de statistiques, de formules, d’expériences reproductibles, uniquement les perceptions, par définition subjectives de l’anthropologue. C’est en contextualisant ses perceptions et ses interprétations que l’anthropologue construit son objectivation et une connaissance transmissible.

Le souvenir d’une expérience de terrain consistant en l’étude d’une communauté ouzbek me rappelle combien l’observation de l’autre restait fonction de ma propre subjectivité. Donner le prisme de sa propre subjectivité : femme, française, jeune, isolée dans une société musulmane, revient à objectiver comment sa propre subjectivité a influencé les jugements dans la démarche scientifique. C’est là une première étape de construction d’un discours scientifique.

Réflexivité : Contextualiser ses perceptions et les interprétations qui en découlent ne peut se limiter à l’objectivation de la propre subjectivité de l’observateur. Encore faut-il prendre en compte les effets de l’intrusion de l’observateur dans le monde de l’autre. Pour cela, on fait appel à la réflexivité : cette posture de questionnement permanent sur sa propre image, sa propre situation, sa perception par les autres. Une mise en perspective de soi dans l’univers des valeurs de l’autre.

Dans le cadre de l’étude de terrain évoquée précédemment, la réflexivité repose sur une question posée à chaque instant : qu’est-ce que mon image de femme, française, jeune, isolée dans une société musulmane, produit sur l’autre ? Une relation contraignante en découle qui oblige à rester « lisible » dans la subjectivité de l’autre.

Comment enseigner ces outils ?

 Les trois outils conceptuels donnant accès à l’interculturel étant ainsi donnés, il reste à mettre en œuvre une pédagogie visant à les transmettre à des étudiants. Plusieurs expériences ont été réalisées, avec des résultats divers.

Expérience 1 :

le cours théorique qui montre très vite ses limites. Ça ne marche pas. Le passage à la pratique concrète ne s’opère pas.

Expérience 2 :

transmettre des expériences individuelles. Mon expérience personnelle m’a fourni quantités d’exemples. D’autres témoignages qui analysent la réflexivité de leur propre situation peuvent compléter. Par ailleurs, l’organisation non gouvernementale Médecins du Monde a organisé un excellent colloque sur le thème : les anthropologues et l’humanitaire, dont un numéro de la revue Humanitaire a rendu compte. Elle rend bien service pour illustrer en quoi l’anthropologie aide les praticiens. Cependant, ça ne marche pas : l’expérience des uns n’est pas transmissible aux autres. Il faut soi-même expérimenter les choses pour les intérioriser et pour en tirer un enseignement.

Expérience 3 :

transmettre ces trois outils à travers un travail sur les valeurs. Le temps, l’argent, le travail etc. constituent des valeurs qui occupent des positions centrales dans les différentes cultures. La perception de celles-ci au moyen d’anecdotes, d’analyses d’« experts en interculturalité » devrait conduire à une appropriation de ces outils par l’étudiant. Pourtant ça ne marche pas bien. Les rapports de stage, les carnets de voyage, rendus par ces étudiants sont plein de jugements sur de telles valeurs. Quel enseignant ne serait pas déçu de trouver dans ces comptes rendus des jugements tels que : « il n’est pas possible de travailler avec ces gens-là, ils sont toujours en retard ».

Expérience 4 :

expérimenter soi-même l’altérité, c’est-à-dire se confronter à la différence, à la difficulté du premier contact avec des personnes dont on sait que les codes sociaux sont différents. Il faut être face au malentendu, à la gaffe, pour bricoler ses propres solutions, dont on comprendra plus tard le sens, et la pertinence d’une posture réflexive. C’est cette démarche qui a été finalement adoptée puisque permettant à chaque étudiant de faire sa propre expérience. L’ADA offre alors à ces étudiants le lieu d’une rencontre dans un champ interculturel.

Pourquoi l’ADA est apparue pertinente pour faire de l’interculturel ?

L’ADA est une association grenobloise qui assure le suivi d’un demandeur d’asile politique tout au long de la procédure d’octroi de ce statut. Le suivi s’opère tout au long de la démarche et donc s’étend sur une durée de 18 à 24 mois. L’association assure deux permanences hebdomadaires et suit en moyenne de cent à deux cents réfugiés politiques demandeurs d’asile par an.

Ces réfugiés proviennent surtout d’Afrique et d’Europe (entendu dans un sens très large puisqu’incluant la Russie et les contrées avoisinantes). Les Africains sont originaires le plus souvent de République démocratique du Congo ou de Guinée, mais également du Soudan, de Somalie, d’Érythrée et d’Éthiopie. Les demandeurs d’asile européens viennent surtout des Balkans mais aussi du Nord Caucase (Tchétchénie) ou d’Afghanistan.

L’ADA permet ainsi un déplacement du terrain, tout en restant à Grenoble, « à la maison ». La présence des demandeurs d’asile offre la possibilité d’un contact avec des sociétés et des cultures étrangères. La diversité des origines et des cultures de ces réfugiés propose un éventail large et différencié, « très exotique » pourrait-on ajouter.

Pourquoi est-il paru préférable de s’intéresser aux demandeurs d’asile plutôt qu’aux étrangers en général ?

  • Parce que les demandeurs d’asile sont – en général – des personnes qui quittent leur pays de façon contrainte et arrivent dans le pays où ils demandent l’asile sans autre projet que sauver leur vie ou trouver des conditions de vie dignes. Cela pose une relation à la société d’accueil tout à fait autre. Le pays d’accueil n’a pas été choisi à l’avance et ne figure pas dans un projet de vie construit. Il est donc, pour le réfugié, un impensé ;
  • Parce que les demandeurs d’asile offre la possibilité d’un « prétexte » : un travail d’analyse géopolitique, demandé aux étudiants, sur les contextes politiques d’origine des demandeurs, sur les conflits qu’ils ont fuis.

En effet, ces conflits peuvent être classés en trois catégories :

– les conflits armés, qui voient des populations fuir les zones de combat et devenir ainsi demandeurs d’asile. Les réfugiés venus du Soudan sont de ce type ;

– les conflits politiques dans lesquels un pouvoir autoritaire réprime ou persécute ses opposants ou les membres des partis d’opposition. Les réfugiés venus de Guinée sont représentatifs d’un tel conflit ;

– les conflits nés de l’opposition à des normes sociales imposées. Les mariages forcés qui conduisent à la fuite de jeunes filles, la pratique de l’excision qui contraint au départ des mères et leurs enfants, la répression de l’homosexualité sont les exemples les plus fréquents de tels conflits.

Une analyse géopolitique peut être faite avec des sources de seconde main – passées au filtre de quelqu’un d’autre, un autre chercheur, un journaliste, un observateur, un professionnel du développement etc. – ou bien avec des informations de première main : un témoin, un acteur, une personne affectée directement par le conflit.

Le travail proposé aux étudiants consiste à manipuler au moins trois types de sources d’informations qui, toutes, nécessitent des méthodologies différentes : les sources de seconde main qu’ils sont habitués à manipuler ; les récits de demandes d’asile archivés à l’ADA ; les entretiens qu’ils conduisent avec les demandeurs d’asile. Et toutes autres informations  collectées par les rencontres et les observations.

Ce travail répond à une demande des bénévoles de l’association pour une meilleure connaissance des contextes d’origine des demandeurs ; il s’agit d’un besoin pour aider au mieux le demandeur dans la mise en cohérence de son récit, entre son expérience propre et les dynamiques politiques et sociales dans son pays.

Quelle  méthodologie

 Au niveau méthodologique, cela suppose de développer / créer du savoir à partir d’une parole recueillie, de situations observées, de ressentis.

Il s’agit de faire le lien entre des histoires personnelles et des dynamiques conflictuelles, parfois déployées à grande échelle comme :

–      un mariage forcé et la norme sociale,

–      des violences subies et un ostracisme systématique,

–      des persécutions quotidiennes et un système répressif.

De nouvelles compétences

Ceci implique de développer des compétences spécifiques dans lesquelles la dimension interculturelle se situe à plusieurs niveaux :

  • travailler avec des bénévoles d’association et la nécessité de comprendre leurs besoins ;
  • s’adapter à une certaine culture : les valeurs de l’association ;
  • travailler avec des personnes étrangères pas forcément préparées à la situation d’exil ;
  • travailler avec les demandeurs d’asile, c’est-à-dire des personnes dans une très forte précarité du fait de l’inconnue de leur avenir proche ;
  • travailler sur des terrains divers (en fonction des sujets).

De nouveaux questionnements

 La démarche attendue débouche sur des questionnements auxquels est confronté l’étudiant. Ces questionnements renvoient à :

  • l’altérité : l’autre parmi nous et notre relation à lui : quels réservoirs de valeurs nous lient à eux ? Un exemple d’expérimentation de l’altérité a été la demande faite à ces étudiants d’aller voir les files d’attente de réfugiés en Préfecture[2]. En de telles circonstances, la confrontation des systèmes de valeurs oblige l’observateur étudiant à faire abstraction de ses propres valeurs pour dépasser l’incompréhension de la réaction de l’autre ;
  • la relation d’aide : l’inégalité entre celui qui aide et l’aidé est marquée par une dépendance vécue comme une culpabilité, éprouvée par l’étudiant soumis à l’héritage de la période coloniale de son pays. Comment est posée et se met en œuvre une telle posture d’aide constitue un élément central pour mettre l’aidant en position d’apporter une aide et d’éviter de reproduire le rapport colonial qui, trop souvent persiste dans ce type de rapport. Et quand ça ne marche pas que reste-t-il ? : la conviction et des freins à l’action.

Enfin cette démarche s’intègre bien avec nos enseignements. Cette cohérence rend possible une mise en application de ces enseignements avec l’analyse de conflit. Le cadre de ces enseignements est le champ d’action de l’association Modus Operandi qui propose des analyses des différents types de conflit dans le but de dépasser leurs capacités de destruction pour les appréhender comme des espaces ouverts aux transformations sociales, propices à l’instauration d’une paix durable[3]. La mise en relation de ces enseignements avec un conflit, ayant entraîné le départ des réfugiés, permet de faire apparaître :

  • la violence structurelle, c’est-à-dire la violence de nos institutions face à ces réfugiés. Le souci d’ériger une « Europe forteresse » se protégeant contre « l’infiltration » des immigrants (cf. le Frontex) engendre cette violence qui est alors subie par ces réfugiés ;
  • la construction de l’image de l’ennemi, ce qui, dans le cadre européen, dévoile l’image d’une Union européenne en guerre contre un ennemi qu’elle s’est inventée : l’immigrant.

Quel bilan se dégage de l’expérience ?

 L’enrichissement de l’étudiant par l’expérience ainsi acquise semble évident. Au-delà, je suis convaincue qu’on ne peut pas mesurer tout ce qu’apporte ce type d’expérience, sans doute parce qu’une partie de l’acquis  n’est pas forcément conscient. Cela n’exclut pas des difficultés et des obstacles. Les principaux d’entre eux sont :

  • les difficultés à aller vers l’autre ;
  • la spécificité du sujet et l ‘objectif de ne pas spécialiser les étudiants mais avoir constamment à l’esprit que cette expérience les sensibilise, accroît leurs compétences et les enrichit pour leur permettre de s’adapter également aux autres domaines du développement international et à toutes les situations d’expatriation et de travail avec des publics étrangers et précaires.

Conclusion

 En revenant sur l’intitulé de cette session, je parlerai plutôt de « non-accueil » au Nord et plutôt d’une présence parmi nous des demandeurs d’asile, considérés comme des indésirables à gérer (Michel Agier). Pourquoi les étudiants travaillent-ils au sein d’une association ? C’est bien parce que l’État français se désengage des obligations qu’il a pourtant acceptés en signant une convention internationale. Les demandeurs d’asile sont présents dans les interstices et les marges de nos sociétés.

Notes:

[1] Co-directrice de l’association Modus Operandi, <http://www.modop.org&gt;

[2] Ces files étaient impressionnantes, surtout en raison de la durée de l’attente. Depuis le 15 avril 2013 une réorganisation des services en Préfecture, en limitant l’attente, a fait disparaître ce champ d’expérimentation.

[3] Voir les sites :  info@modop.org  et  http://www.irenees.net