Patrice Allard
En 1960, on relevait dans le monde de l’ordre de 7 000 firmes transnationales (FTN), comptées comme telles à partir des activités productives et/ou commerciales de leurs filiales étrangères. Ce nombre s’est accru à un rythme soutenu, se situant aux environs de 37 000 en 1990, puis 63 000 en 2000. Il est de l’ordre de 80 000 en 2008[1].
Figurent depuis fort longtemps dans ce groupe des entreprises constituées dès leur origine comme transnationales en raison de la nature particulière de leurs activités (commerce international, transport) ou en raison de la nécessité de trouver à l’étranger des ressources qui n’existent pas sur leur territoire d’origine (produits tropicaux, matières premières, énergie). Cette première génération de FTN a été suivie par d’autres, ce que montre cette multiplication par 11 de leur nombre, en un peu plus de cinquante années. Avec la libéralisation graduelle de la circulation internationale des biens, le phénomène d’internationalisation des entreprises, très sensible depuis la fin des années 1950, a conduit celles-ci, en commençant par les plus grandes, à rechercher la poursuite de la croissance de leurs productions et de leurs ventes hors de leurs territoires d’origine. L’extension successive de cette libération à la presque totalité des biens, aux capitaux et aux services a rendu possible l’approfondissement de cette internationalisation qui permet à l’entreprise qui devient transnationale de bénéficier des opportunités offertes par différents espaces économiques nationaux en y localisant de manière optimale ses différentes activités productives, commerciales et financières. L’avantage obtenu est significatif et conduit d’autres compétiteurs, exerçant des activités semblables ou voisines, à emprunter, lorsqu’ils en ont la possibilité, la même voie. La transformation en transnationales de ces firmes a d’abord concerné des entreprises originaires de pays des Centres, américaines, européennes puis japonaises, avant que d’autres, rapidement grandies dans des pays du sud, principalement des pays émergents, ne suivent des chemins analogues.
Aujourd’hui, ces 80 000 FTN disposent d’un poids économique considérable au niveau mondial. Leurs filiales étrangères réalisent une valeur ajoutée évaluée, en 2011, à 7183 milliards de dollars, soit 10,3 % du produit intérieur brut (PIB) mondial. Leurs exportations, qui concernent en moyenne le quart du chiffre d’affaires de ces filiales, s’élèvent, la même année, à 7358 milliards, soit le tiers du commerce mondial d’exportation. Le rapport entre les investissements directs à l’étranger (IDE) effectués principalement par ces FTN (en 2011, 1524 milliards de dollars d’IDE saisis à leur entrée dans un pays d’accueil) et l’investissement (formation brute de capital fixe) total mondial, la même année, est de 9,6 %[2].
Depuis le tournant néolibéral des années 1980[3], ces FTN ont renforcé le pouvoir économique que leur confère ce poids. Pour les pays périphériques, qu’ils s’agissent de créations d’emplois, de transferts de technologie, d’impulsions nouvelles données à la croissance de leur production, à leurs exportations ou à leurs recettes fiscales, les investissements de ces firmes ou leur implantation paraissent incontournables. La connaissance de l’évolution quantitative de ces flux d’IDE, tout comme celle de leurs orientations est ainsi précieuse. Ces flux d’IDE constituent en effet un indicateur des tendances générales des stratégies mises en œuvre par ces FTN, restées inchangées ou modifiées dans le contexte actuel de crise économique et financière. Ils débouchent également sur la question de leurs effets, bénéfiques ou pas, en matière de développement des pays hôtes. La CNUCED, par le rapport annuel sur l’investissement dans le monde (World Investment Report) qu’elle publie[4], constitue une ressource précieuse que nous suivrons ici avant que d’envisager les deux questions évoquées ci-avant.
Les flux d’IDE en 2011
De manière globale, tel que le montre la saisie des flux d’IDE entrants, c’est-à-dire comptés à leur entrée dans un pays d’accueil, reportée dans le tableau 1 ci-après, la contraction de ces flux au cours des années 2008-2009 a été compensée par leur reprise en 2010 et 2011. Ces flux ont ainsi dépassé leur niveau moyen de la période d’avant la crise.
Cette augmentation du total, significative puisque le flux d’IDE entrants augmente de 9,2 % en 2010 puis de 16,2 en 2011, est largement imputable à la progression des IDE entrants dans les pays en développement et dans les pays en transition (surtout en 2011 pour ces derniers). Les flux à destination des pays développés, même s’ils ont progressé notablement en 2011, restent inférieurs à leur niveau d’avant-crise. Une relation assez claire est établie entre ces flux d’IDE et les taux de croissance obtenus dans les zones concernées, ce que montre la partie basse du tableau 1. Ceci dénote une orientation préférentielle de ces investissements vers des économies en croissance, tout comme un moindre engagement dans les pays développés où la reprise économique reste fragile.
Le tableau 2, situé ci-après, renseigne sur les origines et destinations de ces investissements. Contrairement aux IDE entrants, les IDE sortants, saisis à leur sortie du pays d’origine, dévoilent la région d’origine de ces IDE.
La région d’origine des IDE ne varie que peu. Les investissements étrangers venus des pays développés continuent de représenter plus de 70 % du total, et ceux venus du reste du monde moins de 30 %. Ce n’est que sous la pression conjoncturelle d’une stagnation des investissements originaires des pays développés et d’une poussée de ceux originaires des pays en développement (principalement d’Asie de l’Est et du Sud-Est et d’Amérique latine et Caraïbes) que se produit une inflexion très temporaire en 2010. Parmi les investissements venus des pays en développement, il convient de remarquer que l’essentiel d’entre eux (plus de 80 % en 2011) provient d’Asie de l’Est et du Sud-Est et d’Amérique latine et Caraïbes. Cette importance acquise caractérise l’essor des firmes devenues transnationales de quelques pays émergents (Chine, Indonésie, Thaïlande, Brésil).
En portant le regard sur les destinations de ces investissements, des changements importants se produisent par rapport à la période de l’avant-crise. En moyenne sur les années 2005-2007, les pays développés avaient reçu 66,0 % des IDE et les pays en développement 30,0. Parmi ces derniers, la part allant aux pays d’Amérique latine et Caraïbes n’était que de 7,8 % et celle des pays d’Asie de 19,4 % (contre 26,2 en 2009, 29,3 en 2010 et 27,8 en 2011). L’inflexion en faveur de ces deux continents est donc très nette. Les pays d’Afrique restent, de tous les pays en développement, une destination peu recherchée par ces investissements. Sur la période 2005-2007, ils accueillaient 2,8 % de ces IDE ; après une augmentation marquée en 2009, le recul des investissements reçus depuis les ramène à la même position marginale.
Qui sont ces investisseurs ? Dans son dernier Rapport sur l’investissement dans le monde, la CNUCED signale l’importance que pourraient acquérir les fonds souverains en matière d’investissements orientés principalement vers les pays en développement. L’ampleur des fonds que gèrent ces institutions (estimée à 5 000 milliards de dollars selon la CNUCED) pourrait en faire des acteurs importants. Cependant, comme le reconnaît la CNUCED, le cumul des IED de ces fonds ne représente que 125 milliards de dollars en 2011. Cela signifie qu’ils ne consacrent que 2,5 % de leurs actifs à des opérations de cette nature et que, comparés au stock d’IDE de la même année (21 168 milliards de dollars), ces 125 milliards représentent moins de 1 % de ce stock. Il s’en déduit que les FTN, de taille et de forme diverses (firmes industrielles ou extractives, prestataires de service ou entreprises à dominante financière), sont ici les investisseurs presqu’exclusifs. Il reste à inventorier leur comportement.
Tableau 1 : les flux d’investissements directs à l’étranger, 2009-2011
Moyenne 2005-07 | 2009 | 2010 | 2011 | |
Total des IDE entrants | 1473 | 1198 | 1309 | 1524 |
entrant dans les pays développés | 972 | 606 | 619 | 748 |
entrant dans les pays en développement | 443 | 519 | 617 | 684 |
entrant dans les pays en transition | 59 | 72 | 74 | 92 |
Taux de croissance de l’économie mondiale | -2,6 % | +3,8 % | +2,4 % | |
Taux de croissance moyen des économies développées | -4,1 % | +2,9 % | +1,5 % | |
Taux de croissance moyen des économies en développement et en transition | +2,2 % | +7,2 % | +5,7 % |
Unités : milliard de dollars et %.
Source : CNUCED, rapport cité, 2012.
Tableau 2 : répartition par régions des IDE sortants et entrants
Investissements sortants | Investissements entrants | |||||
2009 | 2010 | 2011 | 2009 | 2010 | 2011 | |
Montant du flux total d’IDE, (en milliards de dollars) | 1175,1 | 1451,4 | 1694,4 | 1197,8 | 1309,0 | 1524,4 |
Part des pays développés | 73,0 | 68,2 | 73,0 | 50,6 | 47,3 | 49,1 |
Part des pays en transition | 4,2 | 4,2 | 4,3 | 6,0 | 5,6 | 6,0 |
Part des pays en développement | 22,8 | 27,6 | 22,6 | 43,3 | 47,1 | 44,9 |
dont Afrique | 0,3 | 0,5 | 0,2 | 4,4 | 3,3 | 2,8 |
dont Asie de l’Est et du Sud-Est | 15,0 | 16,7 | 14,2 | 17,2 | 22,5 | 22,0 |
dont Asie du Sud | 1,4 | 0,9 | 0,9 | 3,5 | 2,4 | 2,6 |
dont Asie occidentale | 1,5 | 1,1 | 1,5 | 5,5 | 4,4 | 3,2 |
dont Amérique latine et Caraïbes | 4,6 | 8,3 | 5,9 | 12,5 | 14,3 | 14,2 |
dont part des pays les moins avancés | 0,1 | 0,2 | 0,2 | 1,5 | 1,3 | 1,0 |
Unité : % et milliard de dollars
Source : CNUCED, Rapport cité, 2012.
La forme adoptée par ces investissements, investissements sous forme de fusion-acquisition ou en projet de création, apporte de bonnes indications sur les mobiles poursuivis par les investisseurs étrangers. Les premiers visent la prise de contrôle d’entreprises locales par des entreprises étrangères. L’investisseur s’assure ainsi d’une entrée dans l’économie du pays d’accueil sans en courir le risque tout en s’assurant de la fidélité d’un fournisseur ou de la disparition d’un concurrent. Il augmente ainsi à la fois sa taille et son « pouvoir » économique. Les investissements de création (green investments) apportent aux pays qui les accueillent des activités nouvelles (donc une production augmentée, des emplois créés). L’investisseur poursuit là une stratégie de « croissance interne » de la firme, en ajoutant de nouvelles capacités de production à celles dont il dispose déjà ailleurs (à moins qu’il ne les déplace d’un pays à l’autre). Il s’agit donc là de stratégies d’entreprise bien distinctes. En 2011, la CNUCED fixe à 526 milliards de dollars le total des investissements en fusion-acquisition[5], ce qui revient à dire que les investissements de création, évalués à 904 milliards[6], représentent plus de la moitié du total. De plus, si les investissements de fusion-acquisition sont fréquents dans les pays développés, plus des deux tiers des investissements de création sont dirigés vers les pays en transition et en développement.
Les secteurs d’activité concernés par les IDE sont également révélateurs des intentions des investisseurs.
Le tableau 3 fait apparaître la progression des IDE dans les activités du secteur primaire et la baisse de la part relative du tertiaire survenu après 2009. Ces indications peuvent être complétées par le fait que les secteurs industriels et de services les plus fréquemment concernés par les projets d’investissement de création sont les industries extractives, les industries chimiques, les transports et communication, les services de distribution d’eau, gaz et électricité, et divers services aux entreprises dont particulièrement ceux liés à l’exploitation pétrolière et gazière. En recoupant ces informations avec les orientations géographiques de ces IDE, deux stratégies paraissent animer les investisseurs. La première vise à s’assurer une sécurité d’approvisionnement en matières premières ou énergie. Ce projet se retrouve dans nombre d’IDE dirigés vers les pays les moins avancés (PMA) mais également dans les flux d’IDE dirigés vers les pays développés bien dotés en ressources naturelles comme l’Australie, les États-Unis et le Canada, ou certains des pays en transition. La seconde stratégie recherche des implantations dans des pays en croissance économique afin de pouvoir bénéficier de l’élévation du niveau de la consommation des habitants et surtout des aménagements et créations d’infrastructure que cette croissance rend possible. Ceci s’observe de manière négative en Asie occidentale, essentiellement dans les pays du Golfe arabe, où l’arrêt ou le report des grands projets d’aménagement, faisant suite à la crise financière, se traduit par une réduction des entrées d’IDE qui passent de 66,3 milliards de dollars en 2009 à 48,7 en 2011. Par contre la combinaison de ces deux stratégies, pour des pays à la fois riches en ressources naturelles et en croissance rapide se traduit par d’abondantes rentrées d’IDE comme c’est le cas de l’Inde en 2011. La stratégie de recherche de faible coût de production (spécialement de main d’œuvre bon marché) pour y localiser (ou relocaliser) des productions industriels ou de services, très largement pratiquée avant la crise, ne disparaît pas dans l’après-crise.
Tableau 3 : répartition des IDE par secteur d’activité de destination
secteur | Moyenne 2005-2007 | 2009 | 2010 | 2011 | ||||
montant | part | montant | part | montant | part | montant | part | |
primaire | 130 | 8 % | 170 | 13 % | 140 | 11 % | 200 | 14 % |
secondaire | 670 | 41 % | 510 | 39 % | 620 | 50 % | 660 | 46 % |
tertiaire | 820 | 50 % | 630 | 49 % | 490 | 39 % | 570 | 40 % |
Unité : milliard de dollars et %
Source : CNUCED, Rapport cité, 2012
Ce modèle d’investissement se retrouve dans une partie des IDE adressés aux pays en transition ou aux pays d’Asie de l’Est et du Sud-Est. Dans ce dernier cas, la Chine, qui a longtemps était le destinataire privilégié de tels investissements, commence à percevoir les fruits de son industrialisation accélérée. L’élévation du niveau de vie d’une partie de sa population lui vaut de bénéficier d’investissements étrangers attirés par les transformations et l’élévation du niveau de la consommation (dans les services par exemple). Ce succès économique se traduit également par une élévation marquée des coûts de production en Chine, ce qui conduit à de nouveaux investissements étrangers dirigés vers d’autres pays de la région (Indonésie, Thaïlande), attirés par les faibles coûts de la main d’œuvre.
Le comportement de ces FTN ne peut être saisi de manière satisfaisante si n’est pas posée la question inverse : qu’est ce qui dissuade aujourd’hui les investisseurs d’intervenir dans une région ? La réponse première est l’instabilité politique qui rend incertains les retours de ces investissements. La CNUCED montre ainsi que le recul des entrées d’IDE en Afrique tient principalement au quasi-arrêt des flux d’investissement destinés à l’Égypte et à la Libye qui en étaient auparavant les principaux bénéficiaires dans la région. Cette réponse première est pertinente dans une approche conjoncturelle, mais reste pourtant insatisfaisante pour rendre compte, sur une période plus longue, de la désaffection de ces IDE pour l’Afrique et les PMA.
Les FTN dans ou hors la crise actuelle ?
Les FTN disposent de nombreux avantages que les entreprises non transnationales ne possèdent pas, lorsque les unes comme les autres se trouvent confrontées à une situation de crise. Elles interviennent sur plusieurs espaces ou régions économiques distincts ce qui leur permet de réduire le risque de contraction de leurs ventes sur un seul marché national ou régional ou de localiser leurs activités afin de limiter leurs coûts et de préserver la rentabilité des capitaux qu’elles engagent. L’efficacité de ces avantages se trouve confirmée par les indicateurs mis en place par la CNUCED pour relier IDE et activités productives induites. Le tableau 4 ci-après reprend les données principales de ceux-là.
Tableau 4 : indicateurs choisis de l’IDE et de la production internationale, 1990-2011
Indicateurs | 1990 | Moyenne
2005-2007 |
2009 | 2010 | 2011 |
Stock d’IDE en provenance de l’étranger | 2 081 | 14 588 | 18 041 | 19 907 | 20 438 |
Stock d’IDE à l’étranger | 2 093 | 15 812 | 19 326 | 20 865 | 21 168 |
Revenus des IDE entrants | 75 | 1 020 | 960 | 1 178 | 1 359 |
Taux de rentabilité des IDE entrants | 4,2 % | 7,3 % | 5,6 % | 6,3 % | 7,1 % |
Revenus des IDE sortants | 122 | 1 100 | 1 049 | 1 278 | 1 470 |
Taux de rentabilité des IDE sortants | 6,1 % | 7,2 % | 5,6 % | 6,4 % | 7,3 % |
Chiffre d’affaires des filiales étrangères | 5 102 | 20 656 | 23 866 | 25 622 | 27 877 |
Valeur ajoutée des filiales étrangères | 1 018 | 4 949 | 6 392 | 6 560 | 7 183 |
Montant des actifs des filiales étrangères | 4 599 | 43 623 | 74 910 | 75 609 | 82 131 |
Exportations des filiales étrangères | 1 498 | 5 003 | 5 060 | 6 267 | 7 358 |
Emploi dans les filiales étrangères (en millier) | 21 458 | 51 593 | 59 877 | 63 903 | 69 065 |
Unité : milliard de dollars et %
Source : CNUCED, Rapport cité, 2012.
En mesurant la santé des FTN aux performances de leurs filiales étrangères, il paraît assez clairement que la crise ne les a guère affectées. En comparant les données moyennes de la période 2005-2007 à celles des années 2009 et 2010, il est aisé de constater que le chiffre d’affaires, le produit et le nombre de salariés de ces filiales étrangères ne cessent de croître, comme ils continuent de le faire en 2010 et 2011[7]. Les effets de la crise ne se font sentir qu’à travers la baisse des revenus issus de ces IDE, donc de la rentabilité de ces investissements, et la stagnation des exportations de ces filiales. Ces effets sont temporaires puisque la rentabilité retrouve en deux ans un niveau comparable à celui d’avant crise alors que les exportations progressent de 24 % en 2010 et de 17,5 % en 2011. Ainsi, nous pourrions donc conclure que la transnationalisation de leurs activités protège les FTN de la crise. Faut-il alors admettre que ces FTN sont « hors la crise » ?
D’autres éléments conduisent à penser que la crise actuelle les affecte également. Cette crise se traduit, comme à peu près toutes les crises, par une montée de l’incertitude dans la période courte. Les FTN échappent-elles à cette illisibilité croissante du futur proche ? D’un certain côté, quelques-unes poursuivent des anticipations optimistes et conservent leurs stratégies. Ainsi la remontée spectaculaire des investissements en fusions-acquisitions, dont le montant total passe de 344 milliards de dollars en 2010 à 526 en 2011, s’explique par l’accroissement du nombre des opérations de rachat ou de fusion portant sur de très gros montants (de plus de 3 milliards de dollars). En ce sens, la crise reste sans effet sur le processus de concentration accélérée de certaines des plus grandes FTN. Les opportunités qui apparaissent sont toujours bonnes à prendre pour conforter une stratégie de croissance de l’entreprise ou pour consolider un pouvoir de marché.
Cependant, l’importance prise par les investissements dans des activités d’exploitation de ressources naturelles peut être vue comme un changement assez net des anticipations de ces investisseurs. En orientant de cette manière leurs IDE, les firmes concernées sortent de la logique « court termiste » de la période d’avant crise pour faire le pari d’une raréfaction de ces ressources sur le long terme et de leur renchérissement. En s’assurant d’un approvisionnement en matières premières hors marché ou en cherchant à bénéficier de futures variations de prix (comportement rentier), ces FTN en viendraient donc à adopter des stratégies de défense de leurs positions dominantes actuelles, dans une perspective de moyen terme.
Ce changement marqué des anticipations des FTN se retrouve dans leur préférence pour la liquidité. La CNUCED évalue à 5 000 milliards de dollars le montant des liquidités détenues en 2011 par les FTN (dont 1 030 milliards détenus, en 2010 par les seules cent premières). L’Organisation y voit une conséquence de l’instabilité des marchés financiers qui conduit ces firmes à conserver sous une forme liquide leurs bénéfices accumulés (épargne) ou à utiliser ceux-ci pour verser des dividendes ou se désendetter plutôt qu’à financer des investissements productifs. Un tel comportement n’est sans doute pas seulement de l’ordre de la prudence dans la gestion d’actifs monétaires ou financiers. Le montant anormalement très élevé de ces liquidités traduit une réelle inquiétude : ces liquidités constituent aussi des « cagnottes » qui sont autant de marges de manœuvre utilisables par l’entreprise qui les détient pour faire face à l’adversité, ce qui est la forme habituelle de l’incertitude.
L’étude de la CNUCED s’arrête aux chiffres de l’année 2011 et, sur la base de ceux-ci, conclut à une certaine reprise des flux d’IDE, d’un « rebond », tempérée par l’hypothèse non écartée du retour d’une récession. L’Organisation partageait ainsi l’optimisme modéré des organismes de prévision. Ce que nous savons aujourd’hui des résultats de l’année 2012 confirme largement l’incertitude évoquée ci-avant. La CNUCED reconnaît, sur la base des chiffres et informations dont elle dispose en mars 2013, qu’une très nette réduction de l’activité économique, mesurée par les flux d’exportation, s’est produite au troisième trimestre de l’année. Les effets sur les flux d’IDE, déjà stagnant en début d’année en seraient dévastateurs puisque le flux total de ces investissements serait, selon la CNUCED, réduit de 18 % par rapport à celui de 2011, le ramenant à son bas niveau de 2009.
La crise actuelle et la montée de l’incertitude qui l’accompagne n’effacent pas pour autant les évolutions structurelles qui affectent le mouvement de transnationalisation des firmes, aussi bien avant la crise que pendant. En se reportant au tableau 4 et en rapprochant les données concernant le stock d’IDE à l’étranger de celles concernant la valeur ajoutée (VA) dégagée par les filiales étrangères, il est possible de constater qu’en 1990, en moyenne, chaque dollar investi dans un IDE générait une VA de 0,504 dollar. En 2011, ce produit n’est plus que de 0,33 dollar[8]. Les FTN, tout comme les entreprises non transnationales, connaissent donc une tendance structurelle à la baisse de l’efficacité de leurs investissements productifs (diminution de la productivité du capital). Ceci devrait, en toute logique, conduire à une réduction du taux de rentabilité de ces IDE (et par conséquent à une diminution des « performances » de ces FTN), à moins que les investisseurs ne puissent accroître la rémunération de leurs investissements dans la distribution des revenus issus de la richesse créée par ceux-ci. C’est ce qui se produit entre 1990 et 2011. En mettant en rapport la VA créée par les filiales étrangères et les revenus issus des investissements sortants, il est facile de constater que ces revenus représentaient 6 % de la richesse créée en 1990 contre 24 % en 2011[9]. Cette tendance structurelle rend les IDE, pour qu’ils demeurent fructueux, dépendants de la capacité des FTN à accroître continuellement la part de la VA qui les rémunère, c’est-à-dire par l’augmentation des dividendes perçus et des redevances dues par les filiales aux sociétés mères, ou/et par un contrôle plus étendu des « chaînes de VA » sur lesquelles s’inscrivent leur production. La crise n’ajoute à cette contrainte qu’une incertitude accrue sur l’écoulement (et le prix) de la production et rend donc ces investissements plus hasardeux. Ce sont là des aléas habituels qui font que les différents comportements que peuvent adopter les FTN restent voisins de ceux des firmes non transnationales et qui font que, si ces FTN sont mieux à même d’y faire face, ces entreprises n’échappent pas à la crise.
Investissements directs étrangers et développement des pays d’accueil
Cette question qui reste très classique mérite d’être examinée dans le nouveau contexte contemporain. Le cadre institutionnel a été largement transformé au cours des trente dernières années. Les pays en développement, à la suite du « consensus de Washington », se sont ralliés ou se sont vus imposer les idées libérales d’ouverture des économies au libre mouvement des marchandises et des capitaux. Une année après l’autre, les législations nationales relatives aux investissements ont été assouplies, accordant plus de libertés aux capitaux étrangers, à l’entrée comme à la sortie, tout comme à leur accès à la propriété de moyens de production et à des garanties au rapatriement des profits qu’ils génèrent. Les accords internationaux relatifs aux investissements ont exercé un rôle important dans cet assouplissement des codes nationaux d’investissements. Selon la CNUCED, 3 164 de ces accords sont en vigueur à la fin de 2011, soit sous forme d’accords bilatéraux, soit sous forme d’accords bilatéraux ou régionaux de libre-échange comportant des clauses relatives à l’investissement. Dans un tel cadre, par leur présence et leur rôle, les IDE sont devenus incontournables et, avec eux, celui des FTN dont on a montré précédemment le poids économique, sans omettre leurs pouvoirs de marché, financier et leur expertise technologique, mais aussi juridique.
Dans ce nouveau contexte institutionnel, l’idée libérale banale suivant laquelle tous les investissements extérieurs sont bons à prendre pour un pays en développement, parce que de tels investissements apportent des capacités de production nouvelles que le pays n’aurait pu obtenir seul en comptant sur ses propres ressources, épargne nationale et compétences techniques, a montré ses limites. Les pays d’accueil sont entrés en compétition les uns contre les autres pour devenir plus attractifs et attirer un maximum d’investisseurs étrangers. Leurs codes nationaux d’investissements sont devenus de plus en plus favorables aux investisseurs et les très opaques « accords de partenariat », établis entre l’État et l’investisseur étranger nouveau venu dans le pays ont octroyé de véritables privilèges. Il a résulté de cette situation nouvelle des critiques nombreuses et fondées sur les risques que les IDE peuvent faire courir au pays d’accueil. À l’origine de tels risques se trouvent tout d’abord les déséquilibres entre les engagements de l’investisseur et ceux de l’État que le pouvoir supérieur de négociation d’une FTN peut arracher en échange de sa présence. Vient ensuite, en cas de litige entre État et investisseur étranger, la juridiction et la procédure de règlement du conflit qui sera appliquée, trop souvent partiale et favorable aux investisseurs. La conjonction de ces deux précédents éléments place trop souvent l’investisseur hors d’atteinte du pouvoir de l’État qui le reçoit. Il va de soi que, dans de telles conditions, il devient difficile d’affirmer que tout investissement extérieur soit bon pour le développement. Le rachat d’une entreprise locale par un repreneur étranger qui licencie une partie du personnel de celle-ci en bénéficiant d’une exonération fiscale et de dérogations à l’application du droit social national peut même apparaître comme contraire à l’idée de développement. Comment faire en sorte que les IDE jouent un rôle positif en matière de développement devient donc la question que pose la CNUCED en lui apportant dans ce dernier Rapport de nouveaux éléments de réponse.
Mais de quel développement parle-t-on aujourd’hui ? Cette question est d’importance en raison de la place croissante accordée au développement durable, aussi bien dans les accords internationaux relatif aux investissements que dans la révision des principes directeurs de l’OCDE ou dans les engagements pris par de nombreuses FTN dans les codes de bonne conduite qu’elles produisent et qui les engagent. Parler ainsi de développement durable, s’il peut constituer une réponse aux difficultés environnementales, ne suffit pas pour faire face aux différents défis sociaux qui se posent aujourd’hui. La CNUCED, consciente de cette difficulté, adopte une conception plus étendue et plus actuelle du développement. Elle appelle à « un nouveau modèle de développement où le développement équitable et durable et la croissance économique seront des objectifs d’importance égale[10] ». Cet objectif d’équité attendu dans le développement implique un certain équilibre entre les avantages mais aussi contraintes qui pèsent d’une part sur l’investisseur et d’autre part sur l’État et par suite sur la société du pays d’accueil. Ceci constitue une dénonciation des dispositions parfois léonines dont bénéficient les investisseurs. De plus, un tel objectif constitue également la reconnaissance de ce que la croissance n’induit pas nécessairement le développement et ne peut être ni confondue avec celui-ci, ni constituer l’objectif unique d’une politique de développement. Un apport essentiel du Rapport 2012 de l’Organisation repose sur les moyens nouveaux qu’elle propose et développe pour mettre en œuvre ce nouveau modèle de développement. Ils sont au nombre de deux, l’élaboration d’un « indice de contribution de l’IDE » et la proposition d’un « Cadre de politique de l’investissement pour un développement durable ».
L’indice de contribution de l’IDE recherche une mesure globale rendant compte de l’efficacité des investissements étrangers dans une économie. Cette mesure globale est une agrégation des effets de l’action des filiales étrangères sur différentes composantes macro économiques, le PIB, l’emploi, l’investissement, les exportations, les salaires distribués, les recettes fiscales, les dépenses en recherche-développement. Il s’agit donc là d’apporter une réponse quantifiée à la question de l’efficacité économique des IDE. Un tel indice, couplé à une mesure de l’importance quantitative du stock d’IDE existant dans une économie, rend possible des classements des différents pays dans l’un et l’autre de ces deux ordres. Ceci conduit à des questionnements nouveaux et prometteurs. Ainsi, alors que le stock d’investissements reçus les classe dans une même catégorie de pays receveurs, ici, d’une quantité modérée d’IDE, comment expliquer que la contribution de ces IDE, chez les uns, par exemple au Pérou ou en Égypte , soit conforme à ce qu’il était permis d’en attendre (même place dans ce second classement : pays recevant une contribution modérée de l’activité des filiales étrangères), alors que, pour d’autres, cette contribution peut être inférieure à ce que l’importance du stock d’investissements reçus laissait espérer (cas du Mexique ou de l’Arabie saoudite), ou supérieure (cas de la Bolivie, de la Colombie ou de l’Afrique du Sud) ? Cet indice ouvre donc des perspectives nouvelles d’évaluation des effets économiques des flux d’IDE dans une économie et par suite de légitimation ou d’infirmation d’une politique nationale de développement.
Le cadre de politique de l’investissement pour un développement est destiné aux décideurs de pays en développement ayant à établir ou à réviser un code national des investissements ou à négocier ou renégocier un accord international relatif à l’investissement. Ce cadre est articulé en trois ensembles portant sur des principes généraux, des lignes directrices orientant l’élaboration du code ou la négociation de l’accord et de différentes options possibles pour les dispositions figurant dans un accord international relatif à l’investissement. Ce cadre est riche de toute l’expérience acquise au cours des dernières décennies, c’est-à-dire des succès comme des échecs de ces politiques ou des litiges qui en ont découlé. Des aspects importants, que nous évoquons ci-après, s’en dégagent.
Le premier d’entre eux porte sur la cohérence qui doit être établi entre la stratégie de développement du pays (qui est donc jugée, tout comme le rôle de l’État qui la formule, indispensable) et sa réglementation des investissements, ce qui implique que la politique d’investissement ne peut être une fin en elle-même mais un outil au service du développement. Le lien existant entre l’une et l’autre fournit les moyens d’évaluer périodiquement les effets d’une telle politique et le respect du calendrier prévu.
Le second tient en l’établissement d’un équilibre précis entre les charges supportées par l’investisseur et celles relevant du pays d’accueil, comme entre les avantages que chacun pourra en retirer.
Le troisième porte sur la nécessité de rendre aux pouvoirs politiques des pays d’accueil certaines « marges de manœuvre ». Ceci comprend, bien entendu, l’obligation faite à l’investisseur de respecter les lois nationales en vigueur et les droits internationaux reconnus mais également le droit de réglementer, pourvu que les dispositions adoptées ne soient ni discriminatoires, ni contraire aux engagements internationaux du pays.
Le quatrième tient en la recherche d’une certaine transparence. Pour l’investisseur cela signifie la complète prévisibilité du comportement de l’État. Pour ce dernier, cela implique un cadre légal clair et des procédures transparentes mais également l’obligation de faire participer tous les acteurs concernés à l’établissement de cette politique.
Cet ensemble, l’indice de contribution de l’IDE et le cadre de politique de l’investissement pour un développement durable, apporte des moyens nouveaux pouvant apporter des raisons d’espérer en un meilleur futur.
Notes:
[1] Source de ces données chiffrées : CNUCED, 2010.
[2] Ces différentes mesures proviennent de : Conférence des Nations-Unis sur le commerce et le développement (CNUCED), Rapport sur l’investissement dans le monde 2012. Vers une nouvelle génération de politiques de l’investissement, New-York et Genève, 2012.
[3] Après avoir subi « les crises de la dette », les pays périphériques se sont vus imposer des politiques d’ajustement structurel, induisant des choix libéraux en matière de développement (économie ouverte, préférence pour une régulation par le marché…). Le « consensus de Washington » est le symbole de ce tournant.
[4] Nous nous référerons ci-après à : CNUCED, Ibid., 2012.
[5] Suivant la CNUCED, leur augmentation de 53 % en 2011 est la principale explication de l’augmentation constatée du flux d’IDE. Elle trouverait son origine dans l’augmentation du nombre des transactions de grande ampleur (de plus de 3 milliards de dollars). Ceci tendrait à montrer, qu’après une pause causée par la crise, les plus grandes FTN ont repris en 2011 le mouvement de concentration accélérée qui était manifeste avant cette crise.
[6] Il s’agit ici des projets de création d’activité. La saisie des opérations est réalisée sans attendre la mise en place effective de nouvelles capacités de production.
[7] Entre les chiffres moyens de la période 2005-2007 et 2009, le chiffre d’affaires, le produit et l’emploi de ces filiales étrangères progressent de respectivement 15,6, 54,5 et 15,8 %. Sur les années suivantes, leur chiffre d’affaires continue d’augmenter de 7,9 % en 2010 et 8,6 % en 2011, leur produit de 2,7 et 9,4 % et l’emploi de 10,6 et 10,5 %.
[8] Cette VA produite par un dollar d’IDE s’élevait à 0,313 en moyenne sur la période 2005-2007 et varie entre 0,314 et 0,33 entre 2009 et 2011.
[9] Cette part se situait à 22 % en moyenne sur la période 2005-2007 et varie entre 16,5 et 24 % entre 2009 et 2011.
[10] CNUCED, Rapport cité, 2012.