Patrice Allard, Rédacteur en Chef de Informations et Commentaires
Les grandes entreprises, et tout particulièrement les firmes transnationales (FTN), sont moins soumises à l’impôt sur les sociétés que les autres, celles qui restent de dimension locale ou nationale, alors que les premières réalisent une part importante des productions et transactions commerciales et dégagent des profits souvent substantiels. Le montant de cet impôt étant proportionnel aux bénéfices obtenus, ces FTN disposeraient donc d’un pouvoir particulier, celui d’échapper partiellement à la taxation de leurs bénéfices, pouvoir dont ne disposent pas les autres entreprises. Ce pouvoir paraît facile à énoncer : avec des activités productives, commerciales et financières réparties sur plusieurs espaces économiques nationaux de régimes de fiscalité différents, les FTN, dans une situation de libre circulation des biens, services et capitaux, ont l’opportunité de réaliser leurs opérations et de faire apparaître leurs bénéfices dans les « espaces fiscaux » de leur choix. Ce pouvoir particulier a induit une pratique spécifique, l’optimisation fiscale, qui a transformé ce pouvoir en un avantage certain. L’optimisation fiscale consiste, pour une FTN, à partir des différences de régimes fiscaux des espaces sur lesquels elle intervient, à rechercher la localisation de leurs opérations qui assure la pression fiscale globale la plus réduite possible. Cette optimisation effectuée, l’avantage spécifique obtenu est bien là : ces entreprises réduisent de manière significative les prélèvements fiscaux opérés sur leurs bénéfices.
L’optimisation fiscale n’est guère plus qu’une forme de la très classique évasion fiscale[1], adaptée à l’âge de la mondialisation ; pourtant les résultats obtenus grâce à cette optimisation sont impressionnants. Ainsi, entre 2006 et 2011, le taux moyen d’imposition d’Apple, dont le chiffre d’affaires en 2011 était de 108 milliards de dollars et le bénéfice consolidé de 26 milliards, au niveau mondial, se serait élevé à seulement 15 %, alors que le taux d’imposition des États-Unis est de 35 %. De même, en 2010, le géant américain General Electric, en dépit d’un bénéfice réalisé aux seuls États-Unis de 5,1 milliards de dollars, a complètement échappé à l’impôt américain sur les sociétés[2].
L’optimisation fiscale repose sur quelques procédés techniques. Les mieux connus (la liste est loin d’être exhaustive) peuvent être rangés sous quatre rubriques.
La première concerne l’usage des prix de transfert pour localiser la plus grande marge bénéficiaire en un lieu choisi. Les prix de transfert sont les prix pratiqués pour leurs échanges entre les filiales d’une même transnationale, situées dans différents pays. Dans un échange de biens ou de services, la sous-facturation de ces marchandises permet de déplacer la marge bénéficiaire du vendeur vers l’acheteur. À l’inverse, la surfacturation la déplace de l’acheteur au vendeur. L’espace propre à chaque FTN se décompose ainsi en pays à forte taxation des profits (donc où il convient d’éviter d’y laisser se dégager des marges bénéficiaires) et pays à faible imposition (où il est intéressant de faire apparaître ces marges). S’appuyant sur une étude américaine de la balance commerciale des États-Unis en 2001, Romain Gelin[3] donne des exemples caractéristiques de l’emploi de ces prix de transfert : « les auteurs ont relevé quelques centaines d’anomalies, comme des rasoirs importés du Royaume-Uni à 113 dollars pièce, des sièges de voiture exportés en Belgique à 1,66 dollar l’unité, ou encore des missiles et lance-rockets exportés vers Israël pour 52 dollars l’unité[4] ».
La seconde repose sur l’usage des diverses redevances qu’une filiale ou une entreprise affiliée doit verser au groupe dont elle dépend. Ces redevances les plus courantes portent sur les droits d’usage d’une marque ou les royalties correspondant à la mise en œuvre de brevets. L’usage de ces redevances à des fins d’optimisation fiscale est de même nature que celle des prix de transfert. Le lieu de dépôt et le choix de la filiale déposante d’une marque ou d’un brevet permet alors de faire apparaître le paiement de ces redevances là où elles seront le moins taxées. L’exemple de Google est ici caractéristique. Cette société américaine dispose, pour son implantation européenne, de deux filiales en Irlande. La première facture les services (publicité) de la marque à des clients européens[5], alors que la seconde détient les droits relatifs aux brevets de l’entreprise et perçoit des autres filiales européennes les royalties qui en résultent. Pourquoi l’Irlande ? Il suffit de remarquer qu’en Irlande le taux de l’impôt sur les sociétés ne représente que 12,5 % des bénéfices avant impôt. L’optimisation fiscale ne s’arrête pas là pour Google, puisque c’est une filiale hollandaise qui détient, pour l’ensemble des filiales européennes, les droits d’utilisation de la marque et reçoit, pour cet usage, les redevances dues par chacune d’elles. Par l’usage de la localisation de ses filiales et du paiement de ces redevances, Google parvient à déplacer une partie de ses profits vers l’Irlande et les Pays-Bas[6].
La troisième rubrique comprend certaines pratiques comptables telles que le report des pertes subies au cours d’un exercice comptable sur les exercices suivants. Les entreprises dont l’activité est soumise à des fluctuations importantes en raison de l’instabilité de ses ventes ou de la volatilité des prix sont principalement concernées ici. Les FTN des industries extractives, par exemple, en période de chute des cours, ne sont pas soumises à l’impôt sur les sociétés du fait des pertes qu’elles subissent. Mais lorsque les cours remontent, elles ne sont pas non plus imposables du fait de ce report des pertes précédentes. Ces FTN ne sont pas les seules à pouvoir bénéficier de ces dispositions comptables, ainsi General Electric, dont nous évoquions précédemment l’exemption fiscale en 2010, pouvait-elle compter cette année-là, en raison de pertes antérieures, sur un crédit d’impôt de 3,2 milliards de dollars[7] !
La dernière rubrique de cet arsenal de moyens d’évasion fiscale concerne les différentes exonérations ou bien même les diverses subventions (qu’il est alors possible de compter comme impôt négatif) dont peuvent bénéficier les FTN à l’occasion d’une implantation nouvelle dans un pays d’accueil. Ces exonérations ou subventions sont accordées par le pays d’accueil afin d’attirer les investisseurs. Dans un climat de compétition entre pays potentiellement d’accueil, une course au plus offrant s’instaure au plus grand profit des entreprises qui en bénéficient[8]. Leur avantage ne s’arrête pas là, lorsqu’elles peuvent en plus jouer sur l’opacité de leur activité pour sous-estimer volontairement leur production. Dans ce dernier cas, il ne s’agit plus d’évasion mais bien de fraude fiscale que la faiblesse des moyens de contrôle des pouvoirs publics rend possible.
Ces différentes pratiques ne sont que des procédés techniques suffisamment complexes pour que les firmes en bénéficiant emploient nombre de conseillers fort qualifiés pour pouvoir les maîtriser. Leur achèvement heureux implique pourtant d’autres acteurs, devenant en quelque sorte complices de cette évasion.
Pour qu’il y ait évasion, il faut bien sûr qu’existent des refuges où, en toute sécurité pour leurs détenteurs, cette partie de leurs recettes échappant à l’impôt pourra être employée par ceux-ci, sous forme de réserve, de revenus additionnels à distribuer ou de capitaux nouveaux, en fonction de leurs projets et de leurs stratégies. Ces havres de paix fiscale et de tranquille opacité bancaire sont assez connus, ce sont les « paradis fiscaux » dont le rôle a été bien montré dans notre revue par Yves Achille[9]. L’utilisation de filiales purement financières basées aux Îles vierges, aux îles Caïman, au Luxembourg… par les FTN est assez connue. Dans l’exemple de l’entreprise Google, précédemment évoqué, si, comme nous l’avons vu, les profits réalisés en Europe sont concentrés dans deux filiales irlandaises et une filiale hollandaise, ceux-ci n’y demeurent pas. Ils sont ensuite transférés dans la filiale de Google située aux Bermudes qui semble collecter, au plan mondial, l’ensemble des recettes fiscalement « optimisées » de la firme[10]. Ainsi, l’optimisation fiscale repose également sur l’existence de ces paradis, aujourd’hui tant décriés, mais qui sont pourtant devenus un des piliers de l’architecture financière internationale actuelle et, pour cette raison, bénéficient d’une large tolérance.
De même, l’évasion fiscale n’est possible que parce que les libres transferts de fonds d’un pays à l’autre sont effectués par des banques au profit de leurs clients. Ces opérations sont, pour ces banques, la source de recettes pouvant être importantes tant du fait des commissions perçues sur ces transferts que de la rémunération de leurs services de conseil en matière d’optimisation fiscale. Cette complicité des banques, comme le montre Romain Gelin[11], est toutefois en contradiction avec le souci des États et de la communauté internationale de mieux encadrer les pratiques bancaires dont l’absence de régulation adéquate a déjà montré toute sa nocivité. Ainsi certaines règlementations nationales invitent-elles les banques à « identifier les bénéficiaires finaux et signaler les transactions suspectes par un rapport de suspicion devant être remis aux autorités (quand il s’agit par exemple d’opérations impliquant un trust, une société offshore ou des montants élevés)[12] ». De même en est-il des codes de bonne conduite, acceptés par les grandes banques internationales, qui reprennent de semblables dispositions. Si ces dispositions invitent bien les banques à une certaine vigilance, il convient pourtant de reconnaître que celles-ci les appliquent bien faiblement lorsqu’elles concernent les opérations des FTN[13].
L’action des pouvoirs publics de pays des Centres comme de pays périphériques reste ambiguë. À quelques exceptions près, les intentions de « remettre de l’ordre dans la finance internationale » sont clairement affichées mais ne donnent lieu qu’à bien peu de résultats. Faut-il voir en cela un double langage ? En un certain sens, peut-être. Les grandes entreprises, par les dimensions de leurs activités, sont devenues des acteurs très précieux pour assurer le succès des politiques économiques et sociales des États (« ce qui est bon pour General Motors, est bon pour l’Amérique » !). Cela justifierait la tolérance des pouvoirs publics à leur égard. En un autre sens, ces entreprises sont devenues très puissantes. L’opacité de leurs opérations interdit un contrôle public efficace. Le pouvoir d’influence de leurs actions concertées, à travers des lobbies par exemple, limite la portée des décisions souveraines des États. Leur capacité de délocalisation de leurs activités constitue un moyen de pression redoutable pour contraindre individuellement chaque État, cependant que la divergence des intérêts de chacun de ces États réduit les possibilités d’une coopération effective entre ces États.
Quel est le montant des recettes fiscales ainsi « évaporées » ? Il semble très difficile de fournir ici des estimations crédibles tant l’opacité qui entoure cette évasion fiscale est importante. Les chiffres fréquemment avancés sont très conséquents[14], mais, trop souvent, se mélangent les effets de l’optimisation fiscale dont bénéficient les FTN et la fuite des capitaux qui est souvent de l’ordre de la fraude et concerne également d’autres catégories d’acteurs économiques. S’il nous paraît impossible d’avancer des chiffres, l’ampleur prise par cette pratique ne manque pas de frapper. Celle-ci peut être saisie indirectement à partir des résultats comptables (consolidés) fournis par ces FTN ou par le nombre surprenant de filiales détenues par celles-ci ainsi que par de grandes banques dans les places offshore réputées être des paradis fiscaux. Il y a donc, en même temps que s’approfondit le processus de mondialisation des entreprises et de l’activité économique, une « zone grise » qui s’étend et occupe une place croissante dans les logiques économiques en cours.
L’optimisation fiscale représente au plan macro économique un manque à recevoir pour les finances publiques des pays qui la subissent. Ses effets méritent d’être envisagés, car ils ne sont pas anodins. Dans les pays des Centres qui abritent la maison mère du plus grand nombre de ces FTN, la pratique de cette optimisation représente pour celles-ci un privilège dont ne disposent pas les entreprises non transnationales de ces pays, privilège qui peut aussi être perçu comme un avantage concurrentiel indu. Faute de ne pouvoir l’empêcher, les pouvoirs publics se devront de faire face aux demandes de ces entreprises non transnationales recherchant des avantages fiscaux comparables, par souci de concurrence loyale. L’enjeu devient alors l’existence même de l’impôt sur les sociétés. De plus, dans la période actuelle de crise et d’endettement public, ce manque à gagner des recettes de l’État que constitue l’optimisation fiscale ne fait que rendre plus aigus les choix difficiles qu’implique la situation budgétaire de chaque pays : accroitre une pression fiscale qui touche principalement les ménages ou délaisser les services publics.
Dans les pays périphériques, les impôts et droits acquittés par les entreprises constituent souvent l’essentiel des recettes publiques, la pauvreté d’un grand nombre de ménages ne permettant pas leur imposition. Les moindres rentrées fiscales créées par cette évasion, qui ne seront pas compensées par le surcroît d’imposition d’autres contribuables, peuvent avoir des effets plus inquiétants. Pour ces pays, la solution consistant à compenser ce manque à gagner par le recours à l’endettement est à peu près impraticable. D’une part le souvenir des « crises de la dette » reste présent dans la mémoire des créanciers comme de leurs débiteurs. D’autre part un tel endettement, s’il induit nécessairement un coût supplémentaire : le paiement des intérêts, n’apporte pas obligatoirement de réponse au problème de fond de l’insuffisance des rentrées fiscales. Il ne reste donc à ces États qu’à aligner le montant de leurs dépenses sur celui de leurs recettes, c’est-à-dire réduire « l’envergure de l’État », à savoir l’étendue de ses actions. En ce sens, les effets de cette évasion fiscale rejoignent bien le précepte du « moins d’État » que prône l’idéologie néolibérale. Mais quelle est la signification d’une réduction de « l’envergure de l’État » dans le contexte spécifique d’un pays en développement ?
Il s’agit tout d’abord, faute de moyens financiers, de la diminution, voire de la disparition, de la mission « développementaliste » de cet État. Cela encore reste bien conforme à l’esprit libéral du « moins d’État », même s’il faut bien en déduire que, en portant le regard sur l’avenir, le pays vient de perdre un des moteurs possibles de son développement. Cela signifie également la réduction des services publics offerts aux citoyens. Les effets socio-économiques en sont bien connus. La lutte contre la pauvreté deviendra plus difficile alors que la substitution de ces services publics par des services privés[15], ou bien l’abandon pur et simple de ceux-ci aggravera le sort des plus démunis, qui constituent le plus souvent la majorité de la population. Les effets socio-politiques de cette réduction peuvent être de plus grande conséquence dans les États faibles, c’est-à-dire ceux devant faire face à la fois au développement du pays et à l’édification de la nation à travers une certaine unification de la société. La possibilité d’un lien social nouveau, créé par la solidarité entre citoyens, à la fois contribuables (lorsque leur revenu le permet) et égaux dans l’usage de ces services, tend à se réduire. Mais quel lien social national existe-t-il alors pour dépasser les vieilles solidarités tribales ou ethniques ?
Notes:
[1] L’évasion fiscale est légale. Elle consiste à exploiter certaines dispositions de la loi pour en détourner l’esprit et réduire (ou supprimer) la charge fiscale. La fraude à l’opposé repose sur une infraction et expose son auteur à des poursuites. La frontière entre les deux reste floue du fait du manque de transparence des opérations d’optimisation des FTN et de leurs banques, comme nous le verrons ensuite. Nous sommes bien ici dans les « zones grises de la mondialisation ».
[2] Nous empruntons ces deux exemples à : Jean-Michel Quatrepoint, « Les sept plaies de l’Amérique d’Obama », Politique internationale, n°134, hiver 2011-2012, article repris sous le même titre par : Problèmes économiques, n°3050, 26 septembre 2012.
[3] Romain Gelin, « Afrique et fuite de capitaux », GRESEA-échos, n°72, octobre-décembre 2012.
[4] La généralisation de l’usage des prix de transfert à des fins d’optimisation fiscale, compte tenu de l’importance des FTN dans le commerce mondial, rendraient inefficaces les analyses habituelles des balances commerciales. Parler de termes de l’échange ou bien de compétitivité-prix des entreprises n’aurait plus aucun sens pour expliquer les fluctuations de ces balances.
[5] Cette disposition est proche de la pratique des prix de transfert vue précédemment. Il s’agit ici de limiter les recettes des filiales « ordinaires », par exemple Google France, de la firme afin d’en minimiser les bénéfices et la charge fiscale.
[6] L’exemple de Google a fait l’objet d’un article de Christian Chavagneux , « Pourquoi Google paie si peu d’impôts », Alternatives économiques, n°319, décembre 2012. Il peut être complété par : Dominique Sicot, « Fisc et multinationales : attrape-moi si tu peux », Humanité dimanche, n°21098, 31 janvier/6 février 2013.
[7] Jean-Michel Quatrepoint, article cité, 2012.
[8] On ne peut que rappeler l’aubaine qu’a représentée la vague de privatisations d’entreprises publiques dans les pays périphériques pour les FTN. Informations et commentaires avait évoqué cette question dans ses numéros 115 (« La privatisation des services publics », 2ème trimestre 2001) et 151 (« Extraction minière ou destruction sociale ? », 2ème trimestre 2010).
[9] Yves Achille, « Mafias et globalisation : une approche économique du crime organisé », Informations et commentaires, n°160, juillet-septembre 2012.
[10] Christian Chavagneux , article cité, 2012. En 2011, les fonds ainsi mis à l’abri par Google s’élèveraient à 7,3 milliards de dollars.
[11] Romain Gelin, article cité, 2012.
[12] Ibid.
[13] Yves Achille (article cité, 2012) a bien montré que les circuits empruntés pour le blanchiment de « l’argent sale » et ceux utilisés par les FTN pour des opérations d’évasion fiscale étaient proches. La moindre implication des banques dans le second cas montrerait que l’honorabilité de l’activité de ces firmes prime sur la moralité de certaines de leurs opérations. S’agit-il là d’un jugement moral ou d’un calcul intéressé faisant apparaître tout ce que ces banques ont à gagner du maintien d’un certain manque de transparence ?
[14] La Commission des affaires européennes sur la révision de la Directive sur la fiscalité de l’épargne et la lutte contre les paradis fiscaux estime à 500 milliards de dollars le montant de cette seule évasion en 2006. Ce montant représenterait de l’ordre de 6,5 % des transactions commerciales mondiales. Cf. Yves Achille, article cité, 2012.
[15] Le souvenir des effets sociaux et politiques de la « privatisation de l’eau » en Bolivie, par exemple, mérite d’être évoqué ici.