Jacques Ninet
Il est de tradition, chez les « économistes de marché » et autres conjoncturistes de l’industrie financière, de produire, à l’approche de la fin de l’année, un bilan de celle-ci et de se risquer à quelques prévisions pour la prochaine. Pour que l’exercice ait un sens, il est indispensable qu’une appréhension juste et non biaisée de la situation, reposant sur l’analyse des tendances qui y ont conduit, puisse déboucher sur la proposition du scénario le plus probable, lui-même fondé sur l’hypothèse la plus vraisemblable entre la poursuite de ces tendances et leur rupture.
S’essayer à cette tâche en cette fin 2011 s’avère particulièrement périlleux, en raison de la crise multiforme que traversent les économies des principaux pays industrialisés et des controverses qu’elle suscite. Pour sa part, à l’encontre radicale de l’affirmation de la spécificité de la crise des dettes souveraines en zone euro, cet article analyse la crise globale comme résultant d’une triple insoutenabilité, dans un contexte de bras de fer idéologique et géopolitique :
– Insoutenabilité d’une Union monétaire inachevée, débouchant sur la mise en cause de la gouvernance et des institutions européennes,
– Insoutenabilité du surendettement, seule issue du modèle de développement de l’économie-monde globalisée, à l’œuvre depuis le milieu des années 90,
– Insoutenabilité de la « surfinanciarisation » de l’économie, de la sophistication des instruments financiers et de l’instabilité qu’ils génèrent.
D’une crise à l’autre, faute d’une telle analyse globale et parce que l’on continue de proclamer qu’il s’agit là d’événements inhérents au fonctionnement « normal » du capitalisme, les remèdes ponctuels, essentiellement d’ordre monétaire, ont été au mieux inopérants et au pire générateurs du prochain désordre. L’austérité budgétaire mise en place en zone euro risque quant à elle d’amorcer une spirale dépressive dont on doit redouter l’issue.
De notre point de vue, la crise de la dette souveraine européenne n’est donc pas, comme trop d’économistes s’acharnent à le répéter, la crise du modèle social européen ou en tout cas pas seulement. Elle est, bien plus, un énième (et probablement avant-dernier) épisode, créé par le dépassement du seuil de tolérance vis-à-vis de l’endettement d’une catégorie d’agents (ici les États), comme avant elle la crise des subprimes n’avait été que la manifestation chaotique de l’insoutenabilité de l’endettement des ménages, pierre angulaire de l’asset based economy mise en place aux États-Unis par Bush, Greenspan et Cie.
1/ La genèse. Des déséquilibres structurels à la trappe de dette
Mondialisation. Délocalisations et déséquilibres.
Pourquoi les États du « Nord » sont-ils tout à coup et quasiment tous ensembles au bord de la banqueroute, alors qu’en deux siècles d’économie industrielle, de tels événements ont été certes nombreux (250 selon K. Rogoff) mais le plus souvent le fait des pays en voie de développement (PVD) et / ou des périodes de guerre ?
De Bismarck au Conseil national de la Résistance (CNR), en passant par Roosevelt et Beveridge, le monde industrialisé a accompagné (fondé) sa prospérité sur un « socle de protection des citoyens », mutualisé ou socialisé, contre les aléas de l’existence (maladie, chômage, vieillesse, incapacité, etc. ). Ce système a favorisé une forte croissance, soutenue par une redistribution avantageuse des gains de productivité en faveur du travail, principalement dans la période d’après-guerre, jusqu’à ce que ces mécanismes se dérèglent et que l’oubli des lois macro-économiques élémentaires (l’Hubris, déjà) plonge les économies occidentales dans l’horreur de la stagflation. La chute concomitante du communisme a permis aux ennemis irréductibles de ces avancées sociales de condamner définitivement tout système économique ne reposant pas exclusivement sur le marché libre et la maximisation du profit individuel, de préconiser la limitation du rôle de l’État et l’organisation d’une concurrence libre et non faussée (cf. Le projet de Constitution européenne), enfin de promouvoir le primat de la culture actionnariale et de l’épargne financière, en vertu du principe d’efficience informationnelle d’un système de prix librement fixés et en particulier du plus « pur » de ces systèmes, le marché financier.
C’est dans cet environnement idéologique et politique que l’ouverture du marché des biens et services et surtout de celui du travail aux pays soudain libérés de la barrière du communisme – et promptement convertis au libéralisme le plus dur – a eu pour effet de mettre soudain en concurrence – forcément et férocement inégale – le mieux disant et le moins disant de la protection sociale. Dans la logique de marchandisation du travail, le choix des dirigeants politiques – et celui des multinationales –, plutôt que d’essayer de tracer une trajectoire de convergence des niveaux de vie, a simplement été d’adjuger le marché mondial du travail au moins disant. Parallèlement, il leur a fallu préserver le pouvoir de consommer du premier, non par philanthropie mais parce que l’alignement instantané vers le bas aurait porté un coup fatal à l’économie mondiale et empêché le décollage rapide des PVD. Le modèle de développement des pays émergents « à bas salaires et protection sociale réduite » exigeait donc que leur commerce extérieur soit fortement excédentaire, ce qui a été rendu possible par la délocalisation des industries du « Nord », favorisée par l’essor des nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC). C’est ainsi qu’est né et a prospéré le paradoxe des pays « pauvres », travailleurs, exportateurs et épargnants, reprêtant leurs excédents à leurs clients « riches » et déficitaires (le triple déficit américain : balance des paiements, budget, épargne), cette dissymétrie s’accompagnant d’un creusement inédit des inégalités, à l’intérieur des deux camps.
Pour pallier cette déconnexion entre le niveau de consommation des ménages (classes moyennes) occidentaux et leur capacité à produire, différentes stratégies ont été mises en œuvre, selon que les pays concernés avaient une forte connotation sociale (France) ou non (États-Unis, Espagne, Royaume-Uni, etc.). Les premiers ont privilégié les contributions publiques au revenu disponible tandis que les seconds recouraient massivement à l’endettement privé avec, en corollaire, dans les deux cas le creusement continu du déficit de la balance des paiements. Alors que les déficits publics primaires dérapaient insensiblement chez les premiers, toutefois sans dérive de l’endettement du fait de la baisse des taux, la crise des subprimes et de leur titrisation a constitué la première partie du crash final du surendettement de l’occident (2007-2008).
Une première remarque sur le rôle de la financiarisation de l’économie est nécessaire à ce stade. La désintermédiation financière, c’est-à-dire la mise en relation directe, sans passer par le bilan des banques, de l’épargne et des besoins d’emprunts sur des marchés de plus en plus sophistiqués, s’est accompagnée d’une réduction de la régulation économique au seul pilotage du taux d’intérêt central. Alors que l’efficience d’un tel pilotage reste à démontrer, l’action délibérément expansionniste de la Fed après le krach de la nouvelle économie (2001-2005), d’un côté, et l’alignement des taux européens sur le niveau le plus bas, approprié à l’économie allemande, de l’autre, ont dans les faits rendu inopérant ce dernier outil de régulation. Dans ce contexte de surliquidité, des instruments de plus en plus complexes à base de modèles probabilistes douteux, par exemple les collateralized debt obligations (CDO), ont conduit à une sous-évaluation systématique du risque de défaut, permettant le gonflement du crédit grâce à sa titrisation immédiate (shadow banking) et son extension à des débiteurs potentiellement insolvables.
Le retour de l’Etat. Déficit et trappe de dette.
Lorsque la chute de Lehman Brothers a menacé l’ensemble du système bancaire de faillite et l’économie mondiale de dépression, l’idéologie a cédé la place au pragmatisme et l’État a été, partout, appelé en renfort pour soutenir l’appareil financier et une demande qui, autrement, se serait effondrée, probablement dans des proportions analogues à celles de la grande dépression de la première moitié du XXème siècle. Les déficits budgétaires ont alors explosé et, avec eux, l’endettement public qui a atteint des niveaux critiques susceptibles de plonger certains pays dans la « trappe de dette ».
La trappe de dette est un mécanisme assez simple à comprendre au premier degré : il repose sur l’idée qu’un débiteur (un État) qui doit s’endetter pour payer les intérêts est potentiellement exposé à l’accroissement exponentiel de la dette, donc à devenir insolvable. Au second degré, les choses sont un peu plus compliquées, car ce schéma fait en réalité intervenir de multiples paramètres comme le taux d’épargne domestique (Japon) ou l’existence d’un acheteur de dernier ressort (États-Unis), qui influent tous deux sur le taux réel exigé pour rémunérer la dette et, surtout, le taux de croissance du PIB nominal (réel + inflation) qui, à taux de prélèvement fiscal constant, détermine l’accroissement tolérable de la charge de la dette.
Pour cette raison, les niveaux fixés par le Traité de Maastricht (60 % et 3 %) n’ont en aucune façon la valeur quasi « sacrée » que les médias et les politiques s’efforcent de leur donner, par incompétence ou abus de simplification. Ils ne sont qu’indicatifs d’une zone de stabilité de la dette, reposant sur la double hypothèse d’une croissance nominale de 5 % et de taux d’intérêt du même ordre (le ratio dette / PIB reste stable à 60 % si le budget primaire est équilibré, car 60 %*5 % = 3 %).
C’est avec ce concept-épouvantail de trappe de dette que les partisans du « mainstream » et les leaders d’opinion de la sphère financière, qui s’étaient fait bien discrets à l’automne 2008, sont revenus bruyamment dans le jeu, avec le soutien objectif des agences de notation, en dénonçant la dérive incontrôlée des finances publiques, avec la volonté d’en finir une fois pour toute avec l’État-providence.
C’est pourtant une certitude : quoi qu’en disent les Allemands, ce n’est pas l’indiscipline budgétaire qui est à l’origine de la crise, comme voudraient aussi le faire croire ceux qui prétendent aujourd’hui sauver l’Europe en durcissant une règle qui est de toute façon inapplicable, parce que fondamentalement pro-cyclique et inadaptée à la gestion des chocs. La responsabilité en incombe en premier lieu à l’indiscipline du secteur financier privé, face aux conséquences des déséquilibres structurels de la croissance mondiale et, en second lieu, comme on va le voir ci-dessous, aux déséquilibre du commerce intra-zone.
2/ Le cas spécifique de la crise de la zone euro
La Zone euro, zone monétaire non optimale et non coopérative.
Tout a été dit ou presque sur les racines profondes de la crise de la zone euro. Certains analystes, dont l’auteur de ces lignes, ont alerté, il y a vingt ans, sur le risque que l’on courrait à créer une zone monétaire non optimale et insuffisamment coopérative. Pour bien comprendre l’incidence fâcheuse de cette concomitance, il suffit de comparer la situation des deux principales zones monétaire du monde, également non optimales : la zone euro et la zone dollar de facto, c’est-à-dire constituée des partenaires commerciaux des États-Unis pratiquant un change fixe ou contrôlé de leur devise avec le dollar, en une sorte de Bretton-Woods de fait.
Dans la première, les États-Unis, importateurs net (500 milliards de dollars de déficit commercial), traînent une dette fédérale (à laquelle il faudrait ajouter celles des cinquante et un États) représentant 100 % du produit intérieur brut (PIB) et pour partie (30 %) autofinancée par les réserves, appelées à fondre rapidement, de l’assurance-vieillesse. Cette dette est alimentée par un déficit (fédéral) avoisinant les 10 % du PIB. Avec une croissance nominale de l’ordre de 5 % et un taux d’intérêt du stock entre 3 et 4 %, il est manifeste que les États-Unis sont déjà dans la trappe de dette, même si ce verdict peut être adouci par la marge théorique de relèvement des impôts (mais dont on ne voit guère quel homme politique en assumerait la responsabilité). Les emprunts du Trésor américain restent néanmoins parmi les plus prisés au monde pour deux raisons :
– Les créanciers des Etats-Unis continuent de recycler leurs avoirs commerciaux en Treasury-Notes parce qu’ils ont intérêt à maintenir leur flux d’exportations vers le premier marché de consommation du monde (excédent commercial de la Chine est de 350 milliards de dollars). Accessoirement le bas niveau du change leur donne un avantage compétitif sur les pays hors zone (Brésil).
– La Réserve Fédérale s’affiche clairement en acheteur de dernier ressort de ces obligations, éliminant tout risque de liquidité et assurant au passage que le taux reste assez bas pour favoriser le marché hypothécaire qui en dépend directement.
Dans la seconde, l’Allemagne, exportateur net sur la zone euro (deux tiers de ses excédents y sont réalisés) est le seul parmi les grands pays à afficher des performances « acceptables », encore que l’endettement fédéral y est aussi très élevé. Les autres (France, Italie, Espagne) sont dans une situation comparable à celle des États-Unis, en particulier la France qui a connu la même désindustrialisation (le secteur secondaire y représente moins de 15 % du PIB).
La symétrie (un pour tous / tous pour un) s’arrête-là. Les balances créditrices privées sur les pays déficitaires de la zone euro ne sont pas, comme en Chine ou au Japon, systématiquement converties en réserves par la Bundesbank, qui n’achète pas, en contrepartie, les titres souverains de France ou d’Italie. Autrement dit, le gonflement de l’endettement public qui survient obligatoirement, in fine, quand un pays « vit au-dessus de ces moyens » ne trouve pas obligatoirement preneur chez ses créanciers, comme dans la zone dollar.
À ce point structurel s’ajoute son corollaire réglementaire, qui interdit explicitement à la Banque centrale européenne (BCE) de s’afficher comme acheteur de dernier ressort des dettes des États membres, ce qui laisse le champ libre à tous les fantasmes et à toute spéculation.
Le cas de la dette grecque et les mécanismes de contagion. Les CDS. Les agences de notation.
Pour quelle raison la dérive des finances publiques grecques a-t-elle mis l’Europe financière à feu et à sang ? Il est essentiel de se poser la question pour deux raisons : la première tient au poids de la Grèce dans la zone euro (2 %), qui paraît à première vue dérisoire au regard du tsunami provoqué par son possible défaut. La seconde est que, jusqu’à 2007, il n’y a pas eu de dérapage majeur des budgets des onze autres pays de la zone, les plus mauvais élèves sur la période étant dans l’ordre : l’Italie, la France… l’Allemagne et l’Autriche ! Comment la crainte, légitime, de défaut sur une dette de 350 milliards d’euros, conséquence logique d’une accumulation de déficits dépassant 10 % du PIB de manière chronique, peut-elle faire vaciller les 10 000 milliards d’euros de dette souveraine de la zone, au moment où celle-ci est victime d’un choc externe, conséquence de la crise bancaire mondiale ?
Pour les États comme pour les entreprises, dans tout scénario de faillite, c’est la crise de liquidité, elle-même suscitée par l’inquiétude sur la solvabilité, qui provoque le défaut, d’abord par renchérissement puis pour finir assèchement du refinancement.
Dans le cas qui nous occupe, l’attentisme des Institutions européennes et les divergences entre les États membres, l’indétermination absolue entre les deux solutions radicales qu’auraient été le défaut immédiat ou le soutien inconditionnel (rachat de la dette) ont permis au scénario décrit ci-dessus de se développer, puis de se propager à d’autres pays dont l’évolution de l’endettement pouvait faire naître quelques inquiétudes. Le pouvoir de démultiplication de la sphère financière, à travers les dérivés de gré à gré tels que les CDS « souverains », a donné un caractère explosif à la capacité naturellement auto-réalisatrice inhérente à toute anticipation de défaillance. Dans l’univers du mark to market et des normes prudentielles imposées à tous les investisseurs institutionnels (Bâle III et Solvency II), la cotation en continu de l’inquiétude a débouché sur des liquidations forcées de portefeuilles de dettes souveraines portugaises, espagnoles ou italiennes, faisant en retour gonfler dramatiquement les besoins de financement des fonds de soutien comme le Fonds européen de stabilité financière (FESF), pour ajouter au catastrophisme ambiant.
Les agences de notation, on l’aura compris, sont des acteurs majeurs de ces scénarios d’anticipation. Le rating qu’elles décernent, est en effet censé représenter leur opinion sur la probabilité de remboursement de la dette, le fameux AAA indiquant une quasi-certitude. Mais les agences ne sont pas des observateurs extérieurs au système et neutres par rapport à celui-ci car les marchés sont par essence le lieu de confrontation d’opinons, avec quelques leaders et beaucoup de suiveurs.
Toute dégradation et même toute éventualité de dégradation (la mise sous surveillance) s’apparente donc, du fait de l’autorité morale des agences, à un relèvement de l’anticipation de défaut et joue donc, psychologiquement, mais aussi mécaniquement en raison des normes prudentielles, un rôle catalyseur des prophéties auto-réalisatrices de chute des cours sur le marché. Pour quelle raison ce paradoxe absolu, consubstantiel au fonctionnement en oligopole des (trois) agences, n’a-t-il pas été traité en son temps par les autorités, en particulier après leur défaillance vis-à-vis des subprimes ? Les cris d’orfraies poussés aujourd’hui par les politiques sonnent vraiment faux.
Au final, c’est bien l’absence de gouvernance économique de l’Europe et le mauvais plan de l’Allemagne qui ont, en repoussant indéfiniment la solution pour la dette grecque, jeté le trouble et permis la contagion à l’ensemble de l’Union. Mais sur le fond, celle-ci s’est révélée hautement vulnérable parce que les objectifs économiques connexes au Traité sur l’Union économique et monétaire (UEM), rassemblés dans la stratégie de Lisbonne, n’ont pas été atteints, faute d’une coordination volontariste. Les économies n’ont pas convergé, la croissance n’est pas repartie et l’innovation est restée à quai, laissant les écarts de compétitivité – et les déficits de balances de paiement – se creuser là où on espérait que la baisse des taux favoriserait les investissements productifs au lieu de créer la bulle immobilière espagnole. Et les plans les plus récents restent bien discrets quant à l’ambition de croissance de la zone et aux moyens d’y parvenir, a fortiori si cette croissance doit être durable.
3/ La férocité
Que cache la vision duale de la dette ?
Comment l’endettement public est-il devenu le mal absolu du XXIème siècle, comme l’inflation fut celui de la deuxième moitié du XXème, sous le feu critique d’une génération de financier qui a pourtant prospéré sur le principe du leverage (faire des profits grâce à l’argent emprunté) ? Et quid de l’endettement privé, des « Ninja » expulsés et des ménages espagnols (130 % du PIB) asphyxiés par la chute d’un marché immobilier en surcapacité ?
La dette, à la différence de l’inflation, est un phénomène bipolaire. Il n’y a dette que parce qu’il y a créance, de même qu’il ne peut y avoir d’excédents commerciaux pour certains que parce qu’il y a des déficits chez les autres (l’Allemagne ne pourrait être l’Allemagne si tous ses partenaires étaient aussi vertueux qu’elle).
Il ne peut y avoir endettement que parce que celui qui souhaite dépenser (consommer / investir) en anticipation de ressources futures trouve un prêteur, à moins que ce soit l’inverse, témoins ces innombrables offres de crédit revolving à taux prohibitif qui continuent d’inonder nos boîtes aux lettres. Tout économiste devrait donc impérativement se demander qui détient la dette et pour quelle raison les créanciers ont accepté, jusqu’à maintenant, de l’accumuler dans leurs actifs, car cette question renvoie inévitablement à l’efficience du système production / revenus / prélèvement / redistribution en vigueur. Dans un pays comme la France, ce sont les rentiers, les retraités et futurs retraités ; aux États-Unis, les entreprises et leurs 2 000 milliards de dollars de trésorerie inemployée ; plus généralement les non-résidents, exportateurs excédentaires ou évadés fiscaux (le dentiste belge, les 300 milliards de dollars dont se gonfle chaque année l’Asset management off-shore…).
Ce n’est donc pas l’endettement de tel ou tel qui est à la racine la crise. Il y a globalement, dans le monde trop de dettes et de créances comparativement à la richesse réelle (multipliée par 5 ?) et trop de produits dérivés par rapport aux actifs financiers (multipliés par 2 ?). Cette surabondance d’engagements financiers d’une part crée des interconnexions infinies qui fragilisent le système (entropie) et d’autre part elle exprime un refus d’estimer la richesse globale à son niveau réel en la démultipliant dans le futur à travers ces contrats. La crise survient lorsque il apparaît évident que la création réelle de richesse à venir ne permettra pas d’honorer ces contrats et que les opérateurs refusent d’en ajouter de nouveaux pour masquer cette réalité.
Au lieu de dénoncer l’endettement comme la cause de tous les maux, il serait donc temps de le voir comme un résultat et de s’interroger sur son rôle dans le modèle macro-économique en vigueur. Ce qui nous ramène à notre première partie et aux global imbalances, identifiées mais non traitées.
L’enjeu politique
Le projet de la révolution (néo)conservatrice américaine et de ses affiliées, qui est de démolir toutes les bases sociales du New-Deal et du modèle keynésien de l’après-guerre, trouve dans la crise de la dette publique un argument de poids. Ainsi la crise grecque et sa contagion rendent « obligatoire » l’éradication du volet social de l’Europe, que les Britanniques, les libéraux de la commission et les rédacteurs de la constitution n’ont pu obtenir.
Les zélateurs de l’Amérique libérale sont d’ailleurs étrangement silencieux à propos de la piètre performance économico-sociale des États-Unis, proche de celle de la France pourtant empêtrée dans ses trente-cinq heures et son économie de loisirs. En dehors de l’affirmation fanatique que la cause en serait qu’il y a encore trop d’État, ce genre d’interrogation est en général balayé d’un revers de la main. De toute façon, on ne peut se comparer aux États-Unis car : « ils ont le dollar ». À quoi l’on pourrait répondre : jusqu’à quand ? Nul doute en effet qu’après avoir traversé l’Atlantique d’ouest en est, la crise du surendettement revienne prochainement frapper l’économie libérale en son cœur, celui de l’insolvabilité radicale des États-Unis.
C’est donc au moment précis où est définitivement invalidée l’hypothèse d’efficience des marchés – du fait de leur incapacité à produire une rationalité utile à l’économie – que ses partisans, avec le soutien objectif des agences de notation, entendent imposer leur loi à la démocratie. La férocité vient de l’urgence face à ce paradoxe d’un projet politique qui veut absolument réussir alors que son échec économique est de plus en plus révélé par l’impossibilité de produire une croissance pérenne et équitablement répartie et, en fait, quelque croissance sans adjuvant monétaire puissant. Elle s’exprime par la culpabilisation à outrance d’un retour de la dépense publique qui n’a pourtant rien d’une dérive irresponsable.
La majorité des opérateurs de marché qui ne veut pas comprendre la nature profonde du surendettement, continue de prêter aux Banques centrales le pouvoir de perpétuer ad vitam aeternam la richesse virtuelle qu’elle les a aidés à créer. Or le seul pouvoir dont disposent (peut-être) encore les Banques centrales, c’est d’éviter que la purge de cet excès provoque un collapsus général. Quant à la question de fond, elle relève exclusivement des moteurs de la croissance réelle : éducation, innovation, investissement et de la distribution des revenus salariaux correspondant.
Conclusion
Au moment où le durable apparaît comme une exigence absolue, au-delà de son écho médiatique, l’analyse de la crise révèle une alarmante dichotomie entre ses causes profondes et l’action politique, discordante, tardive et selon nous à contre-sens. Les replâtrages monétaires et la cure d’austérité ont une nouvelle fois « acheté du temps » pour éloigner le pire, mais seulement provisoirement. Imaginer quel chemin prendra la crise dans les prochains mois tiendrait de la divination, mais le pari que de toute façon elle reviendra paraît, hélas, gagnant à coup sûr.