Maroc, 8 mois de luttes pour la liberté, la dignité et la justice sociale

Lucile Daumas*

 

156Au Maroc aussi, les jeunes se soulèvent

Lorsque les Marocains sont descendus dans la rue, le dimanche 20 février 2011, il régnait une sorte de fébrilité joyeuse et beaucoup d’incrédulité. Tous avaient en tête ces images passées en boucle sur les chaînes de télévision des manifestants égyptiens occupant avec obstination la place Tahrir jusqu’à la chute du dictateur, ces visages rayonnants des Tunisiens, après le départ de Ben Ali. Mais l’incertitude régnait. Combien seraient-ils à répondre à l’appel d’une poignée de jeunes, énonçant à visage découvert, dans un spot télévisé circulant sur internet,  des revendications simples, contre l’humiliation et la corruption, pour la liberté, la dignité et la justice sociale ? Les Marocains oseraient-ils ? Et l’appareil d’État, comment réagirait-il ?

Aussi, ce matin du 20 février, les gens attendaient de voir avant de se lancer. Mais bientôt les peurs se sont évanouies, les cortèges se sont remplis et les manifestations se sont ébranlées, au total environ 370 000 personnes dans 53 villes du pays, reprenant les slogans entendus en Tunisie et en Égypte : Chaab yourid, le peuple veut et le fameux «Dégage», expressions claires d’une volonté de s’affirmer en tant que peuple face à un pouvoir corrompu et déligitimé.

Peut-on parler alors, dans le cas marocain, d’un pur mimétisme, suscité par l’impact médiatique des révolutions voisines ?

C’est ce qu’a apparemment cru le pouvoir qui, ce 20 février, a laissé défiler les manifestants, vendant à l’étranger la thèse de «l’exception marocaine», pays démocratique qui laisse sa jeunesse s’exprimer, et pensant qu’ainsi le mouvement ferait long feu.

Mais ce serait oublier qu’à Larache, Tanger, Al Hoceima, Fès, Marrakech, le Makhzen[1] a lancé ses provocateurs pour briser des vitrines et attaquer des banques. C’est ainsi que dans des conditions obscures cinq jeunes ont trouvé la mort à Al Hoceima. Leurs familles réclament encore en vain une commission d’enquête. A Séfrou, Kamal Chaib a été tabassé à mort. Dès le 21 février, tous les rassemblements ont été durement réprimés et dispersés. Ce serait oublier surtout que ces manifestations ne se sont pas déroulées comme un orage dans un ciel serein.

 Situation du mouvement social à la veille du 20 février

En effet, le nouveau souverain a pu pendant quelques années, par le biais de quelques mesures symboliques (concernant le retour des exilés par exemple), passer pour un Roi ouvert, soucieux de tourner la page des années de plomb du règne de son père. Une habile campagne de presse l’a même surnommé le “Roi des pauvres”! Mais cette image d’Épinal n’a guère duré : il s’est révélé, plus encore qu’Hassan II son père, un roi avide de richesses et de pouvoir. Il a acquis, à travers sa holding Siger[2] une situation de contrôle, voire de monopole, dans pratiquement tous les secteurs de la vie économique : agriculture, industrie, distribution, services et maintenant aussi l’énergie. Surfant sur la vague libérale, il a été le principal bénéficiaire des miettes que l’ouverture du Maroc aux marchés internationaux et les accords de libre-échange ont laissé à la bourgeoisie marocaine, les principales gagnantes dans l’affaire restant les multinationales.

Cette rapacité est aujourd’hui bien connue. Ce que l’on sait moins[3], c’est qu’il est allé bien au-delà de son despote de père en matière de concentration des pouvoirs. En effet, non content d’avoir un gouvernement à sa botte et un Parlement décoratif, il a créé une série de conseils et commissions, directement nommés par lui et dont il est le seul à contrôler la gestion, qui doublent  ou remplacent des ministères déjà existants, dans des domaines aussi variés que les Droits humains, la lutte contre la pauvreté, l’émigration, le Conseil économique et social… Concernant l’Instance nationale du développement humain (INDH), il est même allé jusqu’à proposer qu’elle soit auditée par un cabinet américain ! Et ce alors que tous ces organismes pompent dans les budgets publics, sans aucun contrôle du Parlement.

Cette concentration de pouvoir a aussi pour conséquence que le Roi est encore plus exposé que ne l’était son père. Pas étonnant dans ces conditions qu’un des épisodes répressifs récents ait été les procès intentés en 2007 contre des manifestants du 1er Mai qui avaient osé s’en prendre directement au Monarque. Pas étonnant non plus que le pouvoir marocain n’ait pas été à même d’apporter la moindre réponse à la question lancinante du chômage, la manipulation statistique n’ayant pas empêché des milliers de chômeurs de descendre dans la rue de façon quasi permanente, depuis maintenant plus d’une décennie.

C’est bien le problème de l’emploi qui a été à l’origine de la révolte de Sidi Ifni en juin 2008, qui a suscité une répression sanglante. Sans doute parce que ce mouvement ne se contentait pas de réclamer des postes dans l’administration mais posait aussi la question de l’accaparement des richesses halieutiques de ce petit port par quelques généraux, ainsi que la question des services publics, qui depuis leur libéralisation et/ou privatisation, sont devenus inaccesibles pour les couches les plus démunies de la population.

Cette question de l’accès aux services publics est à l’origine de multiples mobilisations dans de nombreux villages et villes du Maroc : Tata et le Moyen-Atlas sur la question de l’accès à l’hôpital; Bouarfa, Tanger, Casablanca, Rabat, sur la question de l’accès à l’eau et de la gestion déléguée aux multinationales Suez et Veolia. Sans oublier les  nombreuses luttes contre la précarisation des contrats, notamment dans l’enseignement et le secteur minier[4]. Depuis bien des mois, il ne se passe pas une journée sans grèves, manifestations, rassemblements de protestation, un peu partout dans le pays.

Pour compléter le tableau, il faut ajouter que les dernières élections législatives de  2007, ont été marquées par un taux d’abstention record de 63 %.  Cette désaffection du système electoral a aussi été couramment analysée comme une méfiance vis-à-vis de partis corrompus. « Le peuple marocain a compris, depuis longtemps, qu’il est « hors jeu » dans cette opération. Il a compris une chose : ce sont les mêmes qui se partagent toujours le « gâteau », le parlement est une chambre d’enregistrement et un moyen d’enrichissement individuel, le roi est le seul aux commandes, il règne et gouverne ». commente Abdellatif Imad, professeur  à l’ Université des Sciences et Technologies de Lille[5].

C’est donc dans un Maroc en permanente ébullition sociale contre les effets conjugués des politiques libérales mises en oeuvre par un pouvoir despotique, corrompu et prédateur, que le Mouvement du 20 février  (M20F) est apparu, galvanisé par les autres mouvements révolutionnaires du monde arabe. Comme le fait justement remarquer Abdelhamid Amine, vice-président de l’Association marocaine des droits de l’homme (AMDH), c’est la conjonction de ces deux facteurs, interne et externe, qui a permis l’émergence du M20F[6].

 Comment le mouvement s’est propagé et structuré

 Le noyau initial à l’initiative des marches du 20 février, quelques dizaines de jeunes tout au plus,  a tout de suite  voulu mettre en place des espaces de débat :

  • sur Internet, par le biais des pages Facebook, Twitter, et de sites tels que Mamfakinch (Nous ne lâcherons pas) qui sont très actifs et ont été relayés par de nouveaux sites et pages qui fleurissent sur la toile ;
  • dans la rue, en organisant des sit-in permanents (certains ont pu fonctionner un temps dans quelques rares petites villes et ont été porteurs de cahiers revendicatifs très intéressants) ou de points de rencontre quotidiens, à l’image de la Place Tahrir au Caire.

Mais le pouvoir n’a pas voulu de tels espaces de débat ouvert et démocratique et toute tentative d’occupation d’un espace public a été violemment réprimée, dès le 21 février. Il a donc fallu trouver d’autres formes d’organisation permettant une inclusion plus large : partout dans le Maroc se sont constitués des comités M20F, ouverts à tous ceux qui se réclament de la plateforme initiale (voir encadré). Une telle forme d’organisation devient dans les grandes villes assez complexe, puisque les assemblées générales (AG) peuvent drainer plusieurs centaines de personnes et sont à la merci des infiltrations policières et partisanes.

Mais le M20F se veut résolument ouvert, démocratique et populaire, horizontal et pacifique. C’est un mouvement pluriel où se retrouve une large palette de tendances politiques, depuis la gauche radicale jusqu’à certains mouvements islamistes. Mais chaque militant intervient en son nom propre et le M20F reste très soucieux de son indépendance vis-à-vis de tous les partis, ceux de la gauche institutionnelle, l’Union socialista des forces populaires (USFP) notamment, s’étant révélés les plus manipulateurs. Pour autant, l’ambigüité de la présence des islamistes persiste. Chawqui Lotfi, dans une libre tribune publiée sur le site <mamfakinch.com>, souligne : « S’il est juste de ne pas les diaboliser, ni de les considérer comme l’adversaire principal, la position inverse visant à banaliser leur forme d’intervention politique est tout aussi problématique. […] Le projet social et politique défendu par Al Adl[7] est à l’antipode d’un projet démocratique »et il ajoute « l’erreur de la gauche […] est d’avoir, au nom de l’unité, évité toute critique indépendante et publique dans le mouvement ».

 Plateforme revendicative du M20F

– Une constitution démocratique votée par une assemblée constituante élue démocratiquement ;

– La dissolution du parlement et la destitution de l’actuel gouvernement ainsi que la mise en place d’un gouvernement de transition chargé d’initier les revendications du mouvement du 20 février ;

– Une justice indépendante et plus généralement la séparation des pouvoirs ;

– Le jugement de tous ceux qui sont impliqué-e-s dans le pillage, la gabegie et la dilapidation des richesses du pays ;

– La reconnaissance de la langue amazigh comme langue officielle à l’instar de la langue arabe, ainsi que la reconnaissance des spécificités de l’identité marocaine dans ses éléments constitutifs essentiels: linguistiques, culturels et historiques ;

-La libération de tous les prisonnier-e-s politiques et d’opinion ainsi que la traduction devant la justice de tous les responsables des arrestations arbitraires, des « disparitions », des tortures et des répressions sauvages.

Il s’agit là de conditions nécessaires pour que le peuple marocain accède à une véritable démocratie et citoyenneté afin de devenir seul maître de son destin et puisse :

– Intégrer des diplômés chômeurs à tous les niveaux de la fonction publique et ce par des concours en toute transparence et équité ;

– Assurer une vie digne à tous et toutes en luttant contre la vie chère ;

– L’augmentation des salaires et du SMIG ;

– Assurer l’accès des plus pauvres à des services publics dignes de ce nom et dotés des moyens leur permettant de remplir leurs missions.

Sans être forcément fermé aux autres générations, c’est essentiellement un mouvement de jeunes, filles et garçons réunis, soucieux de faire émerger une nouvelle génération de militants et de mettre une sourdine aux discours des vieux routiers de la politique, largement discrédités. La volonté d’une apparition paritaire filles et garçons, est manifeste depuis le tout début du mouvement, dans tous les spots-vidéo créés par le M20F, la participation des filles dans les AG et l’animation des manifestations est également remarquable, même si elle ne porte que rarement des revendications spécifiques aux femmes. Mais la repression particulièrement dure et ciblée envers les femmes et les conditions diffíciles de la gestion des AG et des manifestations a pu entraîner une certaine mise à l’écart des femmes.

Cela n’empêche que le M20F avait besoin, dès le départ, de soutien de la part des organisations (associations, syndicats, partis) lui permettant d’avoir un certain poids médiatique et politique ainsi qu’un appui logistique et un soutien solidaire face à la prévisible répression. C’est ainsi que, de façon quasi naturelle, le Réseau démocratique marocain de solidarité avec les peoples (RDMSP), qui s’était constitué en solidarité avec les révolutions tunisienne et égyptienne, s’est transformé en Conseil National d’Appui au M20F (CNAM 20). Il se conjugue également en conseils locaux dans toutes les villes du pays et regroupe une centaine d’organisations politiques, syndicales, associatives[8].

Très soucieux de son indépendance, le M20F fonctionne sans chef ni porte-parole et n’est pas prêt à se laisser voler le protagonisme par  le CNAM20 ou quelque instance que ce soit. Il n’a pas non plus produit de leader charismatique, malgré les efforts des médias pour essayer d’en créer. Un tel fonctionnement constitue en soi une véritable révolution dans les us et coutumes politiques d’un pays fortement marqué par la hiérarchie et la verticalité des rapports sociaux et politiques.

Actions et réactions

 Devant le succès des marches du 20 février et la détermination du mouvement à étendre son combat, dans l’atmosphère de la période, marquée par la chute de Ben Ali et Mubarek et l’extension du mouvement révolutionnaire à plusieurs pays de la région, du Yémen jusqu’au Maroc, le pouvoir  marocain a tenté de jouer  sur deux tableaux :

– répression d’un côté, relativement larvée, pour pouvoir continuer à afficher “l’exception marocaine” devant les medias et l’étranger[9] ;

– d’un autre côté, des réponses aux revendications du M20F : quelques milliers de chômeurs reçoivent des promesses d’embauche, le SMIG est augmenté, des prisonniers islamistes sont libérés, la mise en place du  Conseil économique et social (CES), prévue de longue date, est présentée comme une réponse aux exigences du M20F et c’est l’occasion de coopter quelques militants de la gauche qui acceptent de rentrer dans le rang. La même opération est réalisée avec la création du Conseil national des droits humains (CNDH, remplaçant le Conseil Consultatif des Droits Humains), simple toilettage de façade.

Mais devant l’obstination du M20F à considérer ces mesures comme trop partielles et à appeler à une nouvelle grande mobilisation pour le 20 mars, c’est un Roi fatigué, lisant avec difficulté son papier, qui apparait le 9 mars sur les écrans de télévision pour annoncer qu’il a decidé d’accéder à la première des revendications du M20F, le changement de la constitution. Derrière un effet d’annonce considérable, la réforme proposée devra se faire selon les conditions définies par le Roi, qui en fixe d’emblée les limites et contours et nomme immédiatement une commission de rédaction de la Constitution, selon ses directives[10]. Le processus de consultation des différents partis et instances de la société civile mis en place n’a eu d’autre effet que celui de légitimer les modifications déjà décidées par le Roi. Quant au référendum organisé, sans aucun débat public, avec une intromission éhontée de l’administration centrale dans la campagne, il restera dans les annales marocaines comme un exemple parfait de monarchie bananière : 98,50% de oui !

Pour une fois, les pays de l’Union européenne n’avaient pas envoyé d’observateurs. Cela aurait pourtant certainement obligé ses chefs d’Etat et de gouvernement à modérer leurs commentaires enthousiastes. Comme le déclarait le journaliste Khalid Jamai, dans une libre opinion publiée par le journal en ligne <Lakome.com>, où il s’adressait au Premier ministre français Alain Juppé : « Toleriez-vous que votre président ne sois pas compable de ses actes, de ses décisions, de sa politique? »[11]

Pour le M20F, cette mascarade de réferendum ne répondait en aucune manière à ses revendications. Aussi, tandis que la presse et les partis politiques institutionnels se gargarisaient de la « révolution du Roi et du peuple », au lendemain du discours royal, le M20F maintenait son appel à une nouvelle grande mobilisation nationale pour le 20 mars et appelait au boycott du référendum. Une nouvelle fois, l’incertitude régnait : cet appel serait-il entendu? La propagande royale, relayée par tous les moyens à la disposition du Makhzen, allait-elle tromper les gens ? La  réponse des Marocains est allée au-delà des espérances les plus optimistes du mouvement. Non seulement la mobilisation du 20 février s’est confirmée, mais elle s’est étendue géographiquement et socialement. Plus de 500 000 manifestants ont défilé dans plus d’une centaine de villes, petites, moyennes et grandes. La réponse au discours royal était claire et massive. De ce fait, le Makhzen  a déployé deux nouvelles strategies.

La première, s’inspirant de la stratégie de Mubarak avant sa chute, consiste à lâcher dans les rues des jeunes recrutés dans le lumpen des quartiers, dûment payés pour cela[12]. Ce sont les fameux baltagis, comme on les appelle au Maroc et en Égypte. Encadrés par des policiers en civil qui leur indiquent les cibles à viser, ils ont pour tâche de contrecarrer par tous les moyens les initiatives du M20F. Ils occupent les places où doivent démarrer les manifestations, s’attaquent aux manifestants, agressent des militants du M20F à tout moment et en tous lieux, déposent des plaintes contre eux pour des agressions fictives[13]. L’objectif est double : maintenir les militants du M20F et les manifestants sous une constante pression, dans la crainte d’agressions possibles au moment le plus imprévisible ; faire croire que ce n’est pas le Makhzen qui réprime le M20F, mais que c’est le peuple marocain qui s’oppose à ce mouvement. Les policiers, en uniforme cette fois-ci, poussent le zèle jusqu’à protéger et sortir des militants des griffes des baltagis avant que ceux-ci, parfois drogués, ne poussent le bouchon trop loin !

La deuxième a consisté à lier le Oui au referéndum au soutien à la monarchie. Là encore, le Makhzen a mis toute sa puissance dans cette campagne, achetant les pare-brise des taxis comme espace publicitaire, déversant une manne financière sur les partis soutenant le oui, déversant par cars entiers des populations recrutées par les moqqadems[14], souvent moyennant espèces sonnantes et trébuchantes, dans les rues des villes ! Une circulaire émanant de la Haute autorité de la communication et de l’audiovisuel (HACA) a interdit tout appel au boycott du referendum sur les chaînes de radio et de télévision, tandis que les imprimeurs se sont vu notifier l’interdiction d’imprimer des appels au boycott[15].

Cette campagne référendaire a bien montré que le pouvoir marocain, croyant au mois de juin que l’alerte perçue en mars s’était éloignée, est revenu sur son effet d’annonce et a tout fait pour que rien ne change. Outre qu’elle annonçait dès le depart la manipulation des résultats,  elle a eu plusieurs conséquences fâcheuses pour le pouvoir et ses acolytes. Elle a définitivement balayé toute illusion sur la volonté de la monarchie de se démocratiser et elle a replongé le Maroc dans les pratiques du règne de Hassan II, que l’on avait  pu croire révolues. La page de “l’ouverture démocratique”, ressassée à l’envi pendant plus d’une décennie,  est belle et bien tournée. Comme le souligne Chawqui Lotfi[16] : « Le message politique est explicite : la monarchie restera le pívot absolu du système politique malgré vos contestation ».

Par ailleurs, en faisant un parallèle entre le oui au referendum et le oui à la monarchie, le discrédit sur la volonté de réforme et sur les modalités du référendum rejaillit également sur la personne du Roi, qui se trouve sur le devant de la scène. Les manifestants pour le boycott au referéndum l’ont clairement exprimé puisque depuis le mois d’avril, un nouveau slogan a fait son apparition dans les manifestations : « Vive le peuple ! », réponse directe au « Vive le Roi ! » scandé par les baltagis. Jusque-là, les manifestants n’avaient pas osé ou voulu mettre directement en cause la monarchie, c’est désormais chose faite. Ils clament de plus en plus fort « Makhzen, dégage ! » cependant que lors d’un débat organisé en juillet à Rabat, un des intervenants posait la question taboue : peut-on dissocier le Makhzen de la monarchie ?[17]

Enfin, les partis politiques, perdent le peu de crédibilité qu’il leur restait. « Pour s’être faits les auxiliaires de la mascarade, ils [les partis et les syndicats] en payeront le prix fort, celui de perdre le peu de crédit dont ils disposent encore parmi le peuple marocain » note Kharroubi Habib[18] dans Le Quotidien d’Oran du 5 juillet 2011.

C’est dans ce contexte que va s’ouvrir  la campagne pour des élections législatives anticipées annoncées par le Roi dans le discours du 9 mars et convoquées pour le 25 novembre 2001 . Là encore, les premiers indices indiquent que,  loin de représenter une étape vers davantage de démocratie, vers un Parlement représentatif des aspirations populaires, les partis politiques s’engagent dans les grenouillages habituels, sans véritable débat et encore moins de programmes politiques. À quoi bon si l’essentiel est d’obtenir un strapontin bien rémunéré qui ouvrira, qui sait, les portes vers les portefeuilles ministériels ? L’appel du PAM[19] à une alliance avec les autres partis de l’administration en donne déjà un avant-goût. Quant aux partis de la gauche institutionnelle ( USFP et Parti du Progrès et du Socialisme [PPS]), ils semblent prêts à boire le calice jusqu’à la lie.

Evolution du M20F et perspectives

Nous sommes donc aujourd’hui dans une configuration où le Palais et l’appareil politique institutionnel semblent avoir remisé leurs peurs du mois de mars  et se préparent tranquillement à jouer chacun son rôle convenu dans la démocratie d’opérette qui se joue au Maroc depuis tant de décennies, devant un parterre de plus en plus vide. Mais qu’importe !

Le Maroc continue à jouir du soutien des pays occidentaux et des Institutions Financières Internationales. C`est ainsi que, sous couvert de soutien au printemps arabe, les pays du G8, associés au FMI, à la Banque mondiale, à la Banque européenne d’investissement (BEI), à la Banque européenne pour la reconstruction et le développement (BERD), ont décidé de doubler leur soutien financier aux gouvernements tunisien, égyptien, jordanien et marocain, c’est-à-dire à des régimes que le “printemps arabe” tente de déboulonner! On a là une illustration du double langage des “démocraties” occidentales qui, sous couvert d’aide aux mouvements démocratiques, renforcent les régimes qui les oppriment !

Pendant ce  temps, le pouvoir monarchique continue à se replier sur les vieux symboles de l’allégeance et du baise-main  encore renouvelés cette année lors de la cérémonie célébrant l’anniversaire de l’accession du Mohammed VI au pouvoir. C’est ce que note le journaliste Ali Anouzla : « Le roi Mohammed VI a déçu les espoirs de tous ceux qui s’attendaient à ce que la mobilisation populaire le pousse à émettre des signaux pour prouver que la monarchie au Maroc se rénove et se modernise. Peine perdue. Le roi est encore apparu à cheval, sous un parapluie énorme, vêtu à la traditionnelle et entouré d’esclaves du Palais. En face, des dizaines de rangées d’agents de l’administration territoriale, de notables et d’élus s’inclinaient devant lui jusqu’à la génuflexion. Image dégradante pour la dignité humaine »[20]. En face, les manifestants continuent de clamer « Écoute la voix du peuple, écoute la voix des fils et des filles du peuple », occupant la rue week-end après week-end.

Le M20F a relevé le défi de passer le cap de l’été et du mois de Ramadan sans que la mobilisation ne s’éteigne. Ces mois ont été mis à profit pour enraciner davantage encore le mouvement dans les milieux populaires. L’exemple de Casablanca où semaine après semaine, depuis le mois de mai, les manifestations tournent dans tous les quartiers de la ville (mégapole de près de 4 millions d’habitants où le système de transport est très défaillant) avec des participations allant à chaque fois de 20 000 à 50 000 manifestants, en est l’illustration. À cet ancrage populaire, il convient d’ajouter l’évolution même des revendications portées par le M20F. Non seulement est apparu ce nouveau slogan “Vive le peuple”, mais aux revendications nettement politiques du début, se sont ajoutées des revendications sociales qui répondent aux préoccupations les plus angoissantes des populations : évidemment la question de l’emploi, mais aussi celles du logement, de la distribution de l’eau et du ramassage des ordures et depuis la rentrée, la question de l’enseignement.

À ce niveau, la gestion déléguée des services urbains (eau, élecricité, assainissement, transport…) par les multinationales Veolia et Suez a été dénoncée dans toutes les villes qui ont vendu leurs services à ces sociétés (Casablanca, Rabat, Tanger et Tétouan) les populations étant très remontées contre la gestion calamiteuse réalisée par ces entreprises : inondations répétées, hausse des factures, désorganisation du transport urbain…

Par ailleurs, la jonction du M20F avec certaines luttes sectorielles, notamment avec certains groupes de chômeurs, les ouvriers de l’OCP[21], ccommence à se réaliser.

Enfin, la mobilisation continue du M20F depuis maintenant plus de huit mois, a entraîné l’émergence –enfin- d’un réel débat politique, la levée de nombreux tabous, les prérogatives royales sont mises en discussion. Le cousin du Roi, Moulay Hicham, va jusqu’à déclarer : « La « sacralité » du Roi n’est pas compatible avec la démocratie »[22]. De nombreuses peurs ont disparu et le M20F a  montré qu’on pouvait se débarrasser des vieilles baudruches qui monopolisaient l’espace politique jusqu’alors ; que chaque personne, chaque citoyen pouvait jouer un rôle dans le vie politique du pays ; qu’on pouvait  faire de la politique autrement, et notamment en dehors des instances dites représentatives, verrouillées et vérolées, dans lesquelles la population ne se reconnait pas.

Ce sont là des mouvements profonds qui ne pourront être annihilés d’un simple coup de matraque ou de bluff électoral. Mais le mouvement pourra-t-il continuer, semaine après semaine, à porter le débat dans la rue sans jamais obtenir de réponse face à un pouvoir autiste, soutenu par ceux qui en Occident, se sont attelés à la déconstruction du monde ? Sera-t-il capable de passer à la vitesse supérieure dans sa confrontation avec le pouvoir ? Une chose est sûre : après tant d’années où les peuples ont courbé la tête, ils sont aujourd’hui en train de la relever, en plusieurs endroits de la planète, quasi simultanément, et d’apporter enfin une lueur d’espoir au bout de ce long tunnel qu’a représenté la domination du néolibéralisme mondial.

Notes:

*  Membre d’ATTAC-Maroc.

[1]  C’est ainsi que l’on nomme au Maroc l’ensemble de l’appareil d’État au service de la monarchie et orchestré par le Roi.

[2]  Anagramme de regis, roi en latin.

[3]  Mais cela a été bien pointé dans le livre de Ali Amar : Ali Amar, Mohammed VI : le grand malentendu. Dix ans de règne dans l’ombre de Hassan II, Calmann-Levy, Paris, 2009.

[4]  La tendance dans les sociétés minières est de sous-traiter le travail à des sociétés d’intérim (cas de l’Office cherifien des phosphates), à employer des cvontractuels ou à transformer les mineurs en artisans auto-employés, vendant leer production aux anciennes sociétés minières ou aux entreprises consommatrices. Cela s’accompagne d’une perte drastique de revenus, d’énormes problèmes médicaux et sanitaires et d’un recul généralisé des conquêtes ouvrières.

[5]  Voir le site : <http://www.bakchich.info/élections-marocaines-Haj-Moussa,01636.html&gt;

[6]  Voir le site : <www.fr.lakome.com>.

[7] Adl ou Ihssan (Justice et Bienfaisance) est le principal mouvement islamiste, non reconnu par le pouvoir, présent au sein du M20F.

[8]  Il est à noter que le FMAS, considéré par beaucoup comme l’animateur des Forums sociaux au Maroc et dans la région arabe, a d’abord retiré sa signatura avant de revenir, vuelques tours plus tard, sur sa decisión, qui risquait de le mettre en porte à faux avec le mouvement social.

[9]  Cette forme de repressión continue jusqu’à aujourd’hui. Cerrtaines manifestations sont matraquées, d’autres pas. Vuelques arrestations très ciblées sont opérées. Ainsi l’arrestation de deux syndicalistes, Seddik Kabbouri et Mahjoub Chennou, le 18 mai à Bouarfa et leer condamnation respectivement à deux ans et à dix-huit mois de prison, pour tenter de désamorcer un mouvement social qui dure depuis plusieurs années dans la région et qui a trouvé un second soufflé avec le M20F. Il en est ainsi des pressions professionnelles sur plusieurs journalistes, de la mise à pied de Mustapha Sandia, l’un des animateurs du M20F à Safio ù le mouvement se conjugue avec une forte mobilisation des ouvriers phosphatiers et des chômeurs et où un nouveau mort sera à déplorer le premier juin. Il en est encore ainsi de l’arrestation, le 9 septembre du rappeur Moad Belghouat, alias El Haqed (l’indigné) à Casablanca, où les manifestants continuent à scanner à l’unisson les paroles de ses chansons.

[10]  Pour une analyse des modifications de la Constitution et des conditions de son approbation, on peut lire l’excellent point de vue de Ahmed Benchemsi, ancien rédacteur en chef de l’hebdomadaire Telquel, sur le site : <http://fr.lakome.com/opinión/62-chroniques-dopinion/501-la-monarchie-marocaine-cherche-a-imposer-une-constitution-absolutiste.html#comment-3764&gt;.

[11]  Il est à noter que cet organe de presse, apparu avec le commencement du mouvement social et après l’interdiction ou la mise à genoux de plusieurs organes de presse, dont Le journal hebdomadaire, joue un role très important comme espace de débat démocratique, grâce à sa rubrique de libres opinions, ouverte largement à toute personne acceptant dse ne pas s’exprimer sous couvert de l’anonymat. Il existe en deux versions, arabe et français.

[12]  Plusieurs sites ont même Publio les tarifs.

[13]  C’est ce qui est arrivé encore, début septembre, au rappeur El Haqed, que nous avons cité précédemment.

[14]  Fonctionnaires du Ministère de l’intérieur chargés du contrôle des citoyens, quartier par quartier.

[15]  On peut citer les reportages realisées par la chaîne francophone TV 5.

Cf le site :

<http://www.tv5.org/cms/chaine-francophone/info/les-dossiers-de-la-redaction/Maroc-nouvelle-Constitution-juin-2011/p-16997-referendum-marocain-un-debat-inegal.htm&gt;.

[16]  Cf. :

<http://www.mamfakinch.com/quelles-perspectives-pour-le-mouvement-du-20-fevrier-apres-le-referendum/&gt;

[17]  Se reporter au site :

<http://capdemocratiemaroc.org/?p=462&gt;.

[18]  Habib, Kharroubi, Le quotidien d’Oran, 5 juillet 2011. Concernant les syndicats, il conviene de noter que si certains syndicats, notamment la CDT et l’ODT, ainsi que certaines fédérations locales de l’UMT, sont partie prenante du CNAM20 et ont appelé ponctuellement à rejoindre vuelques manifestations convoquées par le M20F, ils ne mobilisent guère leurs bases à cet effet. Par ailleurs, seule la CDT a appelé au boycott du referéndum, ainsi que Quatre partis seulement : le Parti socialista unifié (PSU), la Voie démocratique, le Parti de l’avant-garde démocratique et socialista (PADS) et le Congrés nacional ittihadi (CNI).

[19] Le Parti authenticité et modernité (PAM), a été créé à l’initiative de Fouad El Hima, ex conseiller et toujours ami du Roi, qui a su récupérer en son sein de nombreux transfuges de tous les partis institutionnels, ainsi que certains militants, anciennement de gauche et ex détenus politiques. Il est devenu, à la vitesse d’un météore, le premier parti marocain, illustrant qu’on entre en politiquea u Maroc pour avoir un siège. Et quelle meilleure catapulte qu’un ami du Roi pour l’obtenir ¡

[20]  Sur le site :

<http://fr.lakome.com/opinión/62-chroniques-dopinion/670-paradoxes-ramadanesques.html&gt;.

[21]  L’exemple de la ville de Safi est particulièrement intéressant, où les travailleurs de l’OCP mènent des luttes depuis plusieurs mois contre les licenciements, où le degré de pollution liée à l’industrie chimique dérivée des phosphates a atteint des niveaux alarmants et où les associations de chômeurs ont lié leer lutte à la présence de l’OCP et aux juteux profits qui vont enrichir non pas le développement humain de la région, mais toujours les mêmes poches. L’ensemble de ces problèmes ainsi que la mort d’un manifestant en juin dernier, en ont fair une des villes les plus eplosives du Maroc.

[22]  Source :

<triggermail&utm__médium=email&utm_term=RDP1fev&utm_campaign=RDP>