Editorial: Faut-il parler de développement ?

Patrice Allard, Rédacteur en Chef de Informations et Commentaires

 

153Il est des termes dont l’usage est de moins en moins fréquent. Il est de bon ton de parler de développement humain, comme si pouvait exister un développement inhumain. Il est habituel d’évoquer le développement durable, mais peut-on parler de développement lorsque l’exploitation sans frein des espaces naturels rend problématique le futur ? À l’opposé, employer l’expression de développement économique et social est devenu rare. S’agit-il là d’un concept qui a épuisé les fruits qu’il pouvait apporter, ou bien que la réalité a contredit, ou bien encore dont il est devenu politiquement incorrect de faire usage ?

La question du développement économique et social naît de l’impuissance de la théorie néo-classique à produire des outils et des analyses aptes à rendre compte de la situation rencontrée après la seconde guerre mondiale : le fossé grandissant qui sépare le monde industrialisé de celui qui ne l’est pas. Les sociétés et les économies de ce second monde sont différentes, pas seulement parce qu’elles sont moins avancées, mais surtout parce qu’elles rencontrent, dans leur marche vers le progrès, des obstacles d’une tout autre nature que ceux qui, en leur temps, freinaient l’industrialisation de celles du premier monde.

En France, c’est à François Perroux et à ceux qui travaillaient avec lui au sein de l’Institut de Sciences Économiques Appliquées (ISEA devenu plus tard ISMEA) qu’est revenu la tâche de préciser le sens du terme sous-développement[1]. Une économie est sous-développée lorsque la désarticulation de ses activités empêche la croissance de l’une de rejaillir sur les autres. Elle l’est également lorsqu’elle s’avère incapable d’assurer à ses agents la satisfaction des besoins essentiels que constituent les « coûts de l’homme ». Elle l’est enfin lorsque la domination exercée par des centres de décision étrangers impose leur volonté aux décideurs locaux. En définissant ainsi le sous-développement, son contraire, le développement, devenait alors plus qu’une simple croissance accompagnée de changements de structures. Il désigne un ensemble de processus qui rendent possible l’articulation des activités internes, la couverture des coûts de l’homme et l’établissement d’une autonomie des centres de décision internes. Dans le déroulement de ces processus, l’économique et le social se conjuguent : les effets bénéfiques d’une plus grande autonomie des centres de décision ou une meilleure articulation des activités ne pourraient exister si les producteurs étaient empêchés d’user de toute leur force de travail par la non satisfaction de leurs besoins vitaux. Le développement ne peut être qu’économique et social et, par cela, il place l’homme au cœur de ses processus. Il en fait à la fois l’acteur et le bénéficiaire de sa propre libération, un développement de « tout l’homme et de tous les hommes ».

Ce concept est fructueux. D’une part, il s’inscrit dans un espace, l’espace de la nation où doivent être rendus cohérents les plans des différents agents et les actions des forces économiques qui le traversent. Il s’inscrit également dans le temps, celui de la transformation des structures, des comportements et des mentalités. D’autre part, il ouvre la voie à l’action en désignant les buts à atteindre : le développement doit être autocentré pour permettre à la fois l’émergence de structures autodynamiques, l’amélioration du bien-être de tous et pour relâcher la domination extérieure. Il ne peut reposer que sur un acteur essentiel, l’État. Celui-ci est investi d’une mission particulière qui accompagne son rôle traditionnel d’intégrateur (établir une cohésion sociale entre les activités productives et les besoins). Il n’est pas un arbitre impartial mais un acteur essentiel, enchâssé dans la structure sociopolitique de chaque nation, poursuivant des objectifs spécifiques. « Il agit toujours au nom de ²l’intérêt général². Il est banal de rappeler les démonstrations au terme desquelles on ne peut définir l’intérêt général dès que les intérêts particuliers ne coïncident pas absolument, a fortiori lorsqu’ils entrent en contradiction ou sont antagoniques »[2].

Les indépendances conquises par les anciennes colonies après 1945 ont conduit les États issus de ces « jeunes nations » à un choix commun : construire une société nationale à travers le développement économique et social. L’art du développement que vont développer ceux qui poursuivront dans la voie ouverte par François Perroux incarne cette action volontariste. Des stratégies de développement ont été élaborées dans le lien étroit qui unit les choix politiques d’un projet de société, spécifique à chaque État, aux moyens économiques et sociaux à mettre en œuvre[3]. Chacune d’entre elles n’a pu être construite sans l’établissement d’un diagnostic de la situation initiale du pays et la mise en place d’organes étatiques pouvant ordonner les processus engagés et contrôler leurs effets. Chacune repose sur le choix d’une base industrielle susceptible d’assurer une intégration des activités économiques, c’est-à-dire leur articulation. Dans le cas de la stratégie algérienne de développement, cette base a été constituée d’un ensemble d’industries « que l’on peut qualifier d’industrialisantes, si l’on entend par là celles dont la fonction économique fondamentale est d’entraîner dans leur environnement localisé et daté un noircissement systématique de la matrice interindustrielle et des fonctions de production, grâce à la mise à disposition de l’entière économie d’ensembles nouveaux de machines qui accroissent la productivité du travail et entraînent la restructuration économique et sociale de l’ensemble considéré, en même temps qu’une transformation des fonctions de comportement au sein de cet ensemble »[4]. Ces stratégies se situent dans un temps marqué par des étapes au cours desquelles la transformation de l’agriculture, c’est-à-dire l’articulation de celle-ci à l’industrie, et la mobilisation des échanges extérieurs au profit de ces processus jouent des rôles essentiels.

Ces stratégies de développement, dont « la voie algérienne » a constitué un bon exemple, incarnent l’application du concept de développement à l’objectif de transformer le monde non industrialisé. Elles marquent également une rupture avec les conceptions libérales orthodoxes du devenir des pays de ce monde. Suivant ces dernières, l’essor économique des pays en développement dépend de trois caractéristiques principales : la libération des initiatives individuelles qui s’oppose aux politiques étatiques que nécessite une stratégie, le rôle régulateur et incitateur du marché qui s’oppose aux actions volontaristes de l’État et l’ouverture la plus libre au commerce avec l’étranger qui rend possible une croissance économique transmise mais s’oppose à la volonté de rompre avec la domination extérieure. Bien avant que n’éclate la « contre révolution libérale », le débat entre ces deux conceptions fut permanent. Il fut avivé par les progrès rapides enregistrés par certains pays asiatiques comme la Corée du Sud. Les tenants du libéralisme ont utilisé, de manière sans doute abusive, les succès de ces expériences, pour en faire un modèle alternatif, justifiant leur approche. Il s’agit pourtant de cas bien spécifiques. « Certes, après avoir bénéficié, quinze années durant, d’investissements massifs et gratuits d’infrastructure à buts militaires et de propagande politique, la Corée du Sud, grâce à une réforme agraire efficace, à l’abri de hautes barrières douanières et au prix de crises politiques et sociales d’une grande violence, qui doivent bien trouver leur origine dans les difficultés économiques de la population, a pu réaliser d’importants changements de structures qui constituent bien un aspect du développement. On en dirait autant de Taïwan »[5]. Il est possible d’ajouter qu’afin de parvenir à relier ces expériences à l’orthodoxie libérale, d’autres caractéristiques particulières devaient être passées sous silence. Ainsi en est-il du rôle central exercé par l’État, un État, il est vrai, soucieux de construire une économie et une société de type strictement capitaliste[6].

L’émergence de processus d’industrialisation, pas forcement là où il était le plus probable qu’ils puissent apparaître, n’a pas été le seul fait nouveau de la période. Au tournant des années 1970, les conditions selon lesquelles le développement du monde non industrialisé devenait possible, ou impossible, connaissent de profondes transformations. Il s’agit tout d’abord de la longue crise qui frappe les économies avancées et des mutations structurelles qui l’accompagnent. Il s’agit également de l’affaiblissement marqué des pays périphériques,  brutalement touchés par les désordres monétaires (crises de la dette) et économiques, et de la prise de pouvoir des institutions financières internationales, devenues maîtres d’œuvre de la construction d’un ordre économique international favorable aux intérêts des pays des Centres. Cette situation nouvelle a parfois conduit à un renversement radical des choix de société et, par suite, à l’abandon des stratégies de développement menées jusqu’alors, comme ce fut le cas en Algérie. Elle a également imposé la nécessité de penser le développement à travers la convergence constatée entre les transformations des économies des Centres et leurs effets en forme de domination et de dépendance sur les économies périphériques qui conditionnent leurs perspectives de développement. La question : qu’est-ce qu’une économie capitaliste industrialisée et comment fonctionne-t-elle dans ses étendues spatiale et temporelle ?, est devenu déterminante.

Sous l’impulsion de Gérard de Bernis, c’est le Groupe de recherche sur la régulation de l’économie capitaliste (GRREC) qui, depuis Grenoble, devait poursuivre cette réflexion. Dans le temps, une économie capitaliste industrielle reste cohérente. Cette cohérence n’est ni le fait d’un hasard, ni d’un rééquilibrage spontanée produit par des mécanismes de marché. En période d’expansion, dans leur fonctionnement concret, ces économies dévoilent des procédures sociales particulières (la planification indicative française en fut une) qui doivent « à la fois assurer l’ajustement des structures de la production et de la consommation et le maintien d’un taux de profit suffisamment élevé, c’est-à-dire finalement les deux conditions de tout procès d’accumulation »[7]. La cohérence de chacune de ces économies dans son ensemble est le résultat de l’ensemble de ces procédures sociales. Elles ne sont pas atemporelles et leur efficacité tend à décroître dans la durée. Aussi le temps du capitalisme industriel est une succession de phases d’expansion et de phases de crise. « Cette alternance des périodes d’expansion et de crise, chacune des périodes d’expansion étant caractérisée par un ensemble spécifique de procédures sociales de régulation, que nous nommons aujourd’hui : mode de régulation, chaque crise étant à la fois caractérisée par l’inefficacité des anciennes procédures de régulation et l’émergence contradictoire de nouvelles procédures sociales de régulation, efficaces parce qu’adaptées au nouvel état des structures, nous a semblé fonder une véritable périodisation de l’histoire du capitalisme »[8]. Dans l’optique du développement des pays non industrialisés, ce concept de régulation constitue un double apport. Il invite tout d’abord à prendre en compte, dans les processus de développement, la nécessité de faire émerger des procédures sociales assurant à la fois un ajustement des structures de production et de consommation et une capacité d’accumulation[9]. Par ailleurs, parce que les procédures sociales de régulation des économies capitalistes industrialisées exercent des effets sur les économies non industrialisées, la régulation apporte un éclairage complémentaire aux phénomènes de dépendance et de domination que subissent ces dernières.

Comme l’avait déjà montré François Perroux, l’espace d’une économie capitaliste industrialisée s’étend au-delà des frontières géographiques de la nation. De plus, comme nous venons de le voir, elle constitue un ensemble d’activités rendu cohérent par les procédures sociales qui la régulent. Elle ne peut donc être vue comme une économie nationale, au sens habituel mais comme un système productif. « On désigne par système productif un ensemble cohérent de procès de travail et de procès de production se correspondant de manière à produire un excèdent susceptible d’être accumulé. Le système productif est ainsi un ensemble spatial sur lequel s’applique un mode de régulation »[10]. Dans l’optique du développement économique et social, ce concept de système productif, qui complète celui de régulation, est un apport important. Il formule tout d’abord un but : « l’objectif du développement, si l’on entend par là le développement des peuples par opposition au développement du capital, c’est-à-dire la satisfaction croissante des besoins de chaque groupe social selon l’ordre et la hiérarchie de ses besoins, est de constituer un véritable système productif. Celui-ci peut-être national dans certains cas, il devra être régional dans d’autres. La relation développement-autonomie se trouve ainsi fondée en théorie »[11]. L’utilité de ce concept ne s’arrête pas à cela. Par les caractéristiques propres d’un système productif de type capitaliste avancé : être constitué d’une unité monétaire unique (l’espace monétaire dépassant le territoire national de l’économie foyer) et être toujours pluri-national, il permet d’établir les liens fonctionnels qui unissent et opposent les économies dominantes et les économies dominées, en un mot, les relations économiques Centres / Périphéries.

Les sciences sociales demeurent pluri-paradigmatiques. La « contre-révolution libérale » a conduit à la mise en place d’une orthodoxie laissant croire qu’aucun choix différent des siens n’était possible et stoppant là tout débat (there is no alternative). Cette contre révolution a pu entretenir le rêve d’une mondialisation procurant l’opulence au monde entier. Ce rêve s’est effondré sous les coups de la crise contemporaine, financière puis économique. De cette période d’illusions il ne subsiste que l’émergence d’une seconde vague d’industrialisation touchant des grands pays périphériques. Le sort des autres reste incertain. En cela la question du développement reste posée et le concept de développement économique et social n’est pas devenu stérile, pas plus qu’il ne s’est éloigné du monde réel. L’important travail d’analyse et de conceptualisation évoqué ci-dessus n’est pas vain et, sans doute, n’est pas achevé. Il a été un authentique travail d’équipes et de recherche où l’échange et la discussion d’une part, la rigueur scientifique d’autre part, ont été les ressorts de la production intellectuelle. Cela n’a jamais été un travail purement théorique, préoccupé de l’unique enrichissement des sciences sociales, les enjeux de la transformation des sociétés périphériques sont trop lourds de conséquences. Les instruments d’analyse n’ont de sens que parce qu’ils peuvent donner lieu à des applications concrètes et cela demande à ceux qui les portent la constance et la vigueur de leurs engagements.

Les débats autour du développement ont été et restent d’actualité. Le rôle des revues, qu’il s’agisse de faire connaître de nouvelles analyses théoriques ou appliquées ou de les soumettre à discussion, demeure essentiel. Les archives de la série F de la revue Économie et société, dirigée par Gérard de Bernis à partir de 1982, en témoignent. Pour notre part, Informations et commentaires, revue fondée en 1972 par Gilbert Blardone, a connu en 1999 un renouvellement de son comité éditorial, en même temps que son champ se situait désormais sur les questions de développement et les rapports Centres / Périphéries. L’initiative de ces transformations revenait à Gérard de Bernis et à Gilbert Blardone. Membre actif de ce comité éditorial, Gérard de Bernis a, sans relâche, animé, aidé cette nouvelle équipe. La revue lui doit beaucoup.

Pour vos engagements à la cause des peuples des Périphéries comme pour les voies de réflexion que vous avez ouvertes, merci, Monsieur de Bernis ! Il ne nous reste que le choix de les poursuivre, ce que nous ferons.

 

 

 

Notes:

[1]  François Perroux, « Trois outils d’analyse pour l’étude du sous-développement : économie désarticulée, coûts de l’homme, développement induit », Cahiers de l’ISEA, série F, n°1, 1955. L’introduction à ce numéro a été faite par Gérard de Bernis.

[2]  Gérard de Bernis, Relations économiques internationales, cinquième édition, Dalloz, Paris, 1987.

[3]  En évoquant la stratégie de développement algérienne, à l’élaboration de laquelle il avait largement contribué, Gérard de Bernis signalait : « Mais je suis bien obligé de dire que ce schéma n’est pas réalisable dans n’importe quelle forme de pouvoir politique et que le pouvoir de ce que Franz Fanon appelait les bourgeoisies des villes ou les groupes de commerçants n’a que peu de chances de permettre effectivement la réalisation de ce processus de développement ». Gérard de Bernis, « industrie lourde, industrie légère », J. Dresh, M. Attek et C. Bettelheim (sous la dir. de), François Maspero, Paris, 1963.

[4]  Gérard de Bernis, « Les industries industrialisantes et les options algériennes », Revue Tiers Monde, n° 47, juillet-septembre 1971.

[5]  Gérard de Bernis, « Que faire ? il est urgent de le définir », Crise et régulation, recueil de textes 1983-89, Groupe de recherche sur la régulation de l’économie capitaliste (GRREC), Université Pierre Mendes-France, Grenoble,1991.

[6]  Il est possible de se reporter ici à : Ick-Jin Seo, La Corée du Sud, l’Harmattan, Paris, 2000.

[7]  Gérard de Bernis, « présentation », Crise et régulation, recueil de textes, 1979-83, Publication de l’Université de Grenoble 2, 1983.

[8]  Ibid.

[9]  Ce que montre Ick Jin Seo dans le cas da la Corée du Sud. Ick-Jin Seo, op. cit. (2000).

[10]  Gérard de Bernis, « Propositions pour une analyse de la crise », Crise et régulation, op. cit. (1991).

[11]  Gérard de Bernis, « Présentation », Crise et régulation, op. cit. (1983).