Paul Sindic*
Deux articles récents du journal « Le quotidien du peuple »[1] (QP) apportent des éléments quantitatifs significatifs sur l’évolution des inégalités en Chine depuis le début de la décennie 1980. Par ailleurs, une étude du Programme des Nations Unis pour le développement (PNUD)[2] permet de situer ce pays en comparaison des inégalités relevées au sein des différents pays de la planète.
Nous traiterons donc, dans une première partie, l’évolution des inégalités en Chine depuis trente ans, en fait depuis la fin du maoïsme et le début de l’intégration (partielle) des dogmes néolibéraux dans la gestion de l’économie chinoise (1978). Nous situerons ensuite ces inégalités en les comparant avec les niveaux et les types d’inégalités constatés au sein d’autres grands pays émergents tels que l’Inde ou le Brésil. Cette comparaison, avec l’Inde notamment, permettra de mieux caractériser la spécificité des inégalités en Chine. In fine, nous esquisserons une analyse des contradictions potentielles que recèle la poursuite de la stratégie gouvernementale actuelle, assise en partie sur ces inégalités et de ses incidences possibles tant sur le plan interne que sur celui des relations économiques internationales.
1/ L’évolution des inégalités en Chine depuis le début des années 1980
L’article du QP du 13 décembre cité précédemment mesure l’évolution de ces inégalités à l’aide de la méthode macro-économique du « coefficient de Gini », mondialement utilisée, qui mesure les inégalités dans la répartition des revenus revenant à diverses tranches de la population, exprimées en pourcentage de la population totale (par exemple le pourcentage du revenu total allant aux 10 % les plus pauvres, aux 10 % les plus riches, etc.).
Le « coefficient de Gini » synthétise, lui, cette répartition. Il varie de 0 à 1 (ou de 0 à 100, suivant les auteurs). Il serait égal à 0 quand la répartition serait totalement égalitaire (par exemple 10 % de la population reçoit 10 % des revenus, 20 % en possède 20 % etc…). Il serait égal à 1 si un seul individu recevait la totalité des revenus. Bien entendu, ces deux chiffres, 0 et 1, correspondent à des situations purement théoriques. Dans la pratique, comme le confirme d’ailleurs l’article précité du QP, un « coefficient de Gini » inférieur à 0,2 caractérise une répartition des revenus fortement égalitaire (highly balanced). Entre 0,2 et 0,4, cette répartition est considérée comme relativement inégalitaire (relatively unbalanced) et, au dessus de 0,4, comme fortement inégalitaire (highly unbalanced).
Or, pour la Chine, sur la base des derniers chiffres communiqués récemment par le Ministère des finances, l’auteur de l’article confirme que le « coefficient de Gini » est passé de 0,16 (moyenne sur la période 1978-1984) à 0,47 en 2007, soit un triplement des inégalités de revenus. En une période relativement courte de moins de trois décennies, cela correspond à un véritable bouleversement des structures sociales, une sorte de révolution capitaliste, similaire aux évolutions des répartitions de revenus entre le capital et le travail induites en Occident par les politiques néolibérales au cours de la même période, mais beaucoup plus poussée et plus brutale.
L’article apporte par ailleurs d’autres confirmations plus détaillées :
– en 2007, les 10 % les plus pauvres ne recueillent que 1,4 % de l’ensemble des revenus nationaux ;
– les 10 % des familles les plus riches possèdent 45 % du patrimoine total dans les zones urbaines.
L’auteur de l’article, Zeng Xiangquan, n’est pas un journaliste marginal mais une personnalité universitaire connue, directeur de l’Institut du travail et des ressources humaines à l’Université Remin de Pékin, consulté à diverses reprises par le gouvernement au titre des affaires sociales. Sa conclusion n’en a que plus de poids : « C’est un fait indiscutable que dans notre pays l’écart entre les riches et les pauvres s’accroît ».
Le deuxième article du QP (du 29 décembre) rend compte d’une conférence nationale officielle sur le travail dans les zones rurales qui s’est tenue à la fin du mois de décembre 2009 à Pékin. Elle a confirmé le niveau et l’évolution du revenu moyen paysan au cours de la dernière période. Celui-ci atteint en 2009 un niveau moyen annuel de 735 dollars, soit l’équivalent de 2 dollars par jour, seuil reconnu internationalement comme celui de la grande pauvreté. Ce revenu est en augmentation de 6 % sur l’année précédente. Par ailleurs, nous manquons d’indications plus précises permettant de savoir si ce revenu paysan est appréhendé, comme souvent dans les pays en développement, au niveau de la cellule familiale dont les membres (femme, enfants) collaborent au moins en partie à l’activité agricole. Enfin, il faut rappeler qu’en Chine, l’école au-delà du primaire est payante, ainsi que les soins médicaux, en majeure partie supportés par le patient depuis le virage néolibéral du début des années 1980, ce qui contraint les familles à une épargne obligatoire venant aggraver encore les difficultés de la vie.
Par ailleurs, cet article confirme que 70 % de la population du pays vit dans les zones rurales, soit 900 millions de personnes sur les 1,3 milliard d’habitants peuplant la Chine. Pour dissiper toute confusion avec d’autres chiffres qui évaluent à 700 millions le nombre des habitants vivant en zones rurales au sens strict, il apparaît donc que le premier cité est relatif à un découpage géographique de la Chine incluant les habitants des agglomérations urbaines situées dans ces zones rurales géographiquement définies, soit 200 millions de personnes.
Dans ce dernier article, la situation de l’agriculture est considérée comme difficile et ses perspectives comme sombres, avec de nouveaux problèmes à résoudre, tandis que l’écart des conditions de vie continue à s’accroître entre les zones rurales et les zones urbaines les plus développées. L’affectation préférentielle des investissements publics aux zones urbaines les plus développées de la côte Est et de la région de Pékin est mise en cause à ce propos.
Cet écart grandissant entre zones urbaines et zones rurales est confirmé par une étude récente de l’Académie chinoise des Sciences sociales[3] qui confirme que le rapport entre revenus moyens dans ces deux types de zone qui était de 2,79 en 2000[4] est passé à 5 en 2008. L’important mouvement d’urbanisation qui a eu lieu depuis 2000 et qui porte sur 148 millions de personnes n’a donc nullement contribué à réduire cet écart.
Dans cette même étude, nous trouvons un certain nombre d’éléments d’informations sur les dirigeants d’entreprises en Chine. Leur nombre est estimé à 680 000. 70 % d’entre eux sont âgés de 25 à 44 ans et 35 % sont des femmes. Leur revenu moyen en 2008 était de 157 000 yuans, soit 31 fois le revenu moyen paysan, en augmentation de 36 % par rapport à l’année précédente. Cette étude fournit peu d’éléments sur la fraction la plus riche de la population chinoise, les 345 000 millionnaires en yuans. Cependant il a pu être noté, au cours de la dernière décennie, la venue d’un certain nombre de Chinois, milliardaires en dollars, dans la liste publiée par la revue Forbes des plus grandes fortunes mondiales.
2/ Comparaison des inégalités de revenus au sein de la société chinoise avec celles régnant au sein d’autres pays (développés ou grand pays émergents)
Cette comparaison est basée sur l’étude précitée du PNUD qui a évalué les coefficients de Gini pour chaque pays de la planète.
Il s’en dégage quelques constats évidents :
– la répartition des revenus en Chine est plus inégalitaire que n’importe quel pays occidental, États-Unis compris ;
– au sein des plus grands pays émergents, cette répartition des revenus en Chine est plus inégalitaire que celle de l’Inde et n’est dépassée que par celle du Brésil[5].
Comme nous l’avions annoncé, la comparaison avec l’Inde est effectivement intéressante pour mieux caractériser les inégalités en Chine. En effet, il nous paraît peu contestable qu’une fraction majoritaire de la population indienne, avec 500 millions de personnes privées d’accès à l’électricité, 230 millions de l’accès à l’eau potable…, connaît des conditions de vie encore plus misérables que celles du paysan chinois. Dans de telles conditions, des inégalités plus fortes en Chine ne peuvent résulter que d’une accumulation et d’une concentration relative des richesses par l’autre pôle de la société, plus élevées dans ce pays que dans celui des maharadjas. De plus, il est permis de penser qu’une fraction notable de l’accumulation financière chinoise n’est pas réellement recensée au niveau du territoire chinois au sens strict. Un certain nombre de ses détenteurs, même s’ils résident en Chine, appartiennent en fait à la diaspora qui réalise une part non négligeable de ses profits dans la commercialisation à l’extérieur de produits fabriqués en Chine, sans forcément rapatrier la totalité de ces profits.
3/ Commentaires
a/ La réduction des inégalités
Depuis de nombreuses années, le discours politique officiel chinois se réfère à la recherche de « l’harmonie sociale », ce qui, si ces mots ont un sens, implique que de trop fortes inégalités mettraient en cause la dite harmonie. L’évidence de l’écart considérable entre les niveaux de vie et l’état des services sociaux disponibles (éducation, santé, etc…) dans les zones rurales et dans les zones les plus développées de la côte Est ou de Pékin a justifié depuis au moins une dizaine d’années, à plusieurs reprises, l’expression d’une volonté politique de réduire cet écart. Cependant, depuis le début des années 1980, cet écart conjugué au sous emploi chronique en zones rurales a provoqué l’exode vers les zones urbaines de 130 millions de migrants, sans statut, sorte de sans-papiers dans leur propre pays, taillables et corvéables à merci. Cette volonté de développer les zones rurales en réduisant ces disparités a été réaffirmée avec insistance par les instances politiques au cours des dernières années, ainsi que celle de créer un véritable système de santé publique d’ici 2020.
Cependant, les divers articles et études cités ci-dessus montrent que ces déclarations politiques n’ont débouché sur aucun résultat significatif, si on excepte l’augmentation du revenu moyen paysan de 6 % en 2009, et, qu’au contraire, les inégalités entre zones géographiques et entre catégories sociales ont continué à s’accroître fortement au cours des dernières années. Il est du reste nécessaire de relativiser cet accroissement de 6 % du revenu moyen paysan en raison de l’inflation, annoncée au niveau de 3 % l’an en 2010. À ce rythme d’augmentation, il faudrait au moins vingt ans pour porter le revenu moyen paysan à 4 dollars par jour.
b/ Une critique politique
Le fait que cette série de constats négatifs présentant l’échec actuel de la mise en œuvre d’orientations politiques officielles apparaissent dans le QP, journal quasi officiel du pouvoir, émanant de personnalités proches du pouvoir ou d’instances officielles ou quasi officielles, pourrait témoigner de l’existence d’un débat politique interne à propos de la croissance non maîtrisée de ces inégalités et des conséquences politiques qui pourraient en découler. Ce point paraît à vérifier.
c/ Quel avenir pour la stratégie de puissance de la Chine ?
C’est un vaste sujet que nous ne pouvons qu’effleurer ici. Apparemment, la Chine accumule les bons points économiques au cours de la dernière période. Elle a traversé la crise économique mondiale sans trop de dégâts constatés[6] ; elle dispose toujours de réserves considérables en devises et continue à supporter un dollar américain qui, sans elle, risquerait de sombrer ; elle diversifie l’utilisation de ces réserves (rachat de firmes, de ressources naturelles à l’étranger). Elle a détrôné récemment l’Allemagne comme premier exportateur mondial et est devenue le premier producteur mondial d’automobiles. La plupart des observateurs économiques estiment qu’elle va dépasser économiquement le Japon dans les toutes prochaines années, peut-être dès 2010.
La crédibilité d’un dépassement économique des États-Unis dans les dix à vingt prochaines années est à priori assez forte. Fait nouveau, une étude universitaire récente de l’Institut de Technologie de Géorgie[7] conclut à la forte crédibilité d’un dépassement des États-Unis et du Japon par la Chine dans les technologies les plus avancées dans un avenir proche. L’image employée dans l’étude est celle d’un joueur de tennis adulte en pleine possession de ses moyens qui s’aperçoit tout d’un coup qu’un enfant de douze ans est déjà pratiquement à son niveau. La conclusion de l’étude est que la conjugaison d’une supériorité dans les technologies les plus avancées avec des coûts de fabrication qui resteront structurellement bas ne laissera pas beaucoup de place aux autres pays. Dans un espace mondial régi par le libre échange, cela paraît en effet indubitable.
Mais si la Chine continue dans la voie actuelle, avec une stratégie de domination planétaire appuyée en bonne part sur des dogmes libéraux et sur l’obsession d’une accumulation financière, ce sera un colosse aux pieds d’argile. En effet, ce pays a des problèmes compliqués à résoudre. Outre la question du creusement des inégalités qui peut devenir politiquement explosive, celle de l’éclatement possible de bulles financières spéculatives sur le modèle de l’Occident, il y a aussi celui de l’avenir des 700 millions de Chinois vivant dans les zones rurales. En effet, de deux choses l’une : soit le gouvernement chinois maintient la condition paysanne dans son état le plus fréquent aujourd’hui, basée sur le jardinage manuel de micro parcelles[8], mais il serait alors impossible d’élever significativement le revenu paysan et les migrations vers les zones les plus développées se poursuivraient ; soit ce gouvernement décide de moderniser l’agriculture sur le modèle des pays développés, ce qui permettrait d’élever nettement le revenu paysan mais se traduirait par un exode rural encore plus massif, touchant des centaines de millions d’individus, avec l’énorme défi de leur trouver un emploi. Ainsi, il est probable que le gouvernement chinois va effectivement s’efforcer de transférer vers les zones rurales occidentales à très bas revenu les fabrications industrielles à main d’œuvre faiblement qualifiée (textiles, chaussures, assemblage électronique, etc.) pour lesquelles l’élévation relative du coût de la main d’œuvre dans les zones côtières commence à constituer un handicap en matière de compétitivité sur le marché international (concurrence du Vietnam ou d’autres pays en développement).
Mais, par ailleurs, ce même gouvernement chinois poursuit une stratégie de puissance et d’accumulation financière basée, d’une part, sur la conquête agressive des marchés d’exportation visant à terme tous les produits possibles, des plus simples aux plus sophistiqués, et, d’autre part, sur une surexploitation du travail national (intensité, durée, confiscation quasi intégrale des gains de productivité, répression de tout mouvement social). Avec une telle orientation, il ne pourra donner un travail à chaque habitant du pays qu’à la condition de conquérir la quasi totalité des marchés accessible sur la planète, ce qui conduira forcément à des tensions conflictuelles, qui ont d’ailleurs commencé avec les États-Unis et qui s’étendront. Cela signifie que, de plus en plus, la politique du gouvernement chinois analysée ci-dessus va dépasser l’aspect politique intérieure de ce pays pour devenir un problème de politique internationale, concernant au premier chef l’emploi des salariés dans les autres pays.
À l’évidence, une autre politique chinoise, progressiste, axée sur la satisfaction des besoins essentiels du peuple chinois, sur la logique d’un « développement humain durable », plus autocentré sur le développement équilibré du territoire, sur le développement de grands services publics gratuits (éducation de haut niveau non élitiste, santé, etc…), de nouveaux acquis sociaux (réduction de la durée du travail, hausse des salaires et des retraites, etc…) garantissant le plein emploi en Chine sur d’autres bases que des exportations forcenées et une marche accélérée pour devenir la première puissance économique mondiale, est d’ores et déjà possible. En tant que progressistes, quelle attitude devrions-nous prendre vis à vis de sa promotion ?
Notes:
* Cadre juridique.
[1] « China’s Income Distribution hightly unbalanced », Le quotidien du peuple, 13 décembre 2009.
« China to spur rural Demand, enhance Farmer’s living Standards », Le quotidien du peuple, 29 décembre 2009.
[2] PNUD, Rapport sur le développement humain 2007-2008.
[3] Académie des Sciences sociales, Blue Book on Cities in China, Pékin, juin 2009.
[4] Le revenu moyen en zone urbaine était 2,79 fois plus important que le revenu moyen en zone rurale en 2000.
[5] Cela montre les limites de la politique de Lula et explique la tolérance dont il bénéficie de la part des grands intérêts capitalistes brésiliens.
[6] Le taux de croissance attendu pour l’année 2009 devrait atteindre 8 %.
[7] Institut de Technologie de Géorgie, « Move over USA-China to be new Driver of World Economy and Innovation », Science Daily, janvier 2008.
[8] La taille moyenne des exploitations est de 0,5 hectare.