Michele Bernini*
Les réserves de change officielles sont des actifs libellés en devises figurant aux bilans des autorités monétaires. Durant la dernière décennie, leur accumulation a fait l’objet d’un intérêt croissant pour les pays en développement et les économies émergentes, leur apparition en faisant une donnée clé des relations internationales. L’accélération imprévisible de ce phénomène en 2002 (graphique 1) a donné lieu à des interprétations contradictoires des causes et des conséquences de cette accumulation de réserves de change.
Au lendemain de la crise financière, une attention particulière se porte sur ces réserves de change, considérées comme le principal flux créant des relations de crédit entre les pays « épargnant » et les pays « consommateurs ». Les États-Unis et la Chine sont les exemples les plus caractéristiques de ces catégories, cette dernière détenant, en décembre 2009, plus de 24 % des Bons du Trésor américains détenus à l’étranger[1]. Certains auteurs avancent l’argument selon lequel les déséquilibres des balances commerciales et des paiements entre ces pays ont été des facteurs importants de l’éclatement de la crise financière[2]. Selon ce point de vue, la demande étrangère importante pour des titres d’emprunt d’État américains a permis de financer à faible taux d’intérêt la dette publique et a créé un environnement favorable pour une expansion dangereuse des crédits à risque et de la titrisation des prêts hypothécaires. D’un côté, des doutes sont apparus à propos de la soutenabilité des déséquilibres globaux des économies riches considérées comme un sous-produit de leurs faiblesses financières et politiques plutôt que comme la conséquence naturelle de l’action des forces du marché[3]. D’un autre côté, le débat autour des causes et des conséquences de l’accumulation de réserves de change par les pays en développement reste intense.
Pour ce qui est des conséquences, la politique monétaire et fiscale suivie par les États-Unis a renforcé l’inquiétude des détenteurs de réserves à propos du risque de change. Le déficit grandissant de la balance commerciale américaine lié à la politique de relance par des incitations fiscales et la politique de crédit facile a déprécié le dollar par rapport aux autres monnaies, réduisant la valeur des actifs libellés en dollars. En mars 2009, le Gouverneur de la Banque du Peuple de Chine, a réclamé le remplacement du dollar par « une monnaie de réserve attachée à un panier de monnaie » dont l’offre « pourrait être disjointe de la situation économique et des intérêts souverains d’un seul pays »[4].
Le risque de change n’est pas le seul inconvénient de ces réserves pour ceux qui en détiennent. En effet, les autorités monétaires obtiennent des devises, ce qui est nécessaire pour constituer des réserves, en augmentant leur offre de monnaie (p.e. sous forme de monnaie fiduciaire ou de monnaie scripturale). En retour, pour éviter des tensions inflationnistes, cette intervention doit être « stérilisée » en absorbant complètement ou partiellement l’émission de monnaie locale résultant de la constitution de réserves en devises. Cette stérilisation implique la vente d’obligations libellées en monnaie locale émises par l’État et la banque centrale. Finalement la banque centrale devra payer des intérêts sur ces obligations et recevra d’autres intérêts sur ses actifs de réserve. En général les titres nationaux, dans les pays en développement, sont mieux rémunérés que ceux détenus en réserve (p.e. les bons du Trésor américains), et la différence entre ces deux rémunérations constitue le coût que les autorités monétaires doivent supporter pour la constitution de réserves. De plus, le « coût d’opportunité » de l’achat d’actifs étrangers doit être pris en compte au regard de l’effet social qui résulterait de l’usage de ces ressources nationales pour dynamiser l’investissement et la consommation.
La littérature économique qui aborde le sujet des déterminants de cette accumulation de réserves est caractérisée par l’opposition de deux points de vue. Le « point de vue prudentiel » justifie le gonflement des réserves comme étant une politique d’auto-assurance, adoptée par les économies ouvertes, pour ne pas courir de risque en cas de changement soudain d’orientation des flux de capitaux[5]. Selon cette interprétation, les réserves de change sont nécessaires pour fournir aux investisseurs le signal que le gouvernement sera capable de faire face à une dépréciation de sa monnaie (p.e. en vendant des réserves en devises contre de la monnaie locale en cas de fuite des capitaux ou de déficit commercial), prévenant ainsi une panique sur les marchés financiers. Le « point de vue mercantiliste » soutient plutôt l’utilisation des réserves de change comme outil pour prévenir une appréciation de la monnaie locale qui pourrait freiner la compétitivité dans des pays qui connaissent des excédents de leur balance courante et de leur balance des capitaux[6].
Alors que l’accumulation de réserves de change chinoise, poursuivie à travers le contrôle des mouvements de capitaux, est largement reconnue poursuivre des objectifs « mercantilistes », un tel consensus ne se retrouve pas dans le cas de pays qui ont ouvert leur compte de capitaux et ont libéralisé leur système financier. Cet article est centré sur cette seconde catégorie de pays, choisissant l’étude des cas de la Corée[7] et de la Thaïlande. Ces pays ont accumulé des réserves conséquentes depuis la crise financière des années 1997-1998. De plus, chacun des deux a suivi les recommandations du « Consensus de Washington » pour restructurer son économie, ce qui constitue un test pour évaluer la validité de cette doctrine. Ainsi ces deux exemples permettent l’étude des effets macroéconomiques de l’accumulation de réserves de change dans des économies en développement fortement intégrées dans des marchés mondialisés.
La seconde partie de cet article décrit l’accumulation de réserves de change à l’échelle mondiale comme à celle de ces deux pays. Les interprétations dominantes pour expliquer les déterminants de ce processus sont mises en question en mettant en œuvre une démarche empirique. Dans la troisième partie, un cadre macroéconomique plus large est proposé pour comprendre l’accumulation de réserves de change en Thaïlande et en Corée, à travers les politiques suivies par ces pays depuis le début des années 1990. Dans une quatrième partie, les coûts, fiscalement supportés par la Thaïlande et la Corée en raison de l’accumulation de réserves seront l’occasion de conclure par quelques considérations sur la pertinence des politiques basées sur les recommandations issues du « Consensus de Washington » dans les pays en développement.
1/ L’évolution des réserves de change officielles
À l’échelle mondiale, les réserves de change totales sont passées de 1 400 milliards de dollars en 1995 à 6 300 milliards en 2008, soit une augmentation moyenne de 3 % par an entre 1995 et 2001, s’accélérant au rythme de 8 % entre 2002 et 2008. Les pays à haut revenu et à moyen revenu ont tendance à recourir plus fortement à la constitution de réserves, mais ce sont les pays à revenu moyen qui ont contribué le plus à la croissance explosive de la période. Dans ce groupe, les BRIC[8] sont les exemples les plus frappants d’une rapide constitution des réserves, dont le montant, rapporté à leur produit intérieur brut (PIB), est multiplié entre 1995 et 2007.
Après 2000, ces réserves apparaissent de plus en plus concentrées entre les mains d’un nombre réduit d’autorités monétaires, avec cinq banques centrales[9] regroupant 54 % du total mondial en 2007 et une répartition géographique tournée vers l’Asie orientale. Néanmoins la thésaurisation sous forme de réserves a pris aussi de l’importance en Afrique sub-saharienne, passant de 6 % du PIB en 1995 à autour de 16 % en 2008. Cela suffit à démontrer que ce processus implique de nombreux pays en développement, au-delà des frontières régionales et des niveaux de revenu.
Pertinence du montant des réserves en Thaïlande et en Corée
Depuis la crise (de 1997-98), la Thaïlande et la Corée ont suivi des voies différentes en matière d’accumulation de réserves de change (voir tableau 1). De 1997 à 2005, la Corée a augmenté l’importance de ses réserves jusqu’à environ 25 % de son PIB, puis les a maintenues à ce niveau jusqu’en 2007. En Thaïlande, le niveau de ces réserves représentait déjà environ 20 % du PIB avant 1997, il a fluctué entre 25 et 30 % de 1997 à 2007, pour finalement dépasser les 40 % à la fin de 2007.
La large variété de modèles utilisés pour justifier le « point de vue prudentiel » partage un noyau théorique commun. Généralement, ils partent du postulat que l’économie dépend de capitaux étrangers dont le flux d’entrée peut être perturbé par des chocs internes ou externes. Les réserves en devises sont alors utilisées pour atténuer ou prévenir la réduction des crédits qui résulterait d’un brusque recul des flux de capitaux, en permettant aux agents producteurs ou financiers de faire face à leurs engagements en monnaie étrangère[10]. En ce qui concerne cet usage, deux mesures de l’adéquation du niveau de ces réserves au risque encouru sont généralement acceptées. La première est un procédé empirique suivant lequel les réserves en devises doivent être suffisantes pour permettre d’assurer le paiement de trois mois d’importations, telles que celles-ci figurent en balance des paiements. La seconde mesure est la « règle de Guidotti-Greenspan », selon laquelle les réserves détenues par un pays devraient être égales à sa dette externe à court terme.
Depuis 1998, ces deux pays ont disposé de réserves suffisantes pour financer au moins trois mois d’importations. En ce sens, leurs fonds de réserves ont excédé le seuil conventionnel de précaution. En outre, le rapport entre leurs réserves et leurs dettes extérieures à court terme confirme que ces réserves suffisent pour couvrir leurs dettes à court terme (voir tableau 1). Toutefois, de 1997 à 2008, les réserves ont toujours été maintenues bien au-dessus de ces deux seuils de précaution, ce qui suggère que l’argument prudentiel doit être associé à d’autres explications.
Aizenman, Lee et Rhee[11] ont adopté dans leur étude sur la Corée une définition plus large des capitaux volatiles qui comprend également la position des détenteurs étrangers de titres sur le marché financier coréen. Ils constatent qu’après la crise, cette variable (mesurée en part du PIB coréen) est corrélée positivement avec le ratio des réserves en devises rapportées au PIB. Cette preuve est apportée pour soutenir l’argument prudentiel qui considère les réserves comme un moyen de prévenir les effets sur le marché intérieur des capitaux d’un soudain désinvestissement du capital étranger. Cependant, ce résultat est également conforme à la thèse selon laquelle l’accumulation de réserves est un outil pour contrôler le taux de change. En fait, la relation positive entre l’accumulation de réserves et la valeur des titres nationaux détenus par des étrangers est compatible avec un effort des autorités monétaires pour éviter une appréciation de la monnaie nationale, produite par l’investissement de capitaux étrangers dans des titres libellés en monnaie nationale.
Tableau 1 : Pertinence des réserves de change en Thaïlande et en Corée selon plusieurs critères
Thaïlande | Korea | ||||||||||
Total de réserves excepté l’or (en millions de dollars) |
Soit en pourcentage du PIB |
En mois d’importation |
Pourcentage de la dette extérieure |
Total de réserves excepté l’or (en millions de dollars) |
Soit en pourcentage du PIB |
En mois d’importation |
Pourcentage de la dette extérieure |
||||
1997 | 26,180 | 26.14 | 4.05 | 24.50 | 20,368 | 7.03 | 1.69 | 11.69 | |||
1998 | 28,825 | 22.86 | 6.40 | 28.20 | 51,975 | 12.93 | 6.69 | 31.73 | |||
1999 | 34,063 | 27.52 | 6.69 | 35.90 | 73,987 | 15.9 | 7.41 | 48.39 | |||
2000 | 32,016 | 28.14 | 5.07 | 41.00 | 96,131 | 20.15 | 7.19 | 64.78 | |||
2001 | 32,355 | 27.87 | 5.25 | 49.20 | 102,753 | 20.72 | 8.74 | 78.80 | |||
2002 | 38,046 | 30.12 | 5.78 | 65.50 | 121,345 | 19.98 | 9.54 | 84.86 | |||
2003 | 41,077 | 27.43 | 5.43 | 81.40 | 155,284 | 24.14 | 10.42 | 96.09 | |||
2004 | 48,664 | 29.23 | 5.13 | 97.20 | 198,997 | 24.91 | 10.64 | 111.80 | |||
2005 | 50,691 | 29.28 | 4.35 | 101.30 | 210,317 | 24.59 | 9.66 | 111.63 | |||
2006 | 65,291 | 30.12 | 5.07 | 121.80 | 238,882 | 24.44 | 9.72 | n.a | |||
2007 | 85,221 | 33.93 | 5.99 | 138.70 | 262,150 | 25.17 | 8.82 | n.a | |||
Sources : FMI, Statistiques Financières Internationales.
La littérature fournit trois raisons principales pour lesquelles les pays d’Asie voudraient résister à une appréciation de leurs taux de change. La première explication est reliée à la compétitivité et au fait que leurs économies sont centrées sur l’exportation[12]. Selon la seconde explication, cette appréciation pourrait nuire aux intérêts des entreprises qui libellent leur chiffre d’affaires en dollars américains et leur passif en monnaie nationale[13]. La troisième explication est liée à la perte de valeur de change que subirait le pays si une appréciation de la monnaie nationale avait lieu ; ceci laisse entrevoir la possibilité d’une très forte interdépendance par laquelle ces pays seraient empêchés de réduire leurs réserves pour éviter la perte soudaine de leurs valeurs que causerait la dévaluation de la monnaie dans laquelle sont libellés les actifs.
Nous avons testé empiriquement la relation entre les variations du taux de change et l’accumulation de réserves de change dans le but de vérifier si les autorités monétaires de la Thaïlande et de la Corée avaient systématiquement pris en compte les fluctuations du taux de change comme variable pertinente pour définir la quantité de réserves de change inscrite dans leur bilan. Les résultats significatifs obtenus prouvent que l’argument prudentiel est insuffisant pour expliquer l’accumulation de réserves de change dans ces deux économies. En effet les banques centrales de ces deux pays ont systématiquement utilisé les réserves pour lisser la volatilité des taux de change en opposant des cessions de réserves en cas de dépréciation et des acquisitions de nouvelles réserves en cas d’appréciation.
Par conséquent, il est nécessaire de dépasser l’argument prudentiel pour justifier l’accumulation de réserves dans le contexte plus large de la politique macroéconomique menée par ces pays. Dans la section suivante, le « trilemme macroéconomique » sera adopté comme principal cadre théorique.
2/ Les interventions sur le change et le « trilemme macroéconomique »
La tension entre les objectifs macroéconomiques
Le trilemme macroéconomique établit qu’un pays ne peut choisir que deux des trois objectifs qui sont la stabilité du taux de change, l’intégration financière et une politique monétaire indépendante. Par conséquent, pour un pays financièrement intégré, les deux modèles de change opposés, taux de change fixe ou flottant, sont respectivement compatibles avec les objectifs, exclusifs l’un de l’autre, de stabilité des changes et d’indépendance de la politique monétaire. En fait, défendre un taux de change fixe limite l’utilisation du taux d’intérêt comme un instrument pour influencer les entrées et les sorties de capitaux afin de maintenir le taux de change souhaité. D’un autre côté, les politiques monétaires orientées vers des objectifs nationaux, comme la stabilité des prix ou la croissance économique, donnent lieu à des fluctuations des taux de change, résultant de la manipulation des taux d’intérêt et des anticipations des investisseurs.
Cependant, il n’est pas toujours possible d’identifier les relations établies entre les politiques macroéconomiques et leurs objectifs. Par exemple, la politique monétaire et le contrôle du taux de change peuvent, toutes les deux, être mises en œuvre pour assurer la stabilité des prix. Ceci est particulièrement vrai pour les petites économies ouvertes dans lesquelles les prix du secteur marchand sont surtout exogènes[14]. Dans ce cas, la politique de change pourrait être utilisée pour lutter contre l’inflation résultant des hausses de prix des produits importés, alors que la politique monétaire, qui agit plutôt sur le secteur non marchand de l’économie, est plus efficace pour lutter contre l’inflation en général[15]. Par conséquent, les politiques visant traditionnellement l’un des objectifs mutuellement incompatibles fixés dans le trilemme, comme la gestion du change, peuvent être utilisées, compte tenu de certaines conditions structurelles, pour obtenir des résultats associés à l’objectif opposé par exemple la stabilité des prix.
La Thaïlande et la Corée sont deux petites économies ouvertes dans lesquelles la gestion du change est susceptible de jouer un double rôle, à savoir parvenir à la stabilité des prix et résister à l’appréciation de la monnaie nationale dans le but de protéger la compétitivité de leurs exportations. Une étude du Comité de la politique monétaire de la banque centrale de Thaïlande confirme cela : « Le taux de change pourrait jouer un rôle supplémentaire dans la lutte contre les pressions inflationnistes dans certaines circonstances, en particulier lorsque l’inflation est causée par des chocs temporaires[16] ». Par conséquent, l’adoption d’un régime de change intermédiaire pourrait être nécessaire pour atteindre des objectifs multiples en liaison avec la croissance économique et la stabilité financière.
Lorsque le taux de change d’un pays tend à s’apprécier, l’accumulation de réserves de change et leur stérilisation sont des conditions liées à ces solutions intermédiaires. En fait, la stérilisation est le moyen par lequel l’effet de l’intervention sur le change sur la masse monétaire est réabsorbé pour concilier la gestion du taux de change et les objectifs de la politique monétaire (réduire l’inflation). Par conséquent, on peut expliquer les réserves de change comme une conséquence de la tension implicite qui découle de la poursuite simultanée des objectifs liés aux deux parties opposées du trilemme. Par exemple, il pourrait être nécessaire de prévenir une appréciation de la monnaie causée par des entrées de capitaux étrangers attirés par le taux d’intérêt fixé à un niveau élevé pour combattre l’inflation. D’un autre côté, l’intervention visant à réduire la volatilité du change (ou la résistance à l’appréciation de la monnaie) doit être stérilisée pour la rendre compatible avec le ciblage de l’inflation.
La Thaïlande
Depuis 1985, la Thaïlande a libéralisé de manière significative à la fois les opérations extérieures courantes et les opérations en capital et, à partir de 1995, les restrictions de change ont été assouplies. Certaines restrictions à l’actionnariat étranger des sociétés cotées à la bourse de Thaïlande et sur les biens immobiliers ont été encore appliquées pendant les années 90. En outre, la création de la BIBF (Bangkok International Banking Facility) en mars 1993 a stimulé l’augmentation des dépôts et des emprunts en devises étrangères. Cela s’est traduit par la présence de plus en plus importante d’un passif libellé en devises dans le bilan des banques commerciales thaïlandaises et des banques étrangères établies en Thaïlande[17]. Entre 1990 et 1997, la balance des biens et services de la Thaïlande a enregistré des déficits, ce qui était le signal d’une détérioration de sa compétitivité et a altéré la confiance des investisseurs sur la soutenabilité du régime de taux de change fixes. À l’inverse, depuis 2000, la Thaïlande est devenue bénéficiaire net en matière d’investissements directs étrangers (IDE) et exportateur net en matière de biens et services (à l’exception de 2006). Ceci a provoqué une tendance à l’appréciation du bath par rapport au dollar.
Sur le plan de la politique de change, en juillet 1997, la Thaïlande a remplacé le régime de taux de change fixé à partir d’un panier de monnaie par un régime de flottement dirigé. Cependant, l’évolution mensuelle du taux de change et du solde de la balance des paiements, à partir de 1998, montrent que l’appréciation de la monnaie a été contenue, en particulier, à partir de septembre 2005, lorsque la Thaïlande a connu de forts excédents. Ceci suggère que l’intervention de la banque centrale sur le marché des changes n’était pas seulement destinée à lisser la volatilité du taux de change, mais également à influencer le marché afin d’atteindre d’autres objectifs.
En ce qui concerne la politique monétaire, en mai 2000, il a été mis en place le cadre d’une politique anti-inflationniste par objectifs, constituant sa politique officielle, retenant le taux d’intérêt pratiqué sur les mises en pension à 14 jours de titres comme principal instrument de cette politique. L’objectif de cette politique monétaire a été le noyau dur de l’inflation (hors alimentation et énergie), avec une fourchette de 0 à 3,4 %[18]. De janvier 2002 à décembre 2008, le taux d’inflation est maintenu au dessous de l’objectif supérieur de 3,4 %, à la seule exception de juin et juillet 2008 où il a atteint respectivement 3,8 % et 3,9 %. Il n’y a donc aucune preuve que les interventions de la Banque de Thaïlande sur le marché des changes aient compromis la réalisation de l’objectif de la politique anti-inflationniste par objectifs.
Il est donc possible de conclure que l’accumulation de réserves, associée au régime de flottement dirigé, n’a pas empêché d’atteindre l’objectif explicite de stabilité des prix. Cela vient renforcer la preuve que l’intervention de la Banque de Thaïlande sur le marché des changes a été accompagnée d’une politique efficace de stérilisation. La Thaïlande a suivi simultanément des politiques reliées à chaque « facette » du trilemme macroéconomique. Il a seulement été possible d’éviter de devoir adopter des « politiques de sauvegarde ». En fait, le régime de flottement dirigé représente une option intermédiaire entre les taux de change fixe et flottant qui permet partiellement de surmonter la tyrannie du trilemme.
La Corée du Sud
Jusqu’au début des années 90, la Corée a atteint rapidement une croissance économique soutenue, dans le cadre d’un contrôle strict des capitaux. Le cloisonnement des marchés nationaux de capitaux et des marchés financiers a constitué un élément important de la stratégie de développement dirigée par l’État, basée sur l’utilisation de crédits subventionnés comme moyen de promouvoir à la fois des secteurs particuliers et des entreprises[19]. À la fin des années 80, le processus de libéralisation des marchés financiers a été lancé en réponse à des pressions politiques internes et externes. En outre, le processus d’adhésion du pays à l’OCDE, et son aboutissement en 1996, a mis en avant le plan de libéralisation financière visant à éliminer les obstacles aux entrées et sorties de capitaux[20].
En avril 1998, la révision de la loi organique régissant la Banque de Corée a fixé la stabilité des prix comme objectif principal de la politique monétaire. Comme en Thaïlande, l’inflation est devenue l’objectif principal de la politique monétaire, alors que, d’un autre côté, la politique coréenne de change a abandonné, en mars 1990, le régime de change fixe basé sur un panier de différentes monnaies au profit d’un régime classique de change[21]. Toutefois l’analyse empirique de McKinnon et Schnabl[22] fournit la preuve que, même si la monnaie a formellement flotté, les autorités monétaires coréennes sont intervenues pour amortir les fluctuations quotidiennes du won par rapport au dollar. Ainsi, comme dans le cas de la Thaïlande, nous pourrions nous attendre à ce que la mise en œuvre simultanée d’une politique anti-inflationniste et d’une politique d’intervention sur le marché des changes génère des incohérences en rapport avec le trilemme.
À la différence de la Thaïlande, la Corée a adopté une stratégie anti-inflationniste flexible dans laquelle le Comité de la politique monétaire de la Banque de Corée fixe un objectif chaque mois sous la forme d’un taux maximum, compte tenu non seulement de l’inflation mais aussi d’autres variables comme la production, la demande, le niveau des prix, celui des prix de l’immobilier, la croissance du PIB et le rapport entre le niveau des prix d’équilibre à long terme et le niveau actuel des prix[23]. Au cours de la période 1998-2006, la Banque de Corée a réussi à maintenir l’inflation sensiblement à l’intérieur du champ prévisionnel établi. Cela prouve que les interventions sur les changes ont été effectivement stérilisées et que l’accumulation de réserves de change n’a pas exercé de pression provoquant la baisse des taux d’intérêt sur le marché.
3/ Considérations politiques finales
Dans la section précédente, j’ai soutenu que l’accumulation de réserves en Thaïlande et en Corée ne peut pas être expliquée uniquement comme une politique destinée à accroître leur compétitivité à l’exportation ou comme une assurance contre des sorties de capitaux, mais qu’elle doit être comprise en relation avec différents aspects de leur stratégie macroéconomique. Par conséquent le gonflement des réserves ne paraît pas être un choix rationnel, mais plutôt une conséquence inévitable de la tentative de combinaison d’une ouverture du compte de capital avec une gestion du taux de change et une politique anti-inflationniste, qui sont trois facettes mutuellement incompatibles du trilemme macroéconomique.
Comme annoncé dans l’introduction, l’accumulation des réserves de change n’est pas « la cerise sur le gâteau » car elle impose un coût budgétaire qui dépend de l’écart entre les taux d’intérêt (externe et interne) et de la part du montant des interventions de la banque centrale sur le marché des changes qui a pour objet la stérilisation. En utilisant un modèle inspiré de la méthodologie développée par Aizenman et Glick[24], j’ai estimé que, durant la période 1998-2006, alors que la Corée avait stérilisé 100 % de ses interventions de change, la Thaïlande n’en avait stérilisé que 91 %. Cela signifie qu’en Thaïlande, l’intervention sur les changes a été utilisée en partie comme l‘instrument d’une politique monétaire expansionniste.
En adoptant l’hypothèse de Rodrik[25] selon laquelle les réserves sont détenues uniquement en bons du Trésor des États-Unis, le coût budgétaire est estimé comme l’écart entre leur rendement annuel et celui des deux instruments de stérilisation, à savoir les obligations de stabilisation monétaire de la Banque de Corée et les obligations d’État de la Thaïlande. Selon mon estimation, sur la période 1999-2008, ce coût s’élevait en moyenne à 1 % du PIB en Corée et 0,5 % en Thaïlande (voir tableau 2). Par conséquent, pour avoir tenté d’échapper au trilemme, les finances publiques ont dû supporter une charge considérable. En outre, à ce coût budgétaire doit être également ajouté l’important coût d’opportunité (bien que difficile à mesurer) : le financement de la dette publique des pays développés, principalement des États-Unis, ayant été privilégié plutôt que l’investissement de ces ressources internes pour soutenir le développement.
Le point de départ pour formuler la solution la moins coûteuse à ce problème est de poser la question : quel est l’ordre de priorité des objectifs reliés aux trois côtés du trilemme ? De plus il semble judicieux de définir cet ordre par rapport à l’objectif ultime de la croissance économique dans ces pays.
Cette étude a été principalement axée sur la politique monétaire et le taux de change, mais les différents taux de stérilisation pratiqués dans les deux pays mettent l’accent sur le rôle de la « troisième facette », à savoir la libéralisation du compte de capital, qui oblige les gouvernements à accumuler des réserves et à stériliser leur intervention. Même si pendant les années 90 des solutions intermédiaires en matière de régime de change (par exemple le flottement dirigé) et des politiques monétaires (une politique flexible anti-inflationniste par objectif en Corée) ont été mises en œuvre en Thaïlande et en Corée, ils s’orientèrent plutôt vers la solution qui menait à une impasse : la libéralisation complète des flux de capitaux. Ces flux se composaient essentiellement des dettes à court terme des banques coréennes qui avaient atteint avant la crise un taux d’exposition à court terme de 70 % face aux banques étrangères[26]. Outre le rôle clair de la libéralisation du compte de capital générant la vulnérabilité qui a éclaté au grand jour durant la crise financière, les tentatives empiriques pour trouver une relation forte entre l’ouverture du compte de capital et la croissance économique n’ont établi aucune preuve solide[27]. Par conséquent, une alternative à la libéralisation du compte de capital accompagnée de l’accumulation coûteuse de réserves serait l’adoption de mesures de contrôle des flux d’entrée de capitaux dans les économies émergentes. Cela permettrait à l’État d’exercer un contrôle discrétionnaire sur la taille et la nature des capitaux étrangers entrant dans l’économie nationale, afin de donner la priorité à la gestion du taux de change, lorsque cette gestion est plus efficace pour assurer la croissance et la stabilité économique.
Tableau 2 : Coûts budgétaires estimés de la stérilisation et de l accumulation de réserves de change
Corée | Thaïlande | ||||||
Ecart de rendement entre les obligations de stabilisation monétaire (BoK) et les bons du Trésor américains | Coût de la détention de réserves (millions de dollars) | Coût de la détention de réserves en % du PIB | Ecart de rendement entre les bons du Trésor thaïlandais (BoT) et les bons du Trésor américains | Coût de la détention de réserves (millions de dollars) | Coût de la détention de réserves en % du PIB | ||
1999 | 2.76 | 1900.57 | 1.10 | 2.03 | 487.23 | 0.4 | |
2000 | 1.97 | 1795.77 | 1.49 | 0.75 | 170.11 | 0.1 | |
2001 | 2.00 | 2079.92 | 1.14 | 2.01 | 462.51 | 0.4 | |
2002 | 3.58 | 4402.64 | 1.05 | 3.18 | 859.79 | 0.7 | |
2003 | 3.41 | 5321.60 | 1.07 | 2.44 | 709.96 | 0.5 | |
2004 | 2.55 | 5118.57 | 0.99 | 3.49 | 1201.33 | 0.7 | |
2005 | 0.82 | 1727.36 | 0.98 | 1.85 | 663.34 | 0.4 | |
2006 | -0.05 | -123.85 | – | 0.66 | 306.82 | 0.1 | |
2007 | 0.80 | 2117.98 | 1.32 | 0.19 | 112.29 | 0.0 | |
2008 | 3.87 | 7162.61 | 1.21 | 3.10 | 2382.14 | 0.9 |
Source: calcul de l’auteur à partir de données sur les BoK et BoT.
Rodrik a écrit : « [ les économies émergentes] ont trop investi dans la stratégie coûteuse d’accumulation de réserves et trop peu dans les politiques de gestion du compte de capital pour réduire leurs engagements à court terme à l’étranger »[28]. Le contrôle du compte de capital, suggéré par Rodrik, s’oppose à de puissants intérêts financiers nationaux. Mais la libéralisation des flux de capitaux a été activement promue en 1998, dans les deux pays, présentée comme une condition à l’obtention du soutien financier du Fonds monétaire international (FMI). En fait, dans l’évaluation préliminaire de ses programmes dans ces pays, le FMI stipule que : « la libéralisation du compte de capital a été l’une des politiques structurelles les plus controversées du programme, mais, étant donné les bénéfices à long terme de son efficacité, il a été décidé de faire un pas en avant et d’éliminer les distorsions existantes par une libéralisation plus complète »[29]. En accord avec la libéralisation du compte de capital, la doctrine du « consensus de Washington », une autre politique monétaire promue par le FMI et la Banque mondiale, a encouragé les banques centrales à conduire à titre principal des politiques anti-inflationnistes par objectif[30]. Par conséquent, nous voyons que deux des trois objectifs contradictoires de la politique monétaire, la libéralisation du compte de capital et la politique anti-inflationniste par objectif, ont été imposées comme condition d’un soutien à la Thaïlande et à la Corée.
L’approche macroéconomique de l’accumulation de réserves adoptée dans cet article amène à la conclusion que l’intégration financière des économies émergentes et des pays en développement est loin d’être gratuite pour ceux-ci. Pour les pays en développement, l’immobilisation de ressources sous forme de réserves peut être considérée comme un coût dont ils doivent payer le prix pour s’assurer contre la volatilité des marchés de capitaux. Le renversement des flux de capitaux Nord-Sud, en particulier en ce qui concerne les investissements de portefeuille et les prêts bancaires, consécutif à la très récente crise financière, le prouve de façon spectaculaire. Néanmoins, même en faisant l’hypothèse d’une plus grande stabilité du marché des capitaux, les économies émergentes devraient continuer à payer le prix de la constitution de ces réserves pour essayer de stabiliser à la fois les taux de change et les prix, si aucune forme de contrôle des capitaux n’est établie. Par conséquent, compte tenu de l’importance de la stabilité des taux de change pour les petites économies ouvertes, une approche plus souple de la gestion du compte de capital, qui permettrait une certaine forme de contrôle des capitaux, aboutirait à un équilibre plus pratique entre les politiques. Cela relâcherait les tensions générées par le trilemme, sans avoir recours à la coûteuse accumulation de réserves et à leur stérilisation. En outre, plus d’indépendance dans la politique monétaire privilégierait la croissance économique plutôt que le contrôle de l’inflation comme moyen de gagner la confiance des investisseurs, contribuant à renverser la prédominance des flux de capitaux à court terme qui impose à ces pays le besoin d’une telle auto-assurance.
Notes:
* Cheurcheur spécialiste de l’Extrême-Orient.
[1] « Major Foreign Holders of U.S. Treasury Securities », U.S. Treasury Department, 2008.
[2] M. Obstfeld et K. Rogoff, « Global Imbalances and the Financial Crisis : Products of Common Causes », CEPR, Discussion Paper 7606, 2009.
[3] M. Obstfeld et K. Rogoff, ibid. 2009.
[4] Z. Xiaochuan, « Reform the International Monetary System », 21 février 2010, sur le site :
<http:/www.pbc.gov.cn/English/détail.asp ?col=6500&id=178>
[5] R. Ranciere et O. Jeanne, « The Optimal level of International Reserves for Emerging Market Countries : Formulas and Applications », IMF Working Papers 06/229, Fonds monétaire international, 2006.
- Aizenman et J. Lee, « International Reserves : Precautionary versus Mercantilist Views, Theory and Evidence », IMF Working Papers, Fonds monétaire international, 2005.
[6] Dooley et alii, World Economic Outlook 2003, Fonds monétaire international, 2003.
[7] Tout au long de ce papier, la Corée renvoie à la République de Corée du Sud.
[8] Brésil, Russie, Inde et Chine.
[9] Chine : 24 %, Japon : 14 %, Russie : 7 %, Inde et Corée : 4 %.
[10] J. Aizenman, J. Lee, art. cité, 2005.
[11] J. Aizenman, Y. Lee et Y. Rhee, « International Reserves Management and Capital Mobility in a Volatile World : Policy Considerations and a Case study of Korea », NBER Working Papers 10534, National Bureau of Economic Research, 2004.
[12] Fonds monétaire international, op. cit. 2003.
[13] R. McKinnon et G. Schnabl, « The East Asian Dollar Standard, Fear of Floating and Original Sin », Review of development economic, 8 (3), 2004.
[14] S. Kim et Y. C. Park, « Inflation Targeting in Korea : a Model of success ? », Monetary Policy in Asia : Approaches and Implementation, Vol. 31 of BIS Papers Chapters, Banque des règlements internationaux, 2006.
[15] S. Kim et Y. C. Park, ibid.
[16] Monetary Policy Committee, « Exchange Rate Management Under Inflation Targeting at the Bank of Thailand », Monetary Policy Report, Bank of Thailand, 2008.
[17] P. Alba, L. Hernandez. et D. Klinggebiel, « Financial Liberalization and the Capital Account : Thailand 1988-97 », Policy Research Working Papers, n° 2188, Banque mondiale, 1999.
[18] Monetary Policy Committee, « Inflation Report : January 2009 », Bank of Thailand, 2009.
[19] M. Noland, « South Korea’s Experience with International Capital Flows », PIIE Working Papers Series WP05-4, Peterson Institute for International Economics, 2005.
[20] M. Noland, ibid.
[21] R. Moreno, « Intervention, Sterilization and Monetary Control in Korea and Taiwan », Economic Review, 1996.
[22] R. McKinnon et G. Schnabl, art. cité, 2004.
[23] S. Kim et Y. C. Park, art. cité, 2006.
[24] J. Aizenman et R. Glick, « Sterilization, monetary Policy and global Financial Integration », NBER Working Papers, National Bureau of Economic Research, 2008.
[25] D. Rodrik, « The Social Cost of Foreign Exchange Reserves », NBER Working Papers 11952, National Bureau of Economic Research, 2006.
[26] D. Rodrik, « Who Needs Capital Account Convertibility ? », Technical Report 207, International Economics Section, Departement of Economics, Université de Princeton, 1998.
[27] B. Eichengreen, « Capital Account Liberalization : What do Cross-country Studies Tell us ? », World Bank Economic Review, 15(3), Banque mondiale, 2001.
[28] D. Rodrik, art. cité, 2006.
[29] FMI, « World Economic Outlook 1999 », Fonds monétaire international, 1999.
[30] C. Lapavitsas, « Financialisation Embroils Developing Countries », Discussion Paper n° 14, Research on Money and Finance Group, 2009.