Le Japon à la croisée des chemins : de multiples défis internes et externes

Shigeko N. Fukaï*

 

150Le Japon est à un tournant décisif dans ses relations extérieures et dans sa politique intérieure, comme l’a largement démontré l’écrasante victoire du Parti Démocrate du Japon (PDJ) aux élections générales du 30 août 2009 qui ont mis fin à un demi-siècle de gouvernance du Parti libéral démocrate (PLD). Le PDJ a formé une coalition avec le Parti Social-Démocrate (PSD) et le Nouveau Parti du Peuple (NPP) ce qui lui permet d’avoir la majorité au Parlement malgré des tensions persistantes. Comme un expert l’a affirmé dans The Economist du 9 septembre 2003, le résultat de cette élection « marque le retard pris par le Japon dans la suppression de son système politique d’après guerre ».

Pendant la domination presque absolue du Parti libéral démocrate, le Japon est passé d’une économie émergente connaissant un fort taux de croissance à une économie développée avec une croissance plus faible depuis le début des années 70, mais aucun changement important n’a été opéré dans ce système politique bureaucratique. Au cours des premières années d’après-guerre, les bureaucrates appréciaient cette réputation qui leur inculquait le sens du devoir et leur permettait de se focaliser sur les intérêts nationaux contrairement aux partis politiques souvent embourbés dans des batailles entre membres sur des préoccupations mineures et aux politiciens facilement influençables par les intérêts locaux de leur circonscription. Cependant, l’image des bureaucrates s’est transformée en celle d’un acteur essentiel au sein du « triangle de fer » que forment avec elle le monde des affaires, et celui de la politique et de la bureaucratie, et qui réussit en politique grâce à des programmes élaborés à des fins électorales (législation qui profite surtout aux législateurs à travers le financement de travaux publics et de projets dans leurs quartiers), pendant que l’argent des contribuables est gaspillé à grande échelle.

Dans ce système, le budget dont dispose chaque ministère et chaque bureau a été gelé. Les bureaucrates responsables furent impliqués dans des fraudes électorales ce qui leur permettait d’avoir, après leur retraite des emplois « peinards » aussi bien dans le secteur privé que semi-privé grâce à l’amakudari (système de parachutage). Malgré un profond changement dans la structure socio-économique de la nation, comme le démontrent le vieillissement de la population, un faible taux de natalité ainsi qu’une demande croissante pour l’augmentation des dépenses dans des programmes de protection sociale et la mise en place de contrôles de sécurité plus efficaces, la politique sur les travaux publics et le budget ont peu changé. Le Ministère du Territoire, des Infrastructures, des Transports et du Tourisme, (MTITT, qui a réuni le Ministère de la Construction, l’Agence Nationale du Territoire et le Ministère des Transports) travaille en collaboration avec l’industrie du bâtiment et les « affidés » du PLD spécialisés dans les travaux publics, afin d’empêcher la mise en place de la réforme qui prévoit la modification des budgets accordés à chaque ministère. Les « affidés » sont ces anciens membres de la Diète (parlement) intégrés aux divers comités de soutien du PLD qui ont de l’expérience, sont bien informés dans des domaines spécifiques et ont formé les fameux « triangles de fer » avec les hauts fonctionnaires et les leaders de groupes défendant des intérêts spécifiques. Quand le PLD était au pouvoir, ils dominaient la politique dans la plupart des secteurs, en particulier dans l’agriculture, le bâtiment, l’éducation, les télécommunications et les transports[1].

Le gouvernement conduit par le PLD, est toutefois resté incapable d’adapter ses priorités politiques et d’opérer des changements importants dans la répartition de son budget en dépit de multiples tentatives fortement médiatisées de mettre en place une réforme fiscale et administrative depuis les années 1980.

Ce n’est pas un hasard si les électeurs japonais ont finalement exprimé leur souhait de faire confiance au parti d’opposition, choix risqué puisque le PDJ n’a jamais gouverné, alors que le monde est actuellement sous l’emprise de la plus grave crise du capitalisme mondial depuis 1929. En fait, la victoire du PDJ n’était pas uniquement à mettre sur le compte de frustration de la population causée par des problèmes structurels relevés ci-dessus. Depuis la fin de la période de forte croissance économique du début des années 1970, où l’on pouvait noter, en parallèle, une prise de conscience de plus en plus grande « des limites de la croissance » — notamment après la première crise pétrolière en 1973-1974 — qu’imposaient la rareté des ressources et les contraintes environnementales, l’intérêt des Japonais est progressivement passé d’une croissance économique quantitative à une meilleure qualité de vie évaluée par le sentiment de sécurité, d’accomplissement, de solidarité et la satisfaction générale concernant le niveau de vie. L’inquiétude grandit à cause du coût social et environnemental que représente leur acharnement à maintenir une croissance économique effrénée. Un expert en économie a déclaré : « Beaucoup de citoyens ont réalisé qu’une croissance pour la croissance est un objectif sans intérêt pour eux »[2].

Lorsque les Japonais étaient tous également pauvres au sortir de la guerre, il était aisé d’établir une vision unifiant la société : endiguer la famine, satisfaire les besoins primaires de l’homme et parvenir à l’abondance matérielle. Depuis qu’il est entré dans une phase de maturité économique dans les années 1970, marquée par une faible croissance économique, le Japon a été durablement confronté à la tâche herculéenne de trouver de nouveaux objectifs avec une nouvelle vision du pays et du monde pour remplacer la vision néo-classique dominante qui était fondée sur la recherche effrénée de croissance économique. La victoire du PDL a été le reflet d’un changement de valeurs et croyances parmi l’ensemble des citoyens et la recherche de visions et d’objectifs nouveaux qui correspondent à une société arrivée à maturité, dont les problèmes sont davantage liés à une mauvaise répartition des ressources et une consommation excessive qu’à une pénurie matérielle en tant que telle.

Le PDJ s’est engagé dans son programme électoral publié en juillet 2009 à détruire le règne du « triangle de fer » des grandes entreprises, de bureaucrates et du LDP et à mettre un terme à  l’élaboration des politiques à huis clos par les bureaucrates.

Cela devrait être la première étape : répondre aux préoccupations premières des citoyens. En outre, le nouveau gouvernement doit se pencher sur le défi majeur qui est celui de développer une nouvelle vision d’une société plus équitable et plus écologique, comme il l’avait promis dans le programme électoral, ainsi que les mesures politiques concrètes visant à orienter le pays dans cette direction.

Le programme du PDJ étant un bon support pour avoir une vue d’ensemble des problèmes actuels jugés importants par les électeurs ainsi que des visions à long terme de la société et du monde pris en considération par le parti, examinons brièvement les principales politiques annoncées dans le programme électoral du PDJ, et comment le nouveau gouvernement les a appliquées jusqu’à présent.

Programme du PDJ : promesses et résultats

Le programme électoral du PDJ énumère cinq engagements, cinq principes, et cinq politiques ainsi qu’une « feuille de route » qui indique les coûts et les dates butoir de mise en œuvre des programmes prioritaires du PDJ[3]. Le message central du parti est de changer radicalement le processus de décision afin de parvenir à une réévaluation des priorités politiques, pour passer d’un expansionnisme économique effréné mesuré par le PIB à la construction d’une société plus équitable, humaine et écologique. Cette évolution est le résultat de changements socio-économiques et d’une prise de conscience grandissante de la population sur la quantité limitée de certaines ressources de la planète (renouvelables, semi-renouvelables et non renouvelables) et des puits de stockage (capables d’absorber les déchets, la pollution et l’encombrement).

  • Les mesures-phare promises (estimées à 7 000 milliards de yens) incluent, entre autres, un soutien financier aux familles avec enfants, des compléments de revenus pour les agriculteurs et des réductions d’impôts pour les petites et moyennes entreprises (PME). Afin de trouver les fonds nécessaires à leur mise en œuvre, le PDJ  veut arrêter de gaspiller l’argent des contribuables en supprimant les barrages inutiles et autres projets de travaux publics, en réduisant les frais de personnel et les dépenses dans les organisations publiques et assimilées (administrations indépendantes et autres organisations publiques) dont la création et le maintien n’ont pour but que de proposer des emplois « peinards » pour des bureaucrates à la retraite.
  • Afin de rendre possible ces changements de politique, le PDJ a promis un changement radical dans le processus décisionnel. Durant le mandat du précédent gouvernement dirigé par le PLD, la distribution des enveloppes budgétaires donnait lieu à des chamailleries entre les ministres et politiques qui les soutenaient.  Comme mentionné précédemment, les cadres budgétaires sont la plupart du temps fixés individuellement pour chaque ministère et bureau. De nombreux comptes spéciaux sont hors de contrôle du parlement japonais (la Diète).  Pour le PDJ, ces problèmes sont la cause de l’important déficit fiscal. Le montant total des dettes du gouvernement central et local dépasse désormais 800 000 milliards de yens, le montant brut de la dette publique avoisinant les 200 % du PIB en 2010 selon les statistiques 2009 de l’OCDE. Le PDJ a promis de résoudre ces problèmes par la restauration d’une gouvernance politique et la révision des dépenses prioritaires.

Dans quelle mesure le gouvernement d’Hatoyama a-t-il réussi à tenir ces promesses jusqu’à maintenant ? Examinons ses résultats dans les domaines politiques suivants, dont il est question dans le programme électoral et dans divers sondages d’opinion.

1 – Restructurer le système de prise de décision : maîtriser les bureaucrates

Une des réformes principales promises dans le manifeste est de passer d’un « gouvernement contrôlé par la bureaucratie » à un « gouvernement dirigé par les politiques ». C’est pour cette raison que le gouvernement Hatoyama a entamé des changements d’envergure dans la structure de gouvernance. Il a tout d’abord aboli les réunions administratives de vice-ministres, où était prise par le passé la décision finale quant aux politiques soumises au Conseil des ministres, et ce dernier se contentait de les approuver et de les adopter sans modification. Cette pratique convenait pour un conseil composé de ministres nommés pour la majorité d’entre eux grâce à leur contribution à la victoire du Premier ministre dans la guerre interne du PLD, sans tenir compte réellement de leurs compétences.

Dans chaque ministère, une équipe de trois personnalités politiques nommées – le ministre, le vice-ministre et le secrétaire parlementaire – est dorénavant chargée de mener le processus de prise de décision dirigé par des politiques. Alors que par le passé la fonction du ministère contrôlé par les bureaucrates était de s’assurer un budget aussi important que possible lors de son élaboration, le travail de la nouvelle équipe est aujourd’hui d’éliminer les dépenses inutiles. Les ministres doivent maintenant réexaminer les budgets au lieu de demander leur augmentation.

Le système de prise de décision en matière fiscale a également été modifié par l’introduction d’une nouvelle Commission gouvernementale fiscale (CGF) dirigée par le Ministre des finances ; elle est entièrement composée de femmes et d’hommes politiques. Elle a remplacé le double système qui avait cours sous le gouvernement du PLD dans lequel un Conseil de délibération fiscale (composé entre autres d’universitaires et de dirigeants d’entreprises choisis par les bureaucrates) avait pour fonction de conseiller le Premier ministre sur les questions fiscales, mais les véritables décisions sur les politiques fiscales de l’année étaient prises par la Commission de recherche sur le système fiscal du PLD. Des luttes acharnées étaient menées en son sein par les « affidés » du PLD pour le compte d’intérêts particuliers et pour celui des bureaucrates alliés.

Pour réduire les énormes déficits budgétaires, la CGF est chargée de décider des objectifs de réforme fiscale à moyen et long terme, y compris des réformes du système d’imposition pour augmenter le revenu, et de présenter aux contribuables une feuille de route pour sa réalisation. Elle se concentre actuellement en particulier sur l’élimination des réductions fiscales qui relèvent du gaspillage ou sont non-urgentes dans les mesures spéciales de réduction fiscale. Celles-ci sont passées de 310 réductions d’impôts nationales à 500 réductions locales, couvrant souvent des intérêts particuliers. En effet, elles ont longtemps constitué la source de pouvoir du PLD, en attirant les votes et les fonds, et sont devenues un bouillon de culture de la corruption. Cette équipe composée exclusivement de personnalités politiques a-t-elle une compétence budgétaire suffisante ? Peut-elle réunir les compétences des bureaucrates sans tomber sous leur contrôle ? Voilà des questions cruciales qui déterminent la performance de structures de prises de décision dirigées par les politiques.

L’Unité de revitalisation gouvernementale (URG) et le Ministère de la Stratégie nationale avec le Service de la Stratégie nationale (qui sera promu au rang de Bureau en janvier) ont également été créés pour rechercher les dépenses gouvernementales inutiles et les pratiques administratives douteuses ainsi que pour centraliser l’autorité au sein du cabinet du premier ministre. L’URG examine les demandes budgétaires soumises par les ministères et élimine celles jugées inutiles. L’URG se compose du Premier Ministre (président), de cinq ministres et de cinq représentants du secteur privé, dont deux venant du monde des affaires, un du monde du travail, un du milieu universitaire/local (ancien gouverneur) et un du milieu intellectuel.

De plus, le Bureau de la stratégie nationale (BSN) serait compétent pour donner des instructions aux autres ministères et agences, ainsi que pour développer une vision nationale et élaborer les grandes lignes du budget gouvernemental et pour attribuer les postes de la haute administration.

2 – Changements dans la politique menée

Le nouveau gouvernement a réussi à mettre en œuvre certaines politiques qui étaient impensables sous le mandat du PLD.

Les enveloppes budgétaires

Le gouvernement a supprimé près de 2 930 milliards de yens de projets financés par le supplément budgétaire fiscal de 2009 et considérés comme inutiles, atteignant quasiment son objectif initial de 3 000 milliards de yens réalloués aux politiques sociales comme la revalorisation des allocations familiales.

Plus significatif, c’est le ministère du Territoire, des Infrastructures, des Transports et du Tourisme (MTITT) qui, avec une baisse de 10 à 15 % pour l’année fiscale en cours, a le plus diminué son budget, soit la plus importante réduction budgétaire jamais consentie, décision impensable sous le règne du PLD.

Au ministère des TITT Seiji Maehara a décidé de suspendre 48 des 56 projets de construction de barrages dans tout le pays pour cette année fiscale : beaucoup de ces projets n’étaient plus nécessaires, posaient des problèmes environnementaux et étaient inutilement coûteux. Ces décisions ont été largement saluées comme une sortie de l’impasse, y compris par la population. En bloquant ces projets de barrages M. Maehara dégèle pour ainsi dire des enveloppes budgétaires gelées depuis longtemps et en majorité destinées aux travaux publics.

Ces décisions annulant les précédentes vont évidemment susciter des protestations de la part du secteur du bâtiment et autres intéressés mais incarnent la détermination du nouveau gouvernement à détruire le triangle de fer le plus puissant centré sur le secteur de la construction.

La politique sociale

Selon les études menées, l’un des incidents à l’origine de la victoire écrasante du PDJ est le scandale des retraites de 2007, dans lequel les détails de quelques 50 millions de dossiers avaient été perdus ou égarés par l’agence de sécurité sociale et le ministère de la santé, du travail et du bien-être (MSTB). Pour la population, cet incident reflète bien le désintérêt du PLD vis-à-vis de son bien-être.

Les révélations faites par le député PDJ, Akira Nagatsuma, interviennent alors que les inquiétudes de la population grandissent quant à l’érosion du système d’imposition et du régime des retraites au Japon, dont le vieillissement de la population est le plus rapide au monde.

Dans de nombreux domaines, allant de l’emploi et du système de santé aux régimes de retraites et soins infirmiers, le ministère est l’organe central permettant au PDJ de mettre en œuvre sa politique de « priorité aux conditions d’existence de la population », une de ses promesses électorales.

Au grand dam des représentants du ministère, jugés responsables du scandale, M. Nagatsuma a été nommé ministre de la santé, du travail et du bien-être. Le ministère est considéré comme un bon test pour observer de quelle manière le processus décisionnel imaginé par le PDJ peut fonctionner dans la pratique et permettre d’atteindre des objectifs politiques clés, tels que la réforme du ministère et l’amélioration de ses services publics.

Passer d’une politique du « béton » (travaux publics) à une politique de « l’être humain » (programmes sociaux) est toutefois une tâche herculéenne car beaucoup de mesures sociales, par exemple la mise en place d’un programme d’allocations familiales ou l’augmentation du taux de l’allocation chômage pour résoudre le problème des retraites, nécessitent une augmentation des impôts et des prélèvements sociaux. Il n’est pas étonnant de constater que la demande de crédits budgétaires pour le ministère de la santé, du travail et du bien-être qui a été présentée à la mi-octobre, a dépassé le budget initial de l’année fiscale en cours de 14,8 %, alors même que le ministère est parvenu à trouver une bonne quantité de « dépenses inutiles » à éliminer du budget supplémentaire du précédent gouvernement dirigé par le PLD.

La question est la suivante : comment trouver un équilibre entre les conflits d’intérêts et l’instauration d’un consensus national, mission générale confiée à l’URG, mais chaque ministère doit établir son propre système en fonction de circonscriptions électorales particulières.

La politique économique

La politique économique du PDJ est étroitement liée à sa politique sociale. Elle cherche à dissiper la morosité des consommateurs et à les pousser à consommer en redistribuant plus de fonds directement aux foyers en difficulté et en renforçant le réseau de sécurité sociale.

Pour combattre le taux de chômage record de 5 % le ministère de la santé, du travail et du bien-être prépare un projet de loi d’urgence relatif à la création d’emploi. Cela comprend des mesures pour aider les travailleurs du bâtiment, au chômage forcé en raison du grand nombre de travaux publics annulés, à trouver un emploi dans des domaines manquant désormais de personnel qualifié tels que l’agriculture et la sylviculture et les soins à domicile, et ce, par une amélioration de la formation professionnelle et un soutien financier. En renforçant la formation professionnelle et promouvant l’entreprise « verte », la nouvelle administration a essayé d’entretenir la croissance de l’emploi sans dépendre des dépenses en travaux publics. Afin de ne pas répéter le schéma de l’année précédente, lorsque la crise financière mondiale a conduit à un raz-de-marée de travailleurs qui devaient faire face à la perte de leur emploi et de leur logement, elle cherche également à libérer l’économie nationale de sa dépendance aux exportations et à passer à une structure basée principalement sur la demande intérieure et sur la demande interne à l’Asie de l’Est.

La souveraineté régionale (la décentralisation)

Le processus de transfert de pouvoir et de fonds vers le gouvernement local a été détaillé dans le programme électoral ainsi que dans la liste des mesures concrètes visant à redynamiser les économies locales, tout en présentant ce processus comme un pré-requis à une décentralisation réussie. Mais jusqu’à présent peu de changements ont été observés, mis à part la décision de déposer, au cours de la session parlementaire de janvier, un projet de loi pour « une loi constitutionnelle de souveraineté régionale ».

La politique de sécurité nationale et internationale

Dans son discours aux Nations-Unies, M. Hatoyama a insisté sur le rôle du Japon en tant que « médiateur » pour la communauté internationale, en particulier en ce qui concerne le changement climatique, le désarmement nucléaire et la création d’une communauté est-asiatique. Ses déclarations sur ces sujets ainsi que sur une alliance « d’égal à égal » avec les Etats-Unis et des liens plus étroits avec l’Asie ont été plutôt perçues comme des initiatives diplomatiques non-japonaises et comme une démonstration de force. Certains conflits avec les Etats-Unis semblent inévitables, comme on l’a déjà vu avec les tensions concernant le transfert de la base américaine d’Okinawa vers une autre région.

Prenant à revers la décision du précédent gouvernement et contre la volonté des Etats-Unis, M. Hatoyama a décidé de mettre un terme à la mission de ravitaillement des forces maritimes  d’auto-défense japonaises dans l’océan Indien dont le mandat expire en janvier prochain. Le Japon a proposé, à la place, une aide humanitaire comme par exemple une formation professionnelle pour les anciens soldats talibans afin de faciliter le processus de réconciliation pacifique en Afghanistan.

Le 10 octobre  à Pékin, les dirigeants  chinois, japonais et sud coréens ont confirmé leur volonté de créer une communauté est-asiatique (CEA) comme étant un objectif à long terme. Ils se sont entendus sur un certain nombre de mesures concrètes pour promouvoir leur mouvement.

 Naturellement, la question qui se pose est de savoir quelle est la viabilité de cette idée, étant donné le rapide développement militaire chinois et la permanence de la présence militaire américaine dans la région. Jusqu’à présent, le concept de CEA a principalement été employé comme un outil rhétorique pour promouvoir des projets dont chacun pourrait tirer profit aussi bien au niveau politique qu’économique. La mise en place d’axes de circulation traversant l’Asie du nord vers le sud et l’unification des droits de douane et des normes alimentaires sont à l’ordre du jour, ce qui faciliterait la circulation des biens et personnes ainsi que les investissements directs étrangers (IDE) dans cet espace.

Pourtant cette idée et cette approche, semblent jusqu’ici plutôt floues étant donné les grandes différences politiques, culturelles et économiques et les conflits territoriaux de la région, mais il est encore trop tôt pour prédire le futur. Cependant, le fait que les économies des trois pays, qui totalisent environ 70 % du PIB de l’Asie et 16 % de la production mondiale sont interdépendantes, les incite fortement à rechercher la paix puisque n’importe quel conflit serait profondément déstabilisant.

En réalité l’idée de la CEA est étroitement liée aux politiques japonaises de développement international qui ont renforcé le développement économique de l’Asie au travers de projets d’infrastructure à grande échelle. Cependant, elles ont souvent été critiquées car elles se concentrent sur les intérêts économiques du Japon (c’est-à-dire développer ses exportations et ses investissements directs étrangers et garantir son approvisionnement en matières premières et énergie), qu’elles ont des taux élevés d’aide liée, de faibles éléments de libéralité et se désintéressent de l’humanitaire.

L’indicateur 2009 de l’engagement pour le développement a placé le Japon parmi les 21 plus mauvais élèves du CAD (Comité d’aide au développement de l’OCDE), même s’il se classait premier en terme de progrès entre 2003 et 2008.

Alors que la politique japonaise d’aide publique au développement a progressivement réduit l’écart avec les normes du CAD au cours des dernières années[4], elle reste seule à croire au modèle économique asiatique initialement dérivé de leur propre expérience de développement[5] et renforcé plus tard par l’expérience est-asiatique[6] : « (1) Le développement est un processus endogène et qui doit être « autonome »: bien que l’aide puisse être utile, elle peut également représenter un danger en encourageant une dépendance de la pire forme des pays en développement vis-à-vis des pays développés, à savoir la mendicité ; (2) l’investissement direct étranger est plus efficace pour promouvoir le développement ; (3) à long terme, l’expansion du commerce des pays en développement par des ajustements structurels qui « doit ralentir le déclin des industries qui sont fortement demandeuses en main d’œuvre dans les pays développés afin de laisser de la place à leurs exportations » est plus importante que l’aide »[7]. En se référant aux informations susmentionnées, certains défenseurs de l’approche japonaise se demandent pourquoi est-ce au Japon de changer plutôt qu’aux autres membres du CAD[8].

La politique environnementale

L’engagement de M. Hatoyama sur la réduction des gaz à effet de serre a fourni une impulsion visible pour faire passer la direction de l’orientation de la politique nationale de base d’une approche passive à une participation active, pas seulement sur le réchauffement climatique mais aussi sur les problèmes environnementaux en général. Par exemple, le nouvel ensemble de mesures d’urgence pour la création d’emplois insiste sur les activités des organisations à but non lucratif et des sociétés coopératives d’intérêt collectif pour la protection de l’environnement entre autres. La mise en place d’une taxe environnementale, à laquelle la puissante fédération économique japonaise proche du PDL s’est longtemps opposée, a finalement été mise à l’ordre du jour des réformes fiscales, et l’obligation pour les compagnies électriques d’acheter l’électricité en surplus produites par les nouvelles énergies a été prolongée jusqu’en novembre afin de couvrir le surplus d’électricité d’origine solaire dont le prix a doublé depuis les derniers relevés.

3 – Problèmes apparus jusqu’à présent

Une façon particulière de prendre des décisions

L’important changement observé chez certains ministres vient du processus de prise de décision qui ne se fait plus du bas vers le haut mais du haut vers le bas. Les décisions les plus remarquées ont été celles du ministre en charge du Territoire, des Infrastructures, des Transports et du Tourisme, qui a stoppé des projets de construction de barrages afin de mettre un terme à certains conseils délibératifs, qui avaient été principalement utilisés pour légitimer les décisions prises par les bureaucrates et pour faire de l’aéroport Haneda de Tokyo une plate-forme internationale de transport aérien. Les conseils délibératifs ont longtemps débattu de ces questions sans réelle avancée même si cela a du sens pour le monde des affaires et pour celui du transport aérien en général. Cependant, il reste à voir comment chaque ministère s’arrange pour garantir que les politiques reflètent les opinions et les intérêts des citoyens et des spécialistes et pour minimiser les désaccords quand de nouvelles mesures ou des changements radicaux de politique sont mis en place.

Au niveau de la politique

Au niveau de la politique, le fossé entre les promesses et les limitations budgétaires est désormais visible. Malgré une réduction importante du budget supplémentaire, les demandes de fonds émises par les ministères ont atteint un record en dépassant 95 milliards de yens pendant que la récession devrait diminuer les rentrées fiscales. L’Unité de revitalisation du gouvernement a réussi à trouver 1,95 milliard de yens en recommandant au gouvernement de diminuer le premier budget établi publié, mais le gouvernement doit faire face à une autre tâche difficile, celle de mettre en place les actions politiques promises ainsi qu’une discipline budgétaire.

Puis, il est devenu évident que les ministres essayent d’agir comme des « ministres de demande » dans les réunions interministérielles sur le budget durant lesquelles ce dernier est débattu pour chaque ministère, même s’ils ont agi comme « des ministres de réexamen du budget » pour leur propre ministère. De même, le personnel secrétariat de l’Unité de revitalisation vient en grande partie — 30 sur 34 — d’autres ministères.

Le niveau de la perspective

Le problème le plus grave, cependant, est l’absence de « vision directrice nationale pour la nouvelle ère ». Cette question est au cœur de la gouvernance politique de plus en plus floue du Premier ministre et de l’échec à décider des priorités dans les requêtes budgétaires. Sans une vision plus large, les ministres ont tendance à se préoccuper de s’assurer un budget pour les politiques sous la juridiction de leur ministère inscrites dans le programme éléctoral.

En tant que concept global, la société de bien-être durable, qu’analyse Yoshini Hiroi dans ce numéro, semble fournir une des options les plus viables, qui mérite d’être davantage fouillée et d’être introduite dans la vision directrice de la prise de décision. Ce concept est en accord avec l’accent que M. Hatoyama a mis sur la fraternité, la décentralisation et le bien-être des citoyens et indique un virage net pour s’éloigner de l’accent néolibéral mis jusque là sur la concurrence et la centralisation, et aussi des politiques des régimes précédents orientées vers les grandes entreprises.

Notre dossier

A la lumière du contexte rappelé ci-dessus, dans ce dossier, nous nous concentrons sur les politiques et le débat politique pertinent par rapport aux trois questions qui menacent le développement durable de notre société et civilisation : (1) la pauvreté et les disparités économiques, intérieures et mondiales ; (2) les questions environnementales et des ressources ;  et (3) ce qu’on appelle « le capitalisme de casino ».

Ces trois questions ont toutes une portée mondiale et appellent des solutions politiques mondiales. On attend du Japon, en tant que deuxième plus grande économie développée, qu’il prenne des initiatives et supporte les charges financières en s’y attelant. De plus, étant donné que son développement économique a démarré tardivement, le Japon a une expérience riche de laquelle tirer des leçons utiles pour concevoir des institutions mondiales permettant aux pays en développement de s’attaquer à ces problèmes efficacement. Cependant, les leçons doivent être modifiées sur la base de l’analyse des coûts élevés des modèles de développement qui semblent avoir été une réussite : les trois problèmes indiqués ci-dessus s’enracinent dans la structure et l’idéologie économiques dominantes fondées sur la notion néoclassique de progrès et de développement, inconsciente de leur coût social et environnemental, qui aujourd’hui s’étendent des régions développées aux régions en développement de la planète. Si le gouvernement Hatoyama souhaite changer la voie des politiques publiques japonaises pour construire une société durable au Japon et en Asie, il doit s’attaquer à ce problème structurel du système économique actuel, ce qui est un des messages centraux au cœur de nos articles de ce dossier.

Yoshini Hiroi analyse dans une vision globale la façon dont le Japon a atteint un tournant en passant d’un système fondé sur la recherche résolue de la croissance économique, avec la perspective nationale étroite d’atteindre l’aisance matérielle au Japon, à un système qui nécessite d’équilibrer le bien-être économique et la durabilité écologique dans une perspective plus large, supranationale. Il introduit le concept de « société au bien-être durable » pour expliquer la signification du choix politique de se soumettre aux impératifs de développement durable, et propose une manière de faciliter une transition en douceur non seulement au Japon mais également en Asie.

Les propositions de politiques présentées par Hidefumi Kurasaka se concentrent sur la manière de pousser la société à créer des situations gagnant-gagnant dans cette relation cruciale entre économie et écologie. Comme cadre conceptuel d’où dérivent ses ensembles de politiques, Hidefumi Kurasaka présente un cadre analytique général construit avec une combinaison globale de points de vue, pragmatique, anthropocentrique et une compréhension scientifique, éco-centrique de la relation entre l’homme et la nature. Alors que son analyse se fonde en majorité sur l’expérience japonaise, ses propositions de politiques et son cadre analytique ne sont pas seulement applicables à d’autres régions du monde mais sont conçues au bout du compte pour créer des situations gagnant-gagnant aux niveaux régional et mondial pour tirer le meilleur parti de leur pouvoir potentiel.

Dans l’optique d’un rôle potentiel important des Investissements Directs à l’Etranger (IDE) en tant qu’outil pour faciliter le transfert de capital et de technologie des pays développés aux pays en développement, une condition préalable pour construire une société durable du niveau local aux niveaux national, régional et mondial, Shigeko N. Fukai analyse les IDE des petites et moyennes entreprises (PME) japonaises. Pour réaliser le potentiel des IDE en tant qu’outil efficace de redistribution, elle présente le concept de localisation des IDE en tant que norme directrice pour remodeler les règles des IDE, pour créer des situations gagnant-gagnant pour les pays développés et en développement.

Le « capitalisme de casino » est également familier au Japon. Alors que le Japon commençait seulement à voir une faible lumière au bout du long tunnel économique des deux décennies qui ont suivi l’éclatement de la bulle post-Plaza, il a été touché par la crise financière de 2008. Le gouvernement Hatoyama est arrivé au pouvoir sur la promesse d’empêcher la réapparition de la bulle en promouvant la coopération internationale, en se concentrant sur la « fraternité », notamment avec les pays en développement.

Sans surprise, le gouvernement actuel est plus enclin que ses prédécesseurs à prendre au sérieux la taxe internationale de solidarité (TIS), ce qui est le sujet de l’article de Takehiko Uemura. En tant que défenseur et militant de premier plan pour la TIS au Japon, Takehiko Uemura apporte une image et une analyse presque « en direct » de la façon dont les acteurs japonais et internationaux, civils et d’Etat, ont inter-agi pour faire progresser la cause de la TIS à la fois dans les cercles politiques et dans la société civile.

Enfin, Kim H. Sook et David M. Potter se concentrent sur la question de la pauvreté mondiale et analysent dans quelle mesure l’Aide Publique au Développement (APD) japonaise et les activités des Organisations Non-Gouvernementales (ONG) sont orientées vers la promotion de la réduction de la pauvreté dans les termes de mesure concrets définis dans les Objectifs du Millénaire pour le Développement (OMD). Leur conclusion envoie de nouveau un message fort à l’administration Hatoyama quant au besoin urgent de changer la direction des politiques de développement internationale par rapport à la pratique poussée par l’inertie qui avait cours sous les gouvernements précédents.

Tous les articles traitent donc des défis actuels que doit relever le Japon et le monde : comment construire une société durable plus équitable et écologique aux plans local, national, régional et mondial.

 

Notes:

* Chiba University.

Texte traduit par les étudiants du Master CICM de l’Université de Grenoble III.

[1] S. Fukaï, H. Fukui, « Japan », in M. Kesselman et al. éd., Introduction to Comparative Politics, 5e édition, Wadsworth Publishing, 2009.

[2] R. Pulvers, « Japan at a crossroads of government and of its citizens’ values », Japan Times, 30 août 2009, p. 8.

[3] Cf. le Manifeste 2009 du PDJ dont la version intégrale en anglais peut être téléchargée à :

http://www.dpj.or.jp/english/manifesto/manifesto2009.pdf

[4] D. Arase (éd), Japan’s Foreign Aid, Routledge, New York, 2005.

[5] Shigeko N. Fukaï, « Japan’s North-South dialogue at the United Nations », World Politics, vol. 35, october, 1982.

[6] Shigeko N. Fukaï, « Prospects for an Asian trade bloc » in T. D. Mason et A. M. Turay, ed., Japan, NAFTA and Europe, St. Martin’s Press, Londres, 1994.

[7] Shigeko N. Fukaï, « Japan’s North-South dialogue at the United Nations », art. cité.

[8] D. Arase, op. cit.