Lauréline Pla, Consultante au Département de la recherche de à la Banque africaine de développement.
Introduction
Près de cinquante ans après son indépendance, l’Île Maurice est devenue l’un des plus grands succès du continent. Ce pays s’est doté d’une démocratie solide et enregistre d’excellentes performances économiques. L’objet de cet article est de s’interroger sur les raisons qui nous poussent à considérer l’Île Maurice comme un véritable modèle de développement économique, social et humain. Les clefs de la réussite du modèle de développement mauricien sont ensuite analysées afin de dégager des leçons pour les pays insulaires ou enclavés du continent africain.
Située au sud-ouest de l’Océan indien, sur la côte est de Madagascar, la République de Maurice est l’un des plus grands succès économiques du continent africain. Pourtant, lors de son indépendance en 1968, rien ne laissait présager ce brillant avenir. Ce petit pays, d’un million deux cent mille habitants, semblait faire face à de sévères contraintes d’ordre démographique, géographique et économique pesant sur son développement.
L’importante densité démographique de la population paraissait condamner l’évolution du revenu réel par habitant tandis que la grande diversité de sa population ainsi que sa fragmentation sur les plans économique, politique et social étaient perçues comme une source potentielle de conflits inter-ethniques. À ces contraintes démographiques, s’ajoutaient également des contraintes sur le plan géographique liées à l’éloignement de l’Île Maurice des marchés mondiaux[1], l’étroitesse de son marché intérieur ainsi que son climat tropical. De plus, la forte dépendance de l’économie à la monoculture du sucre était considérée comme un obstacle majeur au développement économique du pays à long terme.
Ces conditions initiales ont notamment conduit le lauréat du Prix de la Banque de Suède en sciences économiques en mémoire d’Alfred Nobel, James E. Meade, à émettre de sombres prévisions quant aux perspectives de développement de l’Île Maurice[2]. Lorsque l’on s’intéresse au continent africain dans son ensemble, il est aisé de constater que ce type de contraintes a constitué un frein majeur au développement dans une majorité de pays. Une forte dépendance à une marchandise, une importante fragmentation ethnique de la population, une forte pression démographique, l’éloignement des marchés internationaux ainsi qu’un climat tropical sont autant de facteurs explicatifs généralement employés pour justifier l’absence de rattrapage économique des pays africains.
1 – Les atouts du modèle mauricien
1.1 – L’exception mauricienne, cas de développement économique réussi sur le continent africain
Au cours des trois décennies suivant son indépendance, l’Île Maurice a connu une période de croissance soutenue durant laquelle le pays a considérablement réduit sa dépendance aux exportations de sucre brut. De 1973 à 1999, le produit intérieur brut (PIB) de l’Île Maurice a enregistré un taux de croissance annuel de 6 % en moyenne contre moins de 2,5 % en moyenne pour l’ensemble de l’Afrique sub-saharienne[3]. Contrairement aux prévisions pessimistes qu’avait émises James E. Meade, le revenu réel par habitant a plus que triplé depuis l’indépendance du pays, alors qu’au cours de cette période, il n’a augmenté en moyenne que de 32 % en Afrique sub-saharienne. Ces excellentes performances économiques ont été obtenues tout en conservant un équilibre des finances publiques ainsi qu’un faible niveau d’inflation[4]. L’Île Maurice a réussi à se doter d’un cadre macroéconomique stable et à construire une grande capacité de résilience aux chocs extérieurs garantissant ainsi la prévisibilité de l’environnement des affaires.
La qualité des institutions et la stabilité politique de l’Île Maurice font de ce pays une exception remarquable sur le continent africain sur les plans du développement institutionnel et de la gouvernance. À l’instar du Botswana, l’Île Maurice se caractérise également par la vivacité de sa démocratie. Ainsi, Maurice est-elle généralement présentée comme un modèle par les organisations spécialisées dans l’étude des problématiques de gouvernance. L’indice Ibrahim de gouvernance africaine lui attribue le meilleur score avec une note de 82,83 sur 100[5]. Pour l’année 2009, l’indice de perception de la corruption de Transparency International place quant à lui l’Île Maurice en 2ème position en Afrique derrière le Botswana et à la 42ème place au niveau mondial[6].
Le pays s’est notamment doté d’institutions transparentes capables de garantir le respect des droits de propriété privée, un niveau raisonnable d’indépendance du pouvoir judiciaire ainsi qu’un très bon niveau de sécurité intérieure qui ont largement contribué au développement du climat d’investissement du pays. Maurice est ainsi devenue une destination attractive pour les investisseurs internationaux tout en développant la compétitivité de ses entreprises. Sur le plan de la compétitivité, le respect de l’état de droit, une infrastructure bien développée par rapport au niveau de la région et le bon fonctionnement des marchés des biens et des marchés financiers sont autant de facteurs qui ont conduit à placer l’Île Maurice largement en tête devant le reste du continent africain.
L’indice de facilité de faire des affaires (doing business) construit par la Banque mondiale en 2010 classe l’Île Maurice 17ème sur 189 pays, devant la Corée, la Suisse et la France, qui se positionnent respectivement à la 19ème, 21ème et 31ème position[7]. L’Île Maurice excelle notamment sur la variable “création d’entreprise” qui évalue le nombre, la durée et le coût des démarches que doivent accomplir les entrepreneurs pour créer une entreprise ainsi que le capital minimum requis. Les autres points forts du pays en matière de compétitivité sont le haut niveau de protection des investisseurs, le paiement des impôts et la facilité du commerce trans-frontalier. Ses principaux points faibles, selon cet indicateur, sont, entre autres, les difficultés rencontrées pour embaucher et licencier des travailleurs, fermer des entreprises, accéder au crédit et le nombre élevé de démarches nécessaires au transfert de propriété.
Sur le plan du développement humain et social, l’Île Maurice a accompli des avancées considérables depuis son indépendance et se place désormais dans la catégorie des pays dont le niveau de développement humain est élevé[8]. Le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) attribue à l’indice de développement humain de l’Île Maurice une valeur de 0,804 pour l’année 2007. Le pays réalise ainsi une progression considérable par rapport à son niveau de 0,718 en 1990.[9] L’espérance de vie est de plus de 72 ans, largement supérieure à la moyenne des pays en voie de développement. Le taux d’illettrisme chez les plus de 15 ans est de seulement 12 % tandis que le taux de scolarisation primaire et secondaire confondus est de plus de 76 %.
La pauvreté a considérablement reculé et se situe à un niveau très bas selon les normes internationales. L’ensemble de la population a accès à une source d’eau assainie. Le PNUD estime que l’indice de pauvreté humaine est de 9,5%, plaçant l’Île Maurice en 45ème position sur 135 pays[10]. Néanmoins, La Banque africaine de développement estime que plus de 200 poches de pauvreté subsistent à l’Île Maurice[11]. Parmi ces 7000 ménages vivant encore dans une situation de pauvreté absolue, la pauvreté touche majoritairement les femmes et a tendance à être concentrée géographiquement sur l’Île Rodrigues.
1.2 – La diversité ethnique, base de l’équilibre mauricien
Comment ce pays dont le développement semblait compromis lors de son indépendance a-t-il pu obtenir le succès qu’on lui connaît aujourd’hui ? Dans un premier lieu, il convient de préciser que les conditions initiales de l’Île Maurice n’ont pas joué en sa défaveur. En Afrique, où près de la moitié des pays a une population de moins d’un million d’habitants, l’étroitesse du marché domestique a souvent été présentée comme un frein au développement économique et industriel. Néanmoins, lorsque, considérée à l’échelle mondiale, la faible population d’un pays ne peut être appréhendée comme un obstacle à son développement et semble même parfois avoir facilité la mise en œuvre de réformes politiques.
Lorsque l’on étudie les performances économiques sur le continent africain, on constate, en outre, que les petites îles ont tendance à obtenir de meilleurs résultats que les grands pays[12]. Il apparaît que les îles qui étaient originellement inhabitées ont généralement obtenu de bonnes performances économiques[13]. L’immigration de l’ensemble de la population a notamment permis d’éviter l’émergence de conflits entre autochtones et nouveaux arrivants, qui ont pu être observés dans d’autres pays au passé colonial. De plus, l’immigration de travailleurs d’origine indienne et chinoise, associée à la présence de propriétaires des plantations sucrières français, a fournit le terreau d’une population motivée et dévouée au développement économique de son pays.
La fragmentation ethnique de la population n’a pas non plus été un obstacle au développement économique ni à la stabilité politique du pays. La particularité de l’Île Maurice réside notamment dans le fait que les pouvoirs politique et économique n’ont pas été accaparés par une seule ethnie suite à l’indépendance. Dans la très grande majorité des pays africains, le pouvoir politique émane de la possession d’une rente obtenue par le contrôle des ressources du sol et du sous-sol. Contrairement à ces pays, le pouvoir politique de l’élite dirigeante indienne n’était pas issu d’un pouvoir économique provenant du contrôle des ressources naturelles. De ce fait, il y avait une séparation de facto entre le pouvoir politique exercé par la communauté indienne et le pouvoir économique détenu par la communauté franco-mauricienne. Ainsi, l’élite économique française, propriétaire des exploitations de sucre, était une minorité sur les plans démographique et politique.
Le partage de la rente issue du contrôle des ressources naturelles du pays entre les élites économique et politique a été organisé selon un équilibre quasi optimal qui a permis d’éviter la sur-taxation du secteur du sucre. Cet équilibre reposait sur le transfert à la population d’une partie des recettes tirées de l’exploitation du sucre sous la forme d’un système de protection sociale généreux ainsi que via la création d’un large corps de fonctionnaires composé en majorité d’indiens. Outre la mise en place d’un équilibre économique, la diversité ethnique du pays a également contribué au développement d’un système politique démocratique et d’institutions participatives nécessaires à l’équilibre politique. Etant donné l’important degré de fragmentation de la population, la tenue d’élections libres et justes, le respect de l’état de droit et l’indépendance de la presse ont constitué autant de garanties de la stabilité politique du pays. Enfin, les liens linguistiques et culturels de l’Île Maurice à la Chine et à l’Inde ont joué, et jouent encore, un rôle important dans les échanges commerciaux du pays ainsi que dans sa capacité à attirer des flux d’investissement[14].
1.3 – Une vision holistique du développement à long terme
Comment l’Île Maurice a-t-elle su échapper à la « malédiction » inhérente à son importante dépendance au sucre ? Ce pays semble être l’un des seuls pays africains à avoir su profiter pleinement de la globalisation pour amorcer son rattrapage économique. Le taux de croissance rapide des exportations de 7,1 % entre 1986 et 1996 a été l’un des principaux moteurs de la croissance économique du pays. L’étude du cas mauricien fait apparaître le rôle prédominant joué par la qualité de la politique économique dans sa réussite économique. Les dirigeants politiques de l’Île Maurice ont été capables de développer une vision holistique du développement sur le long terme qui articule politiques commerciale, industrielle et de change.
L’Île Maurice a mis en œuvre une stratégie d’ouverture graduelle qui a contribué au développement des secteurs d’exportation ainsi qu’une stratégie de substitutions des importations qui a assuré la diversification progressive de l’économie. Ce régime commercial, qui n’est pas ouvert au sens conventionnel du terme, a été qualifié par Dani Rodrik d’ouverture “hétérodoxe”[15]. La segmentation des secteurs concurrents aux importations et des secteurs d’exportation a été institutionnalisée au travers de la création en 1971 des zones franches d’exportation (ZFE). Les secteurs d’exportation ont été soutenus par une forte intervention des pouvoirs publics consistant, d’une part, à éviter le biais anti-exportation inhérent au système de taxation des importations et, d’autre part, à mettre en place une réglementation du marché du travail plus flexible dans les ZFE.
Ces politiques libérales sur le marché du travail autorisaient une plus grande flexibilité pour la fixation des salaires dans les ZFE que dans les autres secteurs de l’économie. Il est généralement considéré que ces mesures libérales sur le marché du travail ont favorisé le développement des secteurs d’exportation en introduisant des incitations implicites[16]. En parallèle, le gouvernement a fait le choix d’ouvrir graduellement l’économie plutôt que d’employer la stratégie de la thérapie de choc. Une forte protection commerciale a été maintenue dans les secteurs concurrents des importations par l’application des taux de protection tarifaires dépassant 100 % en moyenne en 1980 et 65 % en 1989[17]. En outre, les ZFE ont permis d’éviter une taxation excessive des importations en garantissant l’absence de droits de douane sur les intrants nécessaires aux secteurs d’exportation. Cette exemption de tarifs a permis que les taxes appliquées aux importations ne se convertissent pas en taxes commerciales venant pénaliser les secteurs d’exportation.
Le rapport sur la compétitivité africaine 2009 évalue les gains de productivité multi-factorielle obtenus entre 1983 et 1999 dans les ZFE à 3,5 % tandis que, dans la même période, ces gains n’étaient que de 1,4 % dans l’ensemble de l’économie. La politique de substitution des importations a été complétée par une politique industrielle de diversification du secteur manufacturier ainsi que par une politique maîtrisée de taux de change flottant. La politique de change a joué un rôle déterminant dans la mesure où les prix relatifs se révèlent être une importante variable pour des biens standardisés en concurrence sur les marchés internationaux. L’utilisation pro-active et flexible de la politique de change a contribué à garantir la compétitivité prix des produits mauriciens sur les marchés internationaux[18]. En définitive, cette politique de change flexible a permis à l’Île Maurice de maintenir sa compétitivité externe et de stabiliser son compte courant.
En parallèle, le gouvernement s’est employé à maintenir un équilibre et une stabilité macroéconomique qui ont permis de garantir la prévisibilité de l’environnement des affaires. En conclusion, le gouvernement mauricien, en appliquant une stratégie holistique de développement incluant à la fois une stratégie d’ouverture graduelle, une politique industrielle de substitution aux importations et une politique de taux de change maîtrisée, a apporté la preuve que l’État peut promouvoir la diversification et l’intégration internationale, tout en sachant saisir les opportunités qui s’offrent à lui.
2 – La vulnérabilité du modèle de développement face à la crise
2.1 – Des arrangements préférentiels qui facilitent le développement des secteurs des exportations
Sur le plan commercial, la stratégie d’ouverture graduelle mise en œuvre par l’État mauricien a largement bénéficié d’arrangements externes favorables. Ces arrangements lui ont offert un accès préférentiel aux marchés de l’Union européenne et des États-Unis pour ses deux principaux secteurs d’exportation, à savoir le textile et le sucre. En ce sens, les politiques de ces partenaires commerciaux ont permis d’accroître la profitabilité des exportations mauriciennes. Dans le secteur du textile et de l’habillement, le pays a bénéficié d’arrangements préférentiels pour ses exportations du fait des Accords multifibres. Ces accords mis en place en 1974 avaient pour ambition de limiter les exportations de textile en provenance des pays asiatiques à destination des États-Unis et de l’Union européenne par l’établissement de quotas. L’Île Maurice, n’ayant pas fait l’objet de restrictions, a obtenu en définitive un accès préférentiel aux marchés des États-Unis et de l’Union européenne.
L’un des effets indirects de ces accords a été de redistribuer la production dans le secteur du textile et de l’habillement entre les différents pays exportateurs permettant ainsi d’atténuer l’avantage comparatif dont disposaient les pays à faibles coûts de production. Bon nombre d’investisseurs asiatiques ont dès lors cherché à localiser leurs opérations de production textile à l’étranger afin de contourner ces quotas. Maurice est apparue comme une destination d’autant plus attractive du fait des relations linguistiques et culturelles qu’entretient ce pays avec la Chine et l’Inde. Ainsi, outre l’accès préférentiel dont a bénéficié Maurice pour ses exportations de textile, un deuxième effet notable de ces accords a été d’attirer des flux d’investissement en provenance notamment de Hong Kong dans l’industrie du textile et de l’habillement mauricien.
L’Île Maurice a également bénéficié d’accords préférentiels dans le secteur du sucre. Lors de son indépendance en 1968, Maurice a négocié des quotas pour ses exportations de sucre à destination de l’Union européenne à un prix garanti qui s’est avéré être 90 % supérieur au prix moyen du marché entre 1977 et 2000. Dans une étude publiée par le Fonds monétaire international (FMI), les rentes résultant de cet accès préférentiel ont été évaluées à 5,4 % du PIB en moyenne chaque année, avec des pics allant jusqu’à 13 % certaines années. Cette estimation conduit les auteurs de cette étude, Arvind Subramanian et Devesh Roy, à considérer que ces arrangements préférentiels ont agi comme une subvention à la production domestique. Néanmoins, contrairement à des soutiens internes classiques, cette subvention équivalait à un transfert monétaire des consommateurs des pays importateurs vers les producteurs mauricien.
Cette étude évalue la valeur des rentes dégagées des accords préférentiels dans les secteurs du sucre et du textile à 7 % du PIB dans les années quatre-vingt et à près de 4,5 % du PIB dans les années quatre-vingt-dix. Ces rentes ont permis de maintenir d’importants niveaux d’investissement dans ces secteurs contribuant ainsi à l’équilibre macroéconomique du pays. En somme, les arrangements externes de l’Île Maurice ont agi comme un soutien aux secteurs d’exportation.
L’érosion récente de ces préférences commerciales dans les secteurs du sucre et du textile a conduit l’Île Maurice à poursuivre ses efforts d’intégration commerciale sur le plan international. Dans ce cadre, le pays s’est activement engagé dans la négociation des accords de partenariat économique avec l’Union européenne et renégocie son accès au marché nord-américain dans le cadre de l’AGOA (African Growth and Opportuniy Act).
2.2 – Les défis à relever et la vulnérabilité du modèle de développement
Sur la période récente, les principaux moteurs de la croissance mauricienne ont été les exportations de textile et les flux d’investissement direct étranger dans les banques off-shore ainsi que dans le secteur de la construction dédiée à l’industrie touristique. Le tourisme est le secteur dominant, avec 7 % de l’emploi et contribue à 10 % du PIB — sans compter ses effets complémentaires dans les domaines de la construction, des infrastructures et des services. Le secteur financier contribue également à 10 % du PIB, tandis que le textile compte pour 5 % du PIB et 11 % de l’emploi. Le secteur du sucre ne contribue pour sa part plus qu’à 3 % du PIB mais demeure le principal employeur sur l’Île.
À court terme, le premier défi que doit relever l’économie mauricienne consiste à accroître sa résilience aux chocs externes. L’érosion des préférences commerciales, la crise du prix des produits alimentaires et du pétrole ainsi que la crise financière, dans un contexte de forte pression concurrentielle sur le plan international, ont un impact considérable sur les termes de l’échange de l’Île Maurice. Le secteur financier a, pour sa part, été relativement protégé de la première vague d’effets de la crise dans la mesure où les banques étaient bien capitalisées et très liquides. De plus, les banques locales avaient généralement adopté une stratégie d’investissement conservatrice consistant à financer les crédits en monnaie locale par des dépôts locaux ce qui leur a permis de rester à l’abri des effets de la crise financière mondiale.
La seconde vague d’effets de la crise financière s’est matérialisée sur les pans de l’économie réelle, affectant principalement les secteurs du tourisme et du textile. Les États-Unis et l’Union européenne, principaux partenaires commerciaux de Maurice, ont été considérablement affectés par la crise et ont, par conséquent, réduit leurs demandes pour les biens et services mauriciens. Depuis le début de l’année 2009, ce phénomène s’est traduit par une réduction considérable du nombre d’entrées de touristes et des volumes de textile et d’habillement exportés. Les volumes d’investissement direct étranger dans le domaine de la construction dédiée au tourisme, ont en conséquence, subit une forte baisse et la réduction de l’activité dans les ZFE a engendré une hausse considérable du chômage sur l’Île.
La crise a mis en lumière la vulnérabilité de l’Île Maurice dont l’économie dépend majoritairement d’un petit nombre de produits faisant face à une forte concurrence internationale. À moyen terme, la réduction de la vulnérabilité du pays aux chocs extérieurs devra passer par un approfondissement de la diversification de l’économie. Cette diversification pourrait prendre la forme du développement du secteur tertiaire dans les domaines des services financiers, des assurances et des nouvelles technologies de l’information et de la communication. Le développement de ces secteurs permettrait de réduire la dépendance de l’économie mauricienne aux secteurs textiles et au tourisme et de créer de nouveaux emplois.
Bien que la qualité des ressources humaines ait été à la base des gains de productivité de l’Île Maurice entre 1960 et 1990, la faiblesse du système éducatif apparaît aujourd’hui comme l’une des principales lacunes en matière de compétitivité. La diversification de l’économie devra donc être soutenue par une réforme de l’éducation visant à améliorer la qualité des formations ainsi qu’à les adapter aux nouvelles demandes du marché travail. L’Île Maurice devra poursuivre ses avancées sur le plan social en s’attaquant aux problèmes du chômage et des poches de pauvreté ainsi qu’en soutenant son système de protection sociale.
L’Île Maurice devra également pallier le ralentissement de l’investissement et améliorer l’accès aux financements. Pour approfondir son développement économique, Maurice doit désormais faciliter l’accès aux financements de long terme par les banques, notamment pour les petites et moyennes entreprises, en complément des financements sur fonds propres ou au travers des capitaux familiaux. L’obtention de ces financements de long terme apparaît comme l’une des conditions nécessaires à l’approfondissement de la diversification de l’économie à moyen terme.
L’approfondissement de l’intégration régionale du pays serait une seconde voie à explorer pour permettre de pallier l’étroitesse du marché intérieur et d’accroître la résilience aux chocs externes. Maurice est l’un des pays les plus actifs du continent en matière d’intégration commerciale et promeut activement les accords Sud-Sud avec les pays africains, la Chine, l’Inde et le Pakistan. L’Île Maurice est notamment un membre actif du Marché commun d’Afrique de l’est et d’Afrique australe (COMESA), de la Communauté de développement d’Afrique australe (SADC) ainsi que de la Commission de l’océan indien (COI). En outre, le pays a assumé un rôle pro-actif dans l’initiative d’aide au commerce sur le continent africain.
Conclusion
Cet article met en lumière les clefs du développement mauricien, à savoir, un équilibre inter-ethnique assurant la mise en place d’institutions démocratiques ainsi que la mise en œuvre d’une stratégie de développement holistique sur le long terme par des dirigeants politiques visionnaires. Certaines variables exogènes telles que la diversité ethnique, la dotation en ressources naturelles ou les accords commerciaux préférentiels sont des conditions propres au pays qui ne peuvent être transférées. Néanmoins, il est possible de dégager des leçons en termes de politiques économiques qui puissent être applicables aux autres pays insulaires et enclavés du continent africain. Le principal enseignement que nous apporte le cas mauricien est le rôle fondamental de l’État dans la promotion d’une stratégie de développement. L’État a joué un rôle de régulateur en assurant le respect de l’état de droit, en fournissant des biens publics et en aidant au développement des infrastructures. L’expérience mauricienne met également en lumière le rôle joué par la démocratie, la stabilité politique ainsi que la prévisibilité de l’environnement macroéconomique dans le développement économique et plus précisément dans l’amélioration du climat des affaires.
La présence de dirigeants visionnaires a permis à l’Île Maurice de se doter d’une stratégie de développement holistique sur le long terme qui a été déterminante pour le développement économique et social du pays. L’État a mis en œuvre une politique industrielle permettant la coexistence d’activités orientées sur le marché intérieur et protégées en parallèle au développement du secteur d’exportation. Le gouvernement a, de ce fait, réussi à opérer une transformation du secteur productif, permettant à l’économie de s’émanciper d’une forte dépendance à la monoculture sucrière en développant les secteurs textile, touristique et financier.
La soutenabilité de ce modèle suppose toutefois que l’industrie nationale mauricienne puisse continuer à s’adapter au développement de ses partenaires commerciaux, ce qui exigera un double effort ; capacités internes à répondre aux exigences des firmes étrangères en matière de formation de la main d’œuvre et d’équipements financés localement ainsi que capacité à ne pas être dépassée dans ce processus par d’autres industries situées dans des États qui emprunteront le même chemin.
Notes:
[1] L’Île Maurice est 25 à 30 % plus éloignée des marchés mondiaux que la moyenne des pays africains.
[2] En 1961, James E. Meade écrivait dans un rapport au gouverneur mauricien : « Une importante pression démographique tirera inévitablement le revenu réel par habitant en dessous de ce qu’il aurait pu être en d’autres circonstances. Il s’agit là d’un problème bien assez grave dans une communauté où règnent les conflits politiques. Mais, si on n’apporte pas une solution spécifique à ce problème, cela produira soit du chômage (exacerbant ainsi la lutte qui existe entre les Indiens et les Créoles dans l’obtention d’un emploi) et pourrait même entraîner un creusement des inégalités (renforçant d’autant plus le ressenti des Créoles et des Indiens défavorisés face à l’élite franco-mauricienne). Les perspectives d’un développement pacifique sont très faibles ».
[3] Leonce Ndikumana, Peter Ondiege, Patrick Plane, Désiré Vencatachellum, « Enhancing Competitiveness in Four African Economies : The Case of Botswana, Mauritius, Namibia, and Tunisia », in : The Africa Competitiveness Report 2009, chapitre 1.6, 2009, publié par le Forum économique mondial et la Banque africaine de développement. Ce rapport peut être consulté en ligne à l’adresse : <http://www.weforum.org/pdf/AFCR09/AFCR09_full_report.pdf>.
[4] Désiré Vencatachellum, Note-pays sur l’Île Maurice, dans le rapport Perspectives économiques en Afrique 2009, publié par la Banque africaine de développement et le Centre de développement de l’OCDE, 2009.
[5] La Fondation Mo Ibrahim calcule chaque année l’indice de gouvernance africaine. Cet indice composite est calculé à partir de quatre variables : participation et droits de l’homme, sécurité et état de droit, développement humain et opportunités économiques. Ce classement est disponible en ligne sur le site Web de l’institution, à l’adresse :
<www.moibrahimfoundation.org>.
[6] L’indice de perception de la corruption de Transparency International est calculé annuellement pour 180 pays. Le score indique niveau perçu de corruption dans le secteur public d’un pays. Cet indice se base sur treize enquêtes. Le classement peut être consulté en ligne sur le site Web de l’organisation : <www.transparency.org>.
[7] L’indicateur sur la facilité de faire des affaires de la Banque mondiale est un indicateur composite qui incorpore dix mesures de la compétitivité : la création d’entreprise, l’octroi de permis de construire, l’embauche de travailleurs, le transfert de propriété, l’obtention de prêts, la protection des investisseurs, le paiement des impôts, le commerce trans-frontalier, l’exécution des contrats et la fermeture des entreprises. Le classement complet ainsi que le rapport sur la facilité de faire des affaires 2010 peuvent être consultés en ligne sur le site Web : <www.doingbusiness.org/>.
[8] Les données présentées ici sont issues du Rapport sur mondial sur le développement humain 2009, disponible en ligne sur le site Web du PNUD :
<http://hdr.undp.org/en/media/HDR_2009_FR_Complete.pdf>. Les données spécifiques à l’Ile Maurice sont synthétisées dans la fiche pays consultable à l’adresse suivante :
<http://hdrstats.undp.org/fr/countries/country_fact_sheets/cty_fs_MUS.html>.
[9] L’indice de développement humain (IDH) calculé par le programme des Nations Unies pour le développement est une mesure composite de trois dimensions du développement humain : vivre une longue vie en bonne santé (mesurée par l’espérance de vie), être éduqué (mesuré par l’alphabétisation des adultes et le taux de scolarisation) et avoir un niveau de vie décent (mesuré par le revenu en parité de pouvoir d’achat).
[10] L’indice de pauvreté humaine (IPH-1) s’intéresse à la partie de la population qui vit en dessous de certains seuils dans chacune des dimensions de l’indice de développement humain. Plutôt que de mesurer la pauvreté en fonction du revenu, l’IPH utilise les indicateurs incorporant les dimensions les plus fondamentales de la privation : une courte espérance de vie, un manque d’instruction fondamental et un manque d’accès aux ressources publiques et privées. L’IPH est centré sur la privation dans les trois éléments essentiels de la vie humaine déjà mis en évidence dans l’IDH : la longévité, la connaissance et un niveau de vie décent.
[11] Les données présentées ici sont issues de la note de stratégie-pays pour l’Île Maurice 2009-2013, de la Banque africaine de développement consultable en ligne à l’adresse suivante : <http://www.afdb.org/fileadmin/uploads/afdb/Documents/Project-and-Operations/Mauritius-%202009-2013%20Country%20Strategy%20Paper-Draft.pdf >.
[12] Les petites îles africaines obtiennent dans la majorité des cas de bonnes performances économiques relativement au reste du continent ; c’est notamment le cas du Cap-Vert, de Sao Tome et Principe et des Seychelles. Néanmoins, une exception notable à cette tendance est le cas des Comores.
[13] Au XVIIe siècle, les Hollandais découvrent l’île et l’utilisent comme point d’approvisionnement en produits sur la route de l’Inde. La colonisation française débute en 1721. Les Français commencent alors l’exploitation des plantations de canne à sucre et font venir des esclaves de Madagascar et d’Afrique pour y travailler. Suite à une bataille en 1810, le règne britannique s’instaure sur l’île jusqu’à l’indépendance en 1968. En 1835, avec l’abolition de l’esclavage, le pays connaîtra une première vague d’immigration indienne et chinoise, dans une moindre mesure, pour remplacer la main d’œuvre des esclaves dans les champs de canne à sucre.
[14] La première vague d’investissements étrangers qu’ait connus l’Île Maurice provenait notamment de Hong Kong et visait à détourner les quotas placés sur les exportations de textile en provenance des pays asiatiques mis en place par l’Union européenne dans le cadre des accords multifibres. Par la suite, l’Île Maurice a attiré de nombreux investissements issus de la diaspora indienne dans les banques off-shore basées à Maurice. Le pays ayant signé un traité de double taxation avec l’Inde, ces flux financiers sont ensuite réinvestis en Inde.
[15] Dani Rodrik (1997), « Trade Policy and Economic Performances in Sub-Saharan Africa », article préparé pour le Ministère suédois des affaires étrangères.
[16] Cet argument est présenté dans l’étude du FMI : Arvind Subramanian et Devesh Roy, Who Can Explain The Mauritian Miracle : Meade, Romer, Sachs, or Rodrik ?, 2001, op. cit.
[17] Selon les données de la Banque africaine de développement.
[18] Pour plus de détails, consulter : Leonce Ndikumana, Peter Ondiege, Patrick Plane, Désiré Vencatachellum (2009), « Enhancing Competitiveness in Four African Economies : The Case of Botswana, Mauritius, Namibia, and Tunisia », in : The Africa Competitiveness Report 2009, op. cit.