Interview du premier conseiller de l’ambassade de Bolivie en France*

 

147La rédaction de Informations et Commentaires : Le MAS (Movimiento Al Socialismo) a pour objectif la construction du socialisme. En même temps, le vice-président Garcia Linera parle de « capitalisme andino-amazonien »[1]. Comment comprendre ces deux objectifs ? Le socialisme est-il concevable dans un seul pays ?

Alfonso Dorado : Ce capitalisme original est conçu pour être une étape. Il s’appuie sur trois plateformes : l’agriculture communautaire, l’artisanat et le petit commerce de l’économie familiale et enfin les grandes entreprises.

Le principe de cette étape économique est de concilier différents modes de partage de la richesse, ce qui suppose une direction collective sur cette richesse et son partage.

L’objectif n’est pas « vivre mieux », mais « vivre bien ». Les communautés, une fois les besoins satisfaits, n’ont pas à rechercher l’accumulation. Celle-ci n’est pas éthique : il est exclu de consommer au rythme occidental qui pèse sur la nature.

Les résultats de l’agriculture comme l’artisanat et le petit commerce sont proches de l’effort productif. Les grandes entreprises ne doivent pas être aux mains de grandes familles, mais démocratisées. Elles pourront l’être par la récupération par les peuples indigènes et autochtones et leur implication. Il s’agit là plus d’une révolution culturelle et démocratique qui se met en place par tâtonnements tout en s’appuyant sur les valeurs énoncées dans la nouvelle Constitution. On peut donner un exemple de ce processus de réforme : des communautés deviennent associées pour faire certains produits. C’est souvent avec succès, mais parfois des échecs comme dans le cas du quinoa. Dans cette production, la direction de la société a mis trop l’accent sur la vente du produit et a orienté les agriculteurs vers la monoculture, sans se soucier de la couverture de leurs besoins en nourriture par l’auto-production. La société s’est trouvée face à un oligopole d’achat qui a pesé sur le prix, au détriment des producteurs. Il a fallu remédier à cet échec.

Concernant l’extension de ce futur socialisme du XXIème siècle, rien n’est tracé de façon anticipée. Toutefois l’ALBA (Alternative Bolivarienne pour les Amériques) est l’expression conventionnelle d’une coopération entre États. Le socialisme ne peut se concevoir de façon isolée et l’ALBA est l’expression d’une coopération et pas d’une compétition ; elle a pour base éthique le travail en équipe ainsi que le constat que l’économie capitaliste à outrance n’est pas bonne ni ne peut être un objectif. Du point de vue économique, la mise en ouvre est plus difficile ; toutefois, des réalisations sont déjà présentes, telles le Bancosur et la mise en place d’une unité de compte pour les échanges internationaux à l’intérieur de la zone : le Sucre. La cohérence économique reste à construire. Elle pourrait, dans un premier temps, s’appuyer sur les complémentarités déjà existantes entre les différentes économies de la région.

On constate aussi un point de vue collectif, au moins au niveau régional : l’UNASUR, nouvelle organisation qui regroupe les États adhérents de la Communauté andine des nations et ceux du MERCOSUR. On espère que l’ALBA pourra rejoindre cette organisation. En effet, l’ALBA en est proche sur le plan des valeurs. L’UNASUR est une nouvelle plate-forme culturelle et sociale ; elle a fait la démonstration qu’une solidarité est possible entre des gouvernements plutôt différents politiquement.

La rédaction : Se pose également la question des marges de manœuvre dont dispose le gouvernement bolivien au plan social (question de la protection sociale), économique (réforme agraire et emploi des richesses naturelles) et politique (attitudes des grandes entreprises et tentatives de sécession).

Alfonso Dorado : Les objectifs majeurs du gouvernement sont la santé et l’éducation.

a/ La protection sociale vient d’être rénovée, dans le domaine de la retraite comme dans celui de la sécurité sociale.

Il existait une allocation pour les personnes âgées ; elle était faible : 47 dollars par an et ne concernait que les plus de 65 ans. Elle était financée par les revenus des privatisations, qui étaient déposés à la City Bank américaine. Le projet de loi a tenu compte des droits humains en prenant en considération l’espérance-vie, qui est de 67,87 ans pour les femmes et 63,59 ans pour les hommes. Ainsi, il a été décidé de verser une allocation universelle dès l’âge de 60 ans, de l’ordre de 20 à 30 euros par mois.

De façon analogue, les mères ont droit à une allocation pendant 12 mois après la naissance d’un enfant.

De même, le système de sécurité sociale a été revu. Il avait été négligé et les accusations de délabrement et de corruption avaient conduit à sa privatisation. Un retour en arrière sur ces privatisations a été opéré. Le système comporte maintenant trois niveaux : une sécurité universelle pour les soins de santé primaires, un niveau pris en charge au niveau de l’entreprise et un troisième niveau complémentaire, privé. La sécurité sociale de base est gratuite, universelle et sans cotisation, mais elle est soumise à un contrôle social.

D’autres mesures ont été prises : le salaire minimum a été augmenté de 12 %. Enfin, le secteur de l’éducation a fait l’objet de la plus grande attention et les salaires des enseignants ont été augmentés.

Toutes ces mesures sont financées par les revenus du pétrole. Le problème de la répartition de ces fonds peut se poser et être source de disputes. Mais la nouvelle Constitution fournit des orientations pour affecter des budgets aux différents niveaux d’autonomie en fonction de leurs compétences. Le contrôle est local (municipal ou départemental) ; il passe par la consultation directe de la population et il exige la transparence et la mise à disposition des documents. La Constitution expose comment les droits d’accès à l’information sont organisés. Elle met en place un habeas data (par référence à la notion d’habeas corpus) : le droit à l’information est fondamental.

Bien sûr, les populations, les communautés, doivent s’emparer de ces droits pour les exercer. Dans une prochaine étape, la maîtrise des différents processus de transfert des revenus devrait devenir l’objectif d’une future politique.

b/ La réforme agraire est un autre grand chantier. Dans la période de 1952-53 on a apparemment redistribué les terres. Mais cela s’est fait sans politique d’accompagnement. Des technologies nouvelles ont été introduites, dont la population devenait dépendante. Ainsi les petits propriétaires endettés ont revendu à d’autres et la grande propriété s’est reconstituée. Les grands propriétaires ont mis en place des exploitations intensives (surtout pour la production de soja), dont les produits sont destinés à l’exportation. Les dimensions de ces latifundia sont très grandes, l’une fait même trois fois la superficie de la Belgique. Les peuples indigènes et autochtones qui étaient présents sur ces terres, comme salariés agricoles ou comme métayers ont été repoussés, y compris par la violence.

Des réclamations et protestations se sont fait jour dès 1970.

À la fin des années 80, début 90, s’est formée une union des cocaleros pour réclamer le territoire (comme lieu de vie) et la terre (comme moyen de travail).

En effet, l’agriculture était exportatrice, mais les populations étaient mal nourries. Or l’objectif est la souveraineté alimentaire : on nourrit d’abord le peuple. Ensuite seulement, on exporte l’excédent.

La communauté est importante et doit se concilier avec les individualités. L’ayllu est une communauté familiale étendue de base qui détient en possession collective un territoire ; il exprime un principe d’appartenance des individualités et reconnaît l’entité collective. Or il y a eu un exode rural qui minait l’ayllu. En ville, la discrimination avait cours à l’encontre des indiens ou autochtones. Maintenant leurs savoirs commencent à être reconnus (en particulier par les firmes pharmaceutiques qui s’intéressent aux produits des médecines traditionnelles). Les membres des communautés ont récupéré leur identité et l’estime de soi, y compris en ville. toutefois, l’exigence de la souveraineté alimentaire passe par l’établissement de nouveaux rapports entre les producteurs — les communautés — et les consommateurs — les villes et leurs habitants.

c/ L’emploi des richesses naturelles

Une des richesse naturelle de la Bolivie est le pétrole. Le pays dispose aussi de ressources en gaz naturel, en étain, en zinc et en fer.

Pour le pétrole, les règles du jeu ont été précisées : les contrats avec les firmes pétrolières sont des contrats de prestation de services. Ces services sont rémunérés par 20 % du produit de la vente, les 80 % restant sont propriété de l’État. Il n’a pas été nécessaire de dénoncer les anciens contrats : ceux-ci n’avaient jamais été approuvés par le Parlement, ce qui était pourtant obligatoire selon les termes de la loi. De fait, ces contrats étaient caducs.

Les règles constitutionnelles prévoient donc que :

– les multinationales sont des associées de l’État bolivien ; elles ne sont pas des patrons indépendants. Le gouvernement a procédé ainsi parce que, dans ce secteur, la Bolivie avait besoin d’investissements étrangers (elle ne dispose pas de la technologie, ni d’ingénieurs en nombre suffisant) ;

– le revenu de la vente est partagé 20 % pour l’exploitant-prestataire de services et 80 % pour l’État ;

– les firmes doivent respecter l’environnement pour que les communautés disposent de leurs terres et que celles-ci restent en bon état ;

– la population doit être consultée sur les modalités et l’opportunité de l’exploitation pétrolière.

Donc, le produit pétrolier reste propriété de l’État et la prestation de service va jusqu’à la commercialisation du produit.

La firme Total a été la première à signer les nouveaux contrats. Le Président Morales a exigé que Total respecte ses engagements d’investissement. Une seule entreprise — BP — a refusé les nouveaux contrats : elle a été nationalisée. Les relations avec l’entreprise brésilienne Petrobras sont sans problème : le Président brésilien Lula a donné sa garantie de voir respecter les accords conclus.

Le passage devant le Parlement des nouveaux contrats est une garantie de transparence et de démocratie. Ainsi a-t-il pu être mis fin à des pratiques contestables qui avaient cours dans les anciens contrats, par exemple des clauses inscrites dans les annexes qui créaient un fonds mixte entre l’État et la multinationale, fonds dont l’emploi n’avait que peu de lien avec l’amélioration de la production.

La Bolivie dispose également de gisements de gaz, nouvellement découverts ; une alliance stratégique entre YPFB (la société étatique bolivienne), Total et GazProm a été fondée pour l’exploitation de certains gisements et l’exploration pour en trouver de nouveaux.

Enfin la Bolivie possède l’un des plus grands gisements de fer au monde, à la frontière du Brésil. Cette mine est exploitée par une firme originaire d’Inde, qui reverse à l’État bolivien de l’ordre de 600 millions de dollars par an. Cette firme procède à l’extraction et à la première transformation du minerai ; elle exporte des barres de fer. Elle vient de découvrir du gaz est en pourparlers pour utiliser ce gaz sur place pour sa propre production.

Les relations avec les autres pays, dans le domaine des produits énergétiques, reposent sur le respect, la coexistence et la complémentarité. Cette attitude rend possible la coexistence et les relations avec des régimes qui ne cherchent pas des changements de structure. Ainsi, par exemple, la ville brésilienne de Sao Paulo a besoin du gaz bolivien. Le Brésil vient de se déclarer autonome en matière de produits énergétiques, d’autant que des gisements en Atlantique viennent d’être découverts. Cependant, le gouvernement brésilien a confirmé ses achats de gaz à la Bolivie, ce qui est la preuve d’une certaine loyauté.

Toutefois, la politique concernant le gaz prévoit que celui-ci doit donner lieu à la création de valeur ajoutée sur place : il doit servir à la construction d’une industrie nationale, pour laquelle il faudra former le personnel compétent.

d/ Les grandes entreprises sont surtout présentes dans le secteur minier. Nombre d’entreprises étaient sous forme coopérative : les mineurs étaient des sociétaires de la coopérative. Mais ces coopératives ont aussi embauché des salariés ; elles ont alors adopté un comportement de société minière. Ont alors vu le jour deux mouvements sociaux : celui des coopérateurs et celui des salariés. Les intérêts économiques de ces deux catégories sont divergents ; ils se sont tous deux tournés vers le gouvernement. Mais tous les deux soutiennent l’actuel gouvernement.

Les problèmes sont plus compliqués avec les grands propriétaires installés dans la “media luna”[2]. Ceux-ci, outre être les latifundiaires des riches régions agricoles sont aussi des industriels : ils ont investi dans les médias, en particulier radiophoniques et télévisuels. Ce qui leur donne un très grand pouvoir économique et politique. Ces questions sont bien connues.

Un point a été soulevé : des ONG ont été instrumentalisées dans le conflit qui opposait le Président Morales et ces préfets. Une nouvelle exigence a été formulée : celle de la transparence sur les transferts de fonds de ces ONG.

e/ Un des problèmes qui subsiste concerne les relations avec les États-Unis. On a pu constater des interférences entre les médias et les ingérences des États-Unis. L’agence étatsunienne de répression du trafic de la drogue contrôle le territoire bolivien ; le Président s’est vu interdire un atterrissage par la Drug Enforcement Agency ; d’autres incidents ont eu lieu, par exemple la présence de l’ambassadeur des États-Unis en pleine crise aux côtés du préfet de Santa Cruz, alors même que le Président avait explicitement demandé à tous les représentants de pays étrangers de rester en dehors du conflit.

Les problèmes semblent en voie d’apaisement avec la nouvelle administration des États-Unis. Une nouvelle mission nord-américaine a été envoyée en Bolivie pour discuter du rétablissement des relations diplomatiques, ce qui est analysé comme des signes positifs de bonne volonté. Le gouvernement bolivien a toutefois fermement formulé ses exigences à l’égard des États-Unis : 1/ que ceux-ci mettent fin à la présence de l’agence anti-drogue en Bolivie, 2/ qu’ils ne formulent pas d’autres exigences.

Notes:

* L’opportunité de réaliser cette interview nous a été offerte par le Collectif de soutien à l’ALBA de Grenoble. Nous l’en remercions.

[1] Alvaro Garcia Linera, « El capitalismo andino-amazonico », Le Monde diplomatique, edicion Cono Sur, janvier 2006, n° 76.

[2] Les quatre départements de l’est et du nord-est les plus riches, — Santa Cruz, Tarija, Beni et Pando — dont les “préfets” (en fait les gouverneurs élus) ont tenté de faire sécession en réclamant leur autonomie de gouvernement dès les élections à l’Assemblée constituante en 2006, puis, de nouveau, au moment du référendum pour le maintien de Evo morales en août 2008 et pendant le vote à l’Assemblée Constituante et le référendum sur la nouvelle Constitution, fin 2008 – janvier 2009.