Éditorial: Marchés et sécurité alimentaire

Patrice Allard, Rédacteur en Chef de Informations et Commentaires

 143Au cours de l’année 2000, les chefs d’État ou de gouvernement de l’ensemble des pays de la planète, réunis dans le cadre de l’Assemblée générale des Nations Unis, définirent huit objectifs[1] devant être atteints en 2015, pour faire avancer le développement et disparaître la pauvreté. L’enjeu du développement était ainsi placé au premier rang des préoccupations de l’humanité et la présence des décideurs politiques au plus haut niveau donnait aux objectifs du Millénaire pour le développement la force d’un engagement ferme et consensuel.

Parmi ces objectifs, le premier d’entre eux, « éliminer l’extrême pauvreté et la faim », était comme d’autres, assorti de résultats précis à atteindre d’ici 2015. Il s’agissait de :

– cible 1a : réduire de moitié la proportion de la population dont le revenu est inférieur à un dollar par jour ;

– cible 1b : réduire de moitié la proportion de la population souffrant de la faim.

Aux chiffres de la fin des années 1990, ces engagements chiffrés équivalaient à réduire le nombre des plus pauvres de 1 200 millions à 600 millions et celui des personnes sous-alimentées de 815 millions[2] à 440. Joindre la lutte contre la pauvreté à la lutte contre la malnutrition ne manquait pas de pertinence. Elles associaient l’exigence d’une production alimentaire accrue à la nécessaire attribution à tous d’un pouvoir d’achat donnant accès à ces aliments. Un scénario heureux, ayant pour clé de voûte une croissance rapide des pays en développement, pouvait être établi. Une croissance forte accompagnée d’une répartition plus équitable permettrait de réduire la pauvreté cependant que cette forte croissance touchant l’agriculture permettrait d’obtenir un rythme d’accroissement de la production alimentaire supérieure à celui de la croissance démographique. Très vite, il est apparu que la lenteur des progrès constatés rendait difficile la réalisation des objectifs. Le scénario restait en place et les retards ont pu être analysés comme résultant soit d’un manque de croissance (souvent mis en avant pour expliquer la situation de l’Afrique subsaharienne), soit d’une croissance démographique plus forte que prévue[3].

Huit années se sont écoulées et l’objectif de ramener à 440 millions le nombre des personnes souffrant de la faim semble s’éloigner. La hausse actuelle des prix mondiaux[4] des aliments menace de faire tomber dans l’oubli les espoirs soulevés par le Millenium. Dans les pays des Périphéries, cette flambée des prix ne conduit pas seulement à la ruine d’un rêve. La détérioration des conditions d’existence des plus pauvres qu’elle entraîne laisse craindre qu’en termes de pauvreté ou de malnutrition, la situation réalisée en 2015 ne soit pas meilleure, peut-être même qu’elle soit pire, que celle des années 1990. En effet, le renchérissement des denrées alimentaires est d’abord le signe d’une insuffisance de la production par rapport aux besoins. Il signifie également une hausse du coût de la vie qui ne peut manquer de relever les seuils en dessous desquels une encaisse monétaire ne peut plus suffire à assurer une couverture minimum des besoins essentiels d’une personne. Ceci revient à précipiter dans la misère des populations qui se trouvaient auparavant dans une situation de fragilité, au bord des seuils de pauvreté. Les “émeutes de la faim”, les protestations populaires, fréquentes dans les Suds, témoignent de la brutalité du phénomène.

Comment en est-on arrivé là ?

La spéculation sur les marchés à terme de produits agricoles de base est parfois avancée pour rendre compte de la hausse continue des prix sur ces marchés, cette hausse se transmettant mécaniquement sur les marchés au comptant sur lesquels s’échangent des produits de base et non des “produits-papiers”. Cette explication est étayée par l’apparition, au cours de la période récente, de “bulles” financières spéculatives[5], comme ce fut le cas avec les titres relatifs aux nouvelles technologies, puis avec les subprimes immobilières américaines. Pour qu’un phénomène de ce type se produise, il est nécessaire que de plus en plus de capitaux soient attirés par ces marchés à terme[6]. Cela suppose que ces capitaux obtiennent là une rémunération élevée. La titrisation, qui accompagne la globalisation financière, permet de comprendre l’abondance des effets proposés à ces capitaux, alors que les pratiques “d’effet de levier”[7] expliquent que les rendements obtenus puissent être importants. Encore faut-il aussi que le risque pris soit, au départ, minime, donc que l’appréciation de ces produits dérivés s’appuie sur des perspectives sérieuses de pénurie sur les produits réels[8]. Pour les produits agricoles, il n’est guère évident qu’existent des signes irréfutables d’une telle situation. La période immédiatement précédente fut marquée par une situation inverse : les agricultures les plus efficaces ont été contraintes à restreindre la hausse de leur production par crainte de surproduction. Pour cette raison, si des activités spéculatives agissent sur les marchés agricoles, il serait sans doute présomptueux de leur attribuer un rôle central pour expliquer la hausse des prix.

Certaines politiques, pratiquées par des pays producteurs, faussant les bases des marchés, sont aussi avancées pour expliquer les réactions brutales de ceux-ci. Ainsi les subventions versées aux agriculteurs, principalement dans les pays riches, ont pu entretenir artificiellement un bas prix des produits agricoles, laissant croire que nous étions arrivés à une ère d’abondance. De même la politique de limitation des exportations, dans le but de protéger les marchés intérieurs de la flambée des prix sur les marchés internationaux, mise en oeuvre par certains pays producteurs, en réduisant l’offre mondiale, n’a pas manqué d’amplifier la hausse des prix sur ces marchés internationaux. Si ces politiques ont pu avoir des effets déstabilisateurs qui portent plus haut les mouvements de hausse, elles ne peuvent pourtant pas expliquer le mouvement initial. Tout au plus doit-on reconnaître à de telles explications le mérite de garder intact le dogme libéral du marché concurrentiel régulateur parfait de l’activité économique.

Enfin l’essor conséquent de la production de biocarburants d’origine agricole constitue la dernière explication souvent avancée. La hausse spectaculaire mais non inattendue[9] des prix des produits pétroliers a rendu attractif l’emploi de bio-éthanol comme additif aux carburants traditionnels. L’exemple des États-Unis, illustré dans le tableau ci-après, est significatif.

Moyenne mensuelle de l’offre et de la demande de grains aux États-Unis

unité : millions de bushels ; 1 bushel = 30,28 litres

Juin 2006 Juin 2007 Mai 2008 Juin 2008
Production 10 535 13 074 12 125 11 735
Importations 12  15 15 15
Déstockage 663 -129 620 760
Total offre 11 210 12 960 12 760 12 510
Alimentation et résidus 5 598 6 150 5 300 5 150
Semences et aliments pour bétail 1 370 1 360 1360 1 360
Éthanol 2 117 3 000 4 000 4 000
Total usages domestiques 9 085 10 510 10 660 10 510
Exportations 2 125 2 450  2 100 2 000
Total demande 11 210 12 960 12 760 12 510

Source : Rapport mensuel du département de l’agriculture des États-Unis.

Il ressort assez clairement que l’ajustement opéré entre une demande croissante de grains pour la production d’éthanol, la demande alimentaire intérieure et la production disponible s’est traduit par une réduction des stocks et des exportations. Ainsi les stocks de fin de mois, qui représentaient 11,6 et 11,1 % du débit mensuel sur les marchés américains respectivement en juin 2006 et 2007, sont-ils tombés à 6,0 et 5,4 % en mai et juin 2008[10]. La réduction des stocks constitue le signe d’une tension entre offre et demande sur les marchés américains, signe d’autant plus marquant que la même réduction se constate également sur les marchés internationaux[11]. Ce signal a été d’autant plus fort qu’il s’accompagnait d’une réduction substantielle des exportations américaines, c’est-à-dire du pays qui est le premier exportateur mondial de grains. Ces deux facteurs (baisse des exportations américaines et diminution des stocks) ont sans aucun doute joué un rôle important dans la hausse des prix mondiaux des produits de base agricole. Cette hausse semble durable puisqu’elle trouve son origine dans le renchérissement du prix des carburants. Elle ne manque pas alors de soulever une question grave : entre l’usage des grains pour l’alimentation humaine et pour l’approvisionnement en carburant des pays des Nords et des habitants les plus aisés des pays des Suds y aurait-il des choix ?

Nourrir les hommes ou faire rouler les moyens de transport, faut-il choisir ?

C’est ce que laisse entendre de nombreux analystes. S’agit-il pourtant d’un choix réel ou d’une fiction laissant place à l’éthique dans le comportement des décideurs économiques ? Le libre marché ne s’adresse qu’à des clients solvables et le pouvoir d’achat des habitants des Périphéries compte peu, même si les besoins alimentaires de ces habitants sont importants. Ainsi la conférence internationale de la FAO, qui s’est tenue à Rome du 3 au 5 juin, devait-elle faire face à une situation critique. Ses travaux ont débouché sur deux axes d’action : s’efforcer de contrôler les prix et relancer la production agricole[12]. Ce sont des objectifs classiques que la FAO s’est efforcé d’atteindre, dans le passé récent, avec une certaine efficacité. Peut-on pourtant en attendre aujourd’hui des résultats heureux ?

S’agissant du contrôle des prix des produits alimentaires de base, les moyens habituels de constitution de stock d’intervention assortis de programme d’aide internationale sont souvent avancés. Peuvent-ils suffire ? Si, comme cela est probable, certaines denrées agricoles sont devenues des produits substituables à des produits pétroliers, alors il s’établit une connexion mécanique entre leurs prix et la hausse des prix agricoles restera liée à celle des produits pétroliers. La constitution de stocks agricoles sera sans cesse plus coûteuse tant que durera le « choc » pétrolier, cependant qu’une éventuelle baisse des prix de l’énergie imposerait une brutale dépréciation de ces stocks. Il semble donc difficile de penser qu’une maîtrise internationale des prix agricoles soit possible sans une remise en cause de la logique des marchés libres. Mais cela conduirait alors les décideurs politiques à s’écarter de la doctrine économique libérale dominante.

La nécessaire relance de la production mondiale poserait, dans les pays périphériques, une tout autre question : comment faire face au déclin actuel des productions vivrières ? Les propos tenus à Rome par Monsieur Ban Ki-Moon, le secrétaire général de l’ONU, sont ici révélateurs : « Les gouvernements ont renoncé à prendre des décisions difficiles et ont sous-évalué la nécessité d’investir dans l’agriculture… Pendant des années, la réduction des prix des denrées de base et la croissance de la production ont donné au monde une tranquillité illusoire. »[13]. S’agissant des gouvernements des pays périphériques, l’accusation de légèreté de leur choix peut paraître exagérée. L’entrée des produits agricoles dans les processus de négociation de l’OMC a produit l’illusion d’une sécurité alimentaire collective créée grâce au libre-échange. La spécialisation des agricultures périphériques dans des productions destinées à l’exportation est avantageuse si, en échange de ces exportations, il est possible de disposer de plus de produits alimentaires qu’une production locale aurait permis d’obtenir. Ce raisonnement ne tient que dans des rapports de prix d’échange déterminés. Que ce rapport de prix change et la spécialisation ne sera plus un avantage mais un inconvénient, justifiant le rétablissement d’une production vivrière autosuffisante. Les difficultés que pose un tel rétablissement sont alors conséquentes. Elles ne sont pas seulement du ressort des techniques agronomiques. Les pratiques commerciales introduites par les cultures d’exportation, autant que les nombreuses difficultés de financement qu’ont connues les exploitations familiales du secteur vivrier, ont modifié les structures agricoles. Les habitudes alimentaires ont été transformées par l’introduction de produits de base dont la culture n’est guère possible dans de nombreux pays périphériques (produits à base de blé tendre, par exemple). En un mot, ce que la crise alimentaire actuelle révèle est que l’idée d’une sécurité alimentaire collective créée par le libre-échange n’était qu’une image trompeuse, masquant une tout autre situation : la dépendance alimentaire. La question de la construction véritable d’une sécurité alimentaire est à nouveau posée[14]. Sa solution ne peut guère être envisagée que si, en plus des actions internationales nécessaires, les pouvoirs politiques des pays périphériques se voient reconnaître des moyens  effectifs et non contestés d’agir sur les activités agricoles de leurs différents pays. Le « sommet » de la FAO a souligné l’importance de la question. N’appelle-t-il pas à une suite, dans le cadre de l’OMC par exemple ?

 

 

Notes:

[1] Ces objectifs sont :

* éliminer l’extrême pauvreté et la faim ;

* assurer une éducation primaire pour tous ;

* promouvoir l’égalité des sexes et l’autonomisation des femmes ;

* réduire la mortalité des enfants ;

* améliorer la santé maternelle ;

* combattre le VIH / sida, le paludisme et d’autres maladies ;

* assurer la durabilité des ressources écologiques ;

* mettre en place un partenariat pour le développement.

Source : PNUD, Rapport mondial sur le développement humain 2002, De Boeck et Larcier, Bruxelles, 2002.

[2] Suivant les données de la FAO, en moyenne sur la période 1997-99, le nombre de personnes souffrant de la faim s’élevait à 777 millions dans les pays en développement, 27 dans les pays en transition et 11 dans les pays industrialisés.

[3] PNUD, Rapport mondial sur le développement humain 2005, Economica, Paris, 2005.

[4] L’indice des prix alimentaires établi par la FAO enregistre une hausse de 53 % entre la moyenne des prix de la période janvier – avril 2007 et celle de la même période pour l’année 2008. Cette information est donnée par : Laetitia Clavreul et Arnaud Leparmentier, « Un sommet contre la faim : contrôler les prix, relancer la production agricole », Le Monde, 4 juin 2008.

[5] Un excès spéculatif conduit à une surévaluation continue de certaines catégories d’actifs financiers, appuyée sur un endettement croissant, consenti non pas en fonction de la capacité de remboursement des emprunteurs, mais sur le gage que constitue la valeur future attendue de ces actifs. Le retournement est alors brutal et redouté. Le terme de krach est employé pour désigner l’ajustement douloureux qui se produit à ce moment.

[6] Selon l’UBS, s’appuyant sur les informations de la Commodity and Futures Trade Commission américaine, les positions spéculatives prises sur les marchés dérivés de produits agricoles ont augmenté de 380 % entre 1994 et aujourd’hui. On est toutefois loin de l’ampleur du phénomène constaté sur les marchés dérivés de produits pétroliers, où la hausse atteint 260 % entre 2000 et 2006 et où, selon F. Lassere, responsable à la Société générale, pour un baril de pétrole brut réel, il circule 30 à 35 barils de “pétrole-papier”. Source : Adrien De Tricornot, « Des marchés de plus en plus financiarisés », Le Monde, 3 juin 2008.

[7] La possibilité de financer à crédit l’achat de produits dérivés (les futures) renforce la rentabilité des capitaux propres engagés. Ainsi, si l’achat d’un baril de “pétrole-papier” à 130 dollars peut être financé à raison de 8 dollars sur fonds propres et 122 dollars empruntés, la revente, peu de temps après, de ce “pétrole-papier” à 132 dollars rapporte globalement peu : 2 dollars pour 130 engagés, mais si ce gain est partagé entre un dollar versé en intérêt au créancier et un dollar de plus-value, alors le spéculateur gagnera un dollar pour 8 engagés, soit 12,5 %.

[8] Pour les produits pétroliers, la perspective à moyen terme du peak oil, le décrochement probable de la production mondiale d’hydrocarbures des besoins mondiaux, créé par l’épuisement progressif des gisements exploités, semble apporter aux acheteurs de produits dérivés pétroliers une quasi-certitude de hausse future irréversible des prix de l’énergie.

[9] Paul Sindic, « Le pétrole à 150 ou 200 dollars / baril ? Chronique d’une crise annoncée et propositions alternatives », Informations et commentaires, n° 132, octobre – décembre 2005.

[10] De manière paradoxale, si les stocks de grains se réduisaient aux États-Unis, ceux d’éthanol n’ont cessé de croître, passant de 6,7 millions de barils en juin 2006 à 8,5 en mars 2007, puis respectivement à 10,4 et 11,3 en février et mars 2008. Cela tendrait à montrer l’existence de comportement spéculatif portant non pas sur les futures mais sur l’appréciation attendue des stocks de matière. (un baril contient 159 litres).

[11] Les stocks de grains de fin de campagne agricole, qui représentaient de 19,1 à 17,8 % du débit sur le marché mondial, n’atteignaient plus que 15,1 % en mai 2007 et 12,6 % en mai 2008.

[12] Laetitia Clavreul, Arnaud Leparmentier, Philippe Bolopion, art. cit. Le Monde, 4 juin 2008.

[13] Propos rapportés dans : L. Clavreul, A. Leparmentier, P. Bolopion, art. cit., Le Monde, 4 juin 2008.

[14] On peut se reporter ici aux différents articles publiés sur ce sujet par la revue dans ses numéros 111, 135 et 136.