Les politiques de santé: pays développés / pays en développement, des trajectoires divergentes pour une évolution convergente

Stéphane Tizio*

 

142Une analyse comparative, même succincte des politiques de santé conduites dans les pays développés comme dans les pays en développe­ment, au cours des toutes dernières années, fait apparaître un certain nombre de similitudes.

Au plan du financement des soins, la collectivité se désengage, qu’il s’agisse de l’État dans les pays en développement et dans les pays développés à systèmes de protection sociale “beveridgiens”, ou de l’assurance maladie obligatoire, dans les pays de tradition davantage “bismarckienne”. Au plan de l’organisation, des soins, de nouveaux modes de prise en charge se développent, fondés sur les notions de coordination, coopération, continuité des soins…, tandis que les exigences de qualité se renforcent. Comment appréhender cette convergence, malgré la forte disparité du contexte, entre les pays industrialisés et les pays en développement ?

L’objectif ici consiste à analyser cette convergence, dans la perspective ouverte par les approches contemporaines des institutions en économie, et plus particulièrement à travers la grille de lecture socio-économique élaborée par Boltanski, Thévenot et Chiapello[1].

Dans un premier temps, nous dégageons un certain nombre de faits stylisés significatifs de cette convergence qui débouche, semble-t-il, sur une modification du rôle de l’État et de l’action publique dans le champ de la santé, à partir de deux situations originelles très différentes, dans les pays développés et dans les pays en développement. Dans un second temps, ce constat sera éclairé en insistant sur l’articulation des logiques qui président à l’instauration progressive de nouvelles modalités de régulation des systèmes de santé. Nous mettons en exergue, sous un angle historique, les trajectoires, en termes de politique sanitaire, des pays développés et des pays en développement, en montrant que ces évolutions résultent de modifications dans les configurations des valeurs supérieures qui cimentent les sociétés et déterminent, dans une certaine mesure les comportements individuels.

1 – Des contextes différents pour une régulation convergente des systèmes de santé

Dans les pays développés comme dans les pays en développement, on observe, quoique sous des formes sensiblement différentes, un recul du financement public obligatoire et une réorganisation profonde de la distribution et de la production des soins.

1.1 – Un recul du financement public obligatoire

a – Dans les pays développés

La croissance des dépenses de santé est asso­ciée à un recul du financement public des services de santé imputable à la récession économique qui frappe les pays développés depuis quelques années, et à leur insertion dans une économie davantage mondialisée.

La crise économique implique, pour la majeure partie des pays de l’OCDE, que les budgets publics dans leur ensemble sont contraints par la baisse de l’activité. Le financement public de la santé provient de deux grandes sources[2]. Les systèmes de soins adossés à des mécanismes beveridgiens tirent l’essentiel de leurs ressources du budget de l’État et / ou des collectivités territoriales : la baisse de l’activité économique se répercute alors directement sur la collecte des impôts et taxes et contraignent directement le financement des soins. Les systèmes de soins adossés, quant à eux, à des mécanismes bismarckiens sont financés par les fonds des systèmes d’assurance maladie, alimentés par des cotisations salariales. Le chômage résultant de la stagnation économique vient amputer la masse salariale qui constitue l’assiette des prélèvements sociaux.

L’intégration internationale des économies développées pèse aussi sur le financement des systèmes de santé. Tout d’abord, les traités inter­nationaux limitent la marge de manœuvre budgé­taire des États signataires. Dans l’Union Euro­péenne, le Traité de Maastricht inclut, dans les conditions de convergence monétaire, une limita­tion du déficit public — y compris le déficit social — à 3 % du PIB de chaque État membre. La contrainte budgétaire extérieure s’applique donc aussi au financement des systèmes de santé. Ensuite, la stabilité économique internationale impose une réduction de la dette extérieure des États, ce qui peut induire mécaniquement une réallocation des fonds publics au service de la dette, d’une part, et une politique de dépenses publiques beaucoup moins généreuse, d’autre part. En outre, la mondialisation et les nécessités de l’ouverture des économies au commerce interna­tional imposent une certaine compétition fiscale entre les pays, même lorsqu’ils sont membres d’une même zone de libre-échange. Cette compé­tition fiscale « nécessaire » impose une baisse des prélèvements obligatoires dans les pays dévelop­pés, baisse qui pèse de toute évidence sur le finan­cement des politiques sociales en général, et sur celui des systèmes de santé en particulier[3]. Enfin, la nécessité de rétablir les grands équilibres macro-économiques, et celle qui consiste à libérer les gisements potentiels d’emploi en baissant le coût du travail, imposent d’un côté une restriction des dépenses publiques et d’un autre côté une baisse des charges qui pèsent sur l’utilisation du facteur travail[4].

b – Dans les pays en développement

À la fin des années 70, prenant acte d’inégalités sanitaires inadmissibles entre pays industrialisés et pays en développement, les États membres de l’OMS adoptent une résolution lors de la confé­rence sur la santé dans le monde d’Alma Ata — Kazakhstan —, résolution selon laquelle le droit à la santé pour tous devait être garanti avant l’an 2000. La stratégie des Soins de Santé Primaire (SSP) préconisée pour atteindre cet objectif dans les pays en développement était sous-tendue impli­citement par un financement monopoliste de la santé par les États.

La déclaration d’Alma Ata va guider, dans les années 80, la réorganisation de nombre de systè­mes de santé dans les pays en développement : un effort sans précédent fut mené par les gouverne­ments pour développer leur offre de soins, en direction des zones rurales ou les plus enclavées. Un autre volet des politiques de santé fondées sur la Déclaration d’Alma Ata consistait à mettre en place, au sein des communautés, un système de participation des populations au repérage des besoins et à la diffusion de l’information concer­nant ces mêmes besoins. La participation commu­nautaire est ainsi née de la rencontre entre l’idéal autogestionnaire et la nécessité de répondre aux besoins sanitaires locaux. Les dépenses publiques de santé dans l’ensemble des pays en développe­ment ont alors augmenté durant la période 1979 – 1989, pour atteindre en moyenne, sur la période 1985 – 1989, 1,34 % du PIB[5]. Plus précisément, ce sont les dépenses en soins curatifs qui augmentent, tandis que les dépenses hospitalières chutent assez significativement[6].

Cette évolution positive des dépenses publiques de santé va cependant se trouver stoppée : la crise économique qui frappe l’ensemble des pays en développement et le poids de la dette externe qui devient insupportable vont conduire les différents États, qui relaient en cela les recommandations des organisations internationales, à réduire de façon drastique leur concours au financement des systèmes de santé.

Le recul du financement public de la santé s’accentue dans les années 90. La diffusion d’une offre de soins financée intégralement par l’État n’était pas tenable pour les pays à revenus faibles, dont le taux de croissance économique durant les années 80 n’a pas dépassé 2 %.

Des réformes importantes sont alors introduites dans les pays en développement dès la fin des années 80. Un document de la Banque mondiale[7], repris par le Rapport sur le développement dans le monde de 1993[8], proposent de rompre avec la gratuité des soins, pour mettre en œuvre la tarifi­cation des services de santé expérimentée en Afri­que subsaharienne dès 1987, dans le cadre de l’Initiative de Bamako. Dans cette perspective, deux hypothèses sont postulées. D’une part, il existe de la part des ménages, une certaine capacité à payer pour les soins de santé financés jusqu’alors par l’État : en utilisant ce financement privé, il devient donc possible théoriquement de dégager des marges de manœuvre nouvelles pour faire face aux dépenses incompressibles de l’État. D’autre part, la faiblesse de l’élasticité-prix de la demande de soins ne doit pas avoir d’impact négatif sur la fréquentation des services de santé après introduc­tion de la tarification, d’autant que, dès lors que les fonds collectés sont alloués à l’amélioration de la qualité des soins, la demande de santé devrait augmenter. Cette amélioration de la qualité des soins se trouve en outre encouragée par l’intéressement des personnels de santé aux résultats financiers de l’établissement où ils travaillent, par des modes de rémunérations appropriés[9]. Ces modalités de recouvrement des coûts s’accompagnent également de la décentrali­sation des systèmes de santé.

1.2 – Une recomposition organisationnelle des systèmes de santé

Ce recul des mécanismes obligatoires et publics du financement de la santé induit, tant dans les pays développés que dans les pays en développe­ment, un certain nombre de modifications dans l’organisation des systèmes de santé et de protec­tion sociale maladie. Dans les pays industrialisés, cette mutation organisationnelle des systèmes de santé évolue historiquement vers l’introduction d’outils nouveaux, comme la concurrence organi­sée, tandis que dans les pays en développement, malgré le contexte particulier de ces pays, les poli­tiques sanitaires ont évolué, sur les trente dernières années dans une perspective de libéralisation, puis de redéfinition sectorielle des rôles respectifs conférés à la puissance publique et aux différents acteurs de la santé.

a – Dans les pays développés : la marche vers une concurrence organisée

Dans les années 80, les réformes entreprises dans les pays développés consistent principalement en un contrôle macroéconomique des budgets de la santé, selon deux modalités principales : le finan­cement a priori des dépenses de santé et le contrôle des prix et des salaires dans le secteur de santé.

Les politiques actuelles privilégient certaines mesures censées améliorer l’efficacité micro-éco­nomique des systèmes de santé.

Les modalités de rémunération et de gestion des professionnels en médecine de ville évoluent à la marge vers le modèle du managed care américain, avec des systèmes de paiement à la capitation a priori qui, contrairement à la rémunération à l’acte ou au salariat, favorisent la concurrence entre prestataires de soins.

En revanche, la tarification hospitalière est réformée pour conférer aux établissements des marges de manœuvre managériale plus importan­tes. Des outils de gestion nouveaux sont mis en œuvre pour favoriser la performance financière et organisationnelle. Si, dans la plupart des pays où les hôpitaux sont publics, les budgets globaux restent la règle, les modalités d’attribution et de calcul de ce financement sont modifiées. Le système des Diagnostic Related Groups expéri-menté aux États-Unis est adopté, sous des formes variées dans un grand nombre de pays européens.

Ces réformes s’articulent autour de la notion de contrat : contrats liant la tutelle publique et les établissements de santé, et contrats entre les gestionnaires de fonds d’assurance maladie et les producteurs de soins. Pour les établissements hospitaliers, la contractualisation est sous-tendue par l’accroissement de l’autonomie managériale, qui permet, sous contrainte budgétaire, d’externaliser certains services annexes à l’activité de soins, comme la blanchisserie, la restauration, voire l’administration. Le rôle des gestionnaires de soins — ou acheteurs de soins — est renforcé à bien des égards : la séparation fonctionnelle entre assureurs et acheteurs de soins permet de faire émerger, particulièrement dans les pays dotés d’un secteur hospitalier public important, des marchés pour l’accès au financement des soins. Les ache­teurs de soins, comptables devant la tutelle à la fois du maintien des coûts et du niveau de qualité des soins, sont dès lors incités à faire pression sur les producteurs de soins qui se retrouvent de fait en concurrence pour le financement de leur activité.

b – Dans les pays en développement : une rationalisation sectorielle

Les recommandations récentes des organisa­tions internationales reviennent dans une certaine mesure sur la libéralisation des systèmes sanitaires des pays en développement les moins avancés. En Afrique subsaharienne, l’Initiative de Bamako devait permettre, via la reprise de la fréquentation des centres de santé, une certaine autosuffisance des systèmes de santé nationaux. De toute évi­dence, et certaines études le confirment, ceci n’a pas été le cas[10]. La fréquentation des centres de santé, et particulièrement des centres de santé primaire stagne, hypothéquant toute possibilité d’améliorer la viabilité financière — puisque tel était l’objectif — des services de santé. Les dysfonctionnements qui persistent ont conduit les bailleurs de fonds à préconiser d’autres modèles d’organisation et de financement des systèmes de santé dans le but d’en améliorer l’efficacité et l’équité. Cette perspective se caractérise par deux grands principes : rationalisation de l’activité du secteur public de santé et recherche d’un équilibre entre secteurs public et privé de santé.

La rationalisation des activités du secteur public de santé emprunte différentes voies. Il s’agit tout d’abord d’une rationalisation budgétaire : dans la mesure où les autorités publiques sont incapa­bles de prendre en charge, sur le budget de l’État, toutes les interventions de santé, elles doivent limiter leur financement à un nombre restreint d’interventions-coût efficaces — comme la pré­vention par exemple — qui constituent le panier minimum de soins de santé — minimum package[11]. La rationalisation des activités publiques passe ensuite par la rationalisation de l’organisation du secteur. Certaines des activités du secteur public de santé, parmi les moins coût-efficaces, doivent être sous-traitées[12] par le secteur privé — avec ou sans but lucratif — ou le secteur associatif (Organisations Non Gouvernementales entre autres). Cette réorganisation par le partenariat permet d’économiser les coûts de la production étatique d’un ensemble d’activités dont le secteur privé peut en outre s’acquitter de manière plus efficace. Enfin, la rationalisation de l’activité du secteur public passe par un ensemble de mécanismes incitatifs à l’amélioration de la production des soins proprement dite. Ces incitations, financières, pour la grande majorité d’entre elles, sont dirigées vers les personnels médicaux, pour qu’ils intensifient leurs efforts favorables à la qualité des soins servis et / ou qu’ils abandonnent une pratique clandestine de la médecine privée, pratique génératrice de rentes qui ne profitent pas au secteur public[13].

La recherche d’un juste équilibre entre secteurs public et privé de santé est un objectif lié au principe précédent de rationalisation de l’activité du secteur public. Les acteurs amenés à intervenir dans le champ de la santé se diversifient et leur nombre augmente. Il s’agit de trouver l’arrange-ment institutionnel propre à assurer la “bonne gouvernance” du secteur sanitaire. Cela se traduit dans les faits par l’autonomie de gestion de certai­nes structures de soins comme les hôpitaux, et la possibilité, offerte à tous les intervenants du secteur de santé, d’élaborer des contrats qui peuvent porter indifféremment sur la fourniture des soins, comme les contrats de sous-traitance par exemple, la couverture des risques — contrats d’assurance — ou le financement des activités.

Une attention particulière est portée à la santé des plus démunis. En droite ligne de l’Initiative de Bamako, les soins sont catégorisés selon leur rapport coût / efficacité, mais ils sont en outre segmentés selon la population à laquelle ils s’adressent. Certaines interventions de santé sont alors prioritaires, celles qui touchent en premier lieu les plus défavorisés.

2 – Les logiques sous-jacentes aux évolutions des politiques de santé dans le monde

La grille de lecture socio-économique élaborée par Boltanski et Thévenot[14], augmentée de l’apport de Boltanski et Chiapello[15], permet d’appréhender une réalité complexe, par la mobilisation, en amont de la coordination interindividuelle, de « principes supérieurs communs », formant autant de principes de justification des actions individuelles. Ces principes de justification, de nature macro-sociale et conventionnelle, instillent dans la coordination inter-individuelle une dimension collective, une référence à la fois interne et externe autour de laquelle se nouent des accords. Les « Cités » dans le langage de Boltanski et Thévenot sont des conventions qui décrivent en quelque sorte le produit du compromis collectif stabilisé. Les « Cités […] ne sont en définitive que des conven­tions qui auraient réussi — réussi à surmonter l’épreuve des exigences d’un débat public. Sans elles, il n’y aurait pas de règles du jeu méritant le beau nom d’institutions »[16].

L’organisation sociale en général, et celle d’un système de santé en particulier, à l’intersection de plusieurs Cités, fait tout de même prédominer l’un ou l’autre de ces « principes supérieurs communs », de ces conventions.

S’inspirant de six grandes philosophies morales et politiques qui ont influencé la structuration de la civilisation occidentale, Boltanski et Thévenot explicitent six « cités », assises chacune sur des principes de justice, sous-jacents à la justification des actions individuelles. En érigeant les principes de philosophie morale en mode de coordination à l’intérieur d’une cité, Boltanski et Thévenot définissent l’état de « grandeur » et la forme de l’investissement personnel qui confère — ou non — à l’individu cette qualité de « grand ». Par exemple, dans la cité domestique inspirée de la philosophie de Bossuet, « la grandeur des gens dépend de leur position hiérarchique, dans une chaîne de dépendances personnelles à l’intérieur d’un univers ordonné et hiérarchisé par la pensée de Dieu avec des rangs et des degrés »[17], tandis que dans la cité civique, inspirée de Rousseau, la grandeur des personnes s’attache aux personnes « en tant qu’elles servent des causes qui les dépassent »[18].

2.1 – L’évolution des systèmes de santé dans les pays développés. Une articulation des logiques industrielle, civique et marchande

Les systèmes de santé des pays de l’OCDE mixent, à des degrés divers, un secteur privé et un secteur public. Ce compromis est traversé par plusieurs principes de justification et plusieurs Cités. Les défauts de coordination qui apparaissent font évoluer le compromis vers des logiques hybrides, qui favorisent les logiques civique, industrielle ou marchande. Le plus souvent, ce compromis articule les logiques industrielle et civique : on aboutit à un système de santé théoriquement réglementé par la puissance publi­que — logique civique — mais où prédominent des impératifs de maîtrise des coûts soucieux de la qualité des soins — logique industrielle. Ainsi, la figure égalitariste de la justice, au cœur de la cité civique et des discours des États, est atténuée dans les faits par une prise en charge catégorielle des populations en matière de santé. L’égalité d’accès et l’égalité de traitement sont alors contraintes par la maîtrise budgétaire des dépenses de santé, étroitement circonscrite par l’étendue de la couverture maladie obligatoire, qui devient un indicateur pertinent de l’importance relative de la logique civique.

Les pays qui mettent en place une couverture maladie obligatoire de faible étendue manifestent une prédominance des logiques industrielle et marchande sur la logique civique. Le financement public est en recul et la collectivité se désengage progressivement de son rôle d’assureur, au profit d’opérateurs privés. L’introduction des mécanis­mes de concurrence s’analyse comme une concur­rence entre producteurs de soins, induite par une concurrence entre assureurs.

Symétriquement, dans les pays qui conservent une couverture maladie obligatoire étendue, la logique civique prédomine sur la logique indus­trielle. Le financement public se maintient bien qu’assorti de procédures de contrôle plus strictes — mesures d’encadrement budgétaire, finance­ment a priori des activités de soins. L’émergence d’acheteurs de soins est censée permettre une meilleure efficacité, allocative et productive, sans que soit remis en cause le financement monopoliste de la santé.

Cette évolution des politiques de santé est souvent qualifiée par ses détracteurs, de « priva-tisation » des systèmes de santé. Si l’on entend par privatisation l’extension du rôle d’acteurs de statut privé, alors il s’agit bien de privatisation. Toute­fois, la situation est plus nuancée lorsqu’on entend par privatisation l’émergence de la logique marchande dans le fonctionnement des systèmes sanitaires. Les pays qui ont conservé une couver­ture maladie plus étendue sont plus concernés par l’émergence d’une logique marchande que par l’extension d’une logique industrielle qui peut cohabiter avec une logique civique.

2.2 – L’évolution des systèmes de santé dans les pays en développement : le retour à la régulation industrielle, après la tentation marchande

L’une des caractéristiques des régions les moins développées réside dans la prégnance des valeurs traditionnelles. La question de l’articulation des logiques d’action des individus et des gouvernements ne se pose pas exactement dans les mêmes termes que pour les pays développés. La logique domestique reste importante, en inter­action avec les autres logiques précédemment évoquées, qui montent néanmoins en puissance sous l’effet d’un mimétisme initié par les organi­sations internationales.

a – D’Alma-Ata au milieu des années 80 : la déchéance de la cité civique…

À la fin des années 70 et au début des années 80, alors que l’offre sanitaire de base s’accroît, la logique civique prend le pas sur la logique domes­tique. Elle prend la forme d’une orientation auto­gestionnaire et communautaire, sous la tutelle d’États-providence. Cette époque est marquée par la prépondérance de l’État, avec des plans de développement pour l’offre sanitaire, en fonction des besoins et des priorités de santé publique. La stratégie des soins de santé primaires articule une logique civique dominante au niveau central et une logique domestique au niveau local : les commu­nautés, organisées socialement selon les principes ancestraux de respect des aînés, de crainte du chef, de don contre don… sont invitées à participer à la construction d’un service national de santé, en conservant leur structuration sociale.

La permanence des valeurs de la cité domesti­que au niveau local serait peut-être de nature à expliquer pourquoi la démocratie a eu tant de mal à s’imposer dans les pays d’Afrique subsaharienne par exemple. Les réseaux sociaux communautaires ont exporté certaines des valeurs communautaires népotiques locales au niveau des administrations et des pouvoirs politiques centraux, érigeant la cor­ruption et le clientélisme en mécanisme de redistribution économique et précipitant, avec la crise économique,  la “déchéance” de la cité civique et la désétatisation de l’Afrique[19].

b – … relayée par l’émergence de la logique marchande

Parallèlement à cette perte de légitimité de l’État-providence, les organisations internationales initient des politiques de développement fondées sur les plans d’ajustement structurel. Les valeurs libérales gagnent l’ensemble des pays sous ajuste­ment. Logique domestique et logique marchande vont ainsi s’entremêler, à l’œuvre au plan sanitaire dans les deux volets de l’Initiative de Bamako pour les pays d’Afrique subsaharienne. Le recou­vrement des coûts, c’est-à-dire l’instauration d’un co-paiement des services publics de santé, assorti — en théorie — d’une autonomie de gestion des unités de santé, introduit l’individualisme et la rationalité économique dans le recours aux soins et le fonctionnement de “marchés” locaux pour la distribution des soins[20]. La participation commu-nautaire, quant à elle, voit son rôle élargi, au-delà de la mobilisation sociale, à la conception de mécanismes locaux et privés de socialisation du financement.La logique de la cité marchande va alors s’imposer, à tel point que les États eux-mêmes, dépositaires des restes de logique civique et des valeurs de la cité domestique, se trouveront ébranlés dans leurs fondements mêmes.

Conclusion

Les approches préconisées aujourd’hui par les organisations internationales reviennent dans une certaine mesure sur ces recommandations mar­chandes. Tant la stratégie sectorielle de santé de la Banque mondiale que les propositions de l’OMS[21], invitent les pays à redonner un rôle prépondérant à l’État dans les politiques nationales de santé, bien que son action reste étroitement circonscrite. Le « nouveau paradigme » de la régulation sanitaire[22] articule, dans une perspective néo-institutionnelle, les logiques industrielle et marchande. La bonne gouvernance des systèmes de santé passe alors par une organisation qui permette la « performance », c’est-à-dire l’efficience, sous contrainte d’une certaine équité[23]. À cette fin, les outils classiques du managed care sont utilisés dans les pays en transi­tion ou les pays à revenu intermédiaire, comme dans les pays en développement.

Le renouveau du rôle de l’État, dans les pays en développement ne peut être assimilé à une résur­gence de la logique civique. Il s’inspire de la conception individualiste et libérale de l’État[24] selon laquelle l’intervention de l’État n’est légitime que lorsque le marché, pour des raisons techniques, ne peut assurer la coordination. Par ailleurs, cette intervention passe par la production de règles qui organisent indirectement la gouver­nance des systèmes de santé. L’État apparaît comme une condition indispensable au bon fonctionnement du marché et au développement des logiques industrielle et marchande, davantage qu’à la garantie de la logique civique.

 

 

Notes:

* LEG – CNRS, Université de Bourgogne.

[1] L. Boltanski, L. Thévenot, De la justification. Les écono­mies de la grandeur, Gallimard, Paris, 1991 ; L. Boltanski, E. Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Gallimard, Paris, 1999.

[2] Panorama de la santé. Les indicateurs de l’OCDE, OCDE, Paris, 2003.

[3] Pour les pays de l’UE, Prager et Villeroy de Galhau estiment qu’en l’absence de véritable fiscalité européenne, la compéti­tion fiscale est devenue un levier important de compétitivité pour les économies des pays de l’Union. Elle est en ce sens nécessaire, J-C. Prager, F. Villeroy de Galhau, 18 leçons sur la politique économique, Seuil, Paris, 2003. D’un autre côté Batifoulier et Touzé craignent qu’une harmonisation forcée des politiques sociales européennes ne se fasse « par le bas ». Dans un cas comme dans l’autre, les contraintes de l’unification européenne semblent bien devoir peser négati­vement sur le financement des systèmes de santé et de protec­tion sociale, P. Batifoulier, V. Touzé, La protection sociale, Dunod, Paris, 2000.

[4] J-P. Dumont, Les systèmes de protection sociale en Europe, 4ème édition, Economica, Paris, 1998 ; F. Lordon, Les quadratures de la politique économique, Albin Michel, Paris, 1998.

[5] S. Pradhan, « Evaluating public spending. A framework for public expenditure reviews », World Bank Discussion papers, n° 323, Banque mondiale, Washington, 1996.

[6] Pradhan relève, sur une sélection de pays en développement, un total des dépenses hospitalières qui passe de 0,88 % du PIB en moyenne sur la période 1975 – 1979, à 0,45 % en 1990, ibid.

[7] J. Akin et al., « Financing health services in developing countries. An agenda for reform », The World Bank policy Studies, Banque mondiale, Washington, 1987.

[8] Rapport sur le développement dans le monde, année 1993, Banque mondiale, Washington, 1993.

[9] Il existe une littérature abondante sur les modalités de rémunération des professionnels de santé. Un document de travail de la Banque mondiale synthétise cette question : H. Barnum, J. Kutzin, H. Saxenian, « Incentives and pro­vider payment methods », HRO Working Papers, Banque mondiale, Washington, 1995.

[10] Voir, par exemple, B. Nolan, V. Turbat, Cost Recovery in Public Health Services in Subsaharan Africa, Banque mondiale, Washington, 1995 et K. Dugbatey, « National health policies : subsaharan african case studies (1980 – 1990) », Social Science and Medicine, n° 49, 1999, pp. 223-239.

[11] La thématique du “minimum package” était déjà présente dans la définition, par la déclaration d’Alma-Ata des soins de santé primaires. Elle est revitalisée à la fois par les travaux de la Banque mondiale (Banque mondiale 1993) et, plus récem­ment, de l’OMS : C. Murray, J. Frenk, « A WHO frame­work for health systems performance assessment », Bulletin of the World Health Organisation, n° 78, OMS, Genève, 2000.

[12] La sous-traitance n’est pas le seul moyen, pour le secteur public, de coopérer avec le secteur privé. D’autres formes juridiques de coopération sont également évoquées, par exem­ple la régie intéressée. Pour davantage de détails au sujet des formes contractuelles de coopération, cf. J. Perrot, « L’approche contractuelle comme outil de mise œuvre des politiques nationales de santé ». Document de travail, OMS, Genève, 1999 et J. Perrot, « Un partenariat basé sur des relations contractuelles : une option stratégique pour améliorer la performance des systèmes de santé », in M. Audibert, J. Mathonnat et al., Le financement de la santé dans les pays d’Afrique et d’Asie à faible revenu, Karthala, Paris, 2003, pp. 397-422.

[13] Certains États, comme le Niger et l’Éthiopie, incitent même certains praticiens à passer du secteur public au secteur privé.

[14] L. Boltanski, L. Thévenot, De la justification. Les écono­mies de la grandeur, op. cit.

[15] L. Boltanski, E. Chiapello, Le nouvel esprit du capita­lisme, op. cit.

[16] C. Bessy, O. Favereau, « Institutions et économie des conventions », communication au colloque « Conventions et Institutions : approfondissements théoriques et contributions au débat politique », 2003, p. 15, <http//forum.u-paris10.fr/C-D/fr/colloque/programme.htm>.

[17] Op. cit, p. 116.

[18] Ibid, p. 142.

[19] F-R. Mahieu, Les fondements de la crise économique en Afrique, L’Harmattan, Paris, 1990 ; J-F Bayart, L’État en Afrique. La politique du ventre, Éd. Complexe, Bruxelles, 1989 ; ainsi que P. Jacquemot, « La désétatisation en Afrique subsaharienne. Enjeux et perspectives », Revue Tiers-Monde, tome 29, n° 114, 1988, pp. 271-293.

[20] J. Dumoulin, M. Kaddar, « Le paiement des soins par les usagers dans les pays d’Afrique subsaharienne. Rationalité économique et autres questions subséquentes », Sciences Sociales et Santé, vol. 11, n° 2, 1993, pp. 81-119 ainsi que S. Tizio, Y. A. Flori, « L’initiative de Bamako : “santé pour tous” ou “maladie pour chacun”? », Revue Tiers-Monde, tome 38, n° 152, 1997, pp. 837-858.

[21] OMS, Rapport sur la santé dans le monde. Pour un système de santé plus performant, OMS, Genève, 2000.

[22] S. Tizio, « Entre État et marché. Une nouvelle régulation sanitaire pour les pays en développement », Revue Tiers-Monde, tome 44, n° 179, 2004, pp. 643-664.

[23] S. Tizio, Y. A. Flori, « L’initiative de Bamako : “santé pour tous” ou “maladie pour chacun”? », art. cité.

[24] M. Gadreau, S. Tizio, « Quels fondements pour les politi­ques sanitaires en Afrique subsaharienne ? », Économies et Sociétés, série R, n° 11, 2000, pp. 241-266.