Éditorial: Le Mexique et l’ALENA, l’exemple à ne pas suivre pour les pays du Sud de l’Union méditerranéenne

Patrice Allard, Rédacteur en Chef de Informations et commentaires

 

142À un moment où les pays membres de l’Union européenne (UE) lancent le projet d’une Union pour la Méditerranée, il semble opportun de porter le regard sur d’autres exemples d’établissement de relations économiques privilégiées entre pays périphériques et pays centraux. Si des leçons pouvaient en être dégagées, elles seraient assurément précieuses pour tous ceux qui, d’une rive à l’autre de la Méditerranée, espèrent en une coopération équilibrée bénéfique aux pays de la rive nord et propice au développement économique et social des pays de la rive sud.

Porter le regard sur le Mexique  peut surprendre tant une comparaison entre l’Accord de Libre-Échange Nord Américain (ALENA) et le proces­sus mis en œuvre en décembre 1995 par la confé­rence de Barcelone semble arbitraire. En effet, le projet de l’ALENA, entré en vigueur le 1er janvier 1994, se limite à l’établissement d’une zone de libre-échange et de libre circulation des capitaux, alors que les objectifs du partenariat euro-méditer­ranéen établi à Barcelone étaient autrement plus vastes. Si nous laissons de côté les contenus de ces projets pour ne nous intéresser qu’à leurs réalisa­tions, des ressemblances peuvent être établies. La procédure de mise en place d’une zone de libre-échange entre les États-Unis, le Canada et le Mexique s’achève en 2008. Le processus de Barcelone n’a pas connu les mêmes succès. Certains auteurs évoquent même son inachève­ment, si ce n’est son échec relatif[1]. L’impossibilité d’avancer sur un mode multilatéral, l’échec de l’édification d’une zone méditerranéenne de sécurité collective[2], l’émiettement des actions entreprises pour établir une coopération dans les domaines de la culture et du social ont conduit à des situations bloquées. C’est en raison de ces blocages que l’actuel projet d’union pour la Méditerranée apparaît comme une relance du processus. Pourtant, à la marge de ce processus, de nombreux pays de la rive sud ont conclu, de manière bilatérale, des accords commerciaux avec l’UE, ce qui conduit à penser que la construction d’une zone méditerranéenne de libre-échange (et de relativement libre circulation des capitaux) a commencé.

Comparer les pays de l’est et du sud de la Méditerranée avec le Mexique peut aussi paraître audacieux. Ce pays, devenu membre de l’OCDE en 1994, est plutôt considéré comme un pays émergent. Son produit intérieur brut par habitant (9 803 dollars en parité de pouvoir d’achat en 2004[3]) est bien supérieur à celui des pays méditerranéens concernés ici (à l’exception d’Israël). Dixième puissance mondiale par son PIB, première puissance commerciale de l’Amérique latine, comptant plus de 105 millions d’habitants en 2004 (à la même date, l’Égypte et la Turquie n’en comptent que 72), le Mexique ferait figure de géant, s’il était situé au bord de la Médi­terranée. Pourtant l’activité économique du Mexi­que reste largement dépendante de centres de décision situés hors du pays ; le commerce avec les seuls États-Unis représente 85 % du commerce extérieur mexicain, sans oublier la dépendance  de ce pays en matière de capitaux. Si le Mexique peut être pris pour un géant, il conserve bien des signes distinctifs d’un grand pays des Périphéries et c’est à ce titre qu’il est intéressant d’établir un bilan rapide de ce que quatorze années de libre-échange avec ses deux voisins du nord ont pu lui apporter.

Si l’on en croit les analystes libéraux, la parti­cipation accrue d’un pays aux échanges internatio­naux devrait lui apporter la croissance. Dans le cas du Mexique, cette participation a bien augmenté puisque les exportations qui représentaient 19 % du PIB en 1990, atteignent, en 2004, 32 % de celui-ci. La croissance économique a-t-elle été au rendez-vous ? La réponse n’est pas aisée car la conjoncture mexicaine s’est couplée à celle de son voisin du nord. Avant 2001, l’économie du Mexique a ainsi bénéficié de la bonne situation économique des États-Unis et a accompagné leur croissance. Après cette date, la situation n’a pas changé, à l’exception de la croissance américaine qui, elle, est devenue plus faible en moyenne et plus instable. Globalement, il semble difficile de voir se produire un rattrapage des performances économiques des États-Unis par le Mexique par une croissance plus rapide. D’une part, les chiffres comparés des taux de croissance des PIB peuvent être faussés par le fait qu’ils sont relatifs à des économies organisées de manière différente (le secteur informel représenterait 12 % de l’activité de l’économie mexicaine). D’autre part le couplage conjoncturel fait que, sur la base des chiffres disponibles, l’écart entre le taux de croissance américain et celui du Mexique reste faible. Dans le même temps, entre 1994 et 2007, il est indéniable que les tensions inflationnistes, importantes au Mexique, se sont apaisées (d’une moyenne de 16,6 % entre 1998 et 1999, la hausse des prix à la consommation se limite à 4,7 % entre 2003 et 2004). Ceci doit-il être attribué à un effort de modération des producteurs nationaux pour conserver leurs clients américains ou éviter la venue au Mexique de nouveaux compétiteurs étrangers ? Ce mouvement de désinflation est assez général et des facteurs internes n’ont pas manqué d’agir ; aussi convient-il d’être prudent en signalant seulement que la participation mexicaine à l’ALENA s’est accompagnée d’une meilleure stabilité des prix[4].

Suivant la doctrine libérale, la situation nouvelle créée par l’ALENA serait propice au développement. D’une part, la situation de libre-échange, par la spécialisation qu’elle engendre, accélérerait le déclin d’activités archaïques et faciliterait l’essor d’activités plus modernes et plus efficaces. D’autre part l’apport de capitaux sous la forme d’investissements directs (IDE) d’entrepri-ses étrangères devrait rendre plus aisé le changement des spécialisations de l’économie mexicaine et ceci d’autant plus que les industries liées aux firmes américaines, les maquiladoras existaient déjà avant 1994. Il est connu depuis fort longtemps que la transformation de la place du pays dans la division internationale du travail est, à la fois, et la marque et l’un des moteurs d’un développement économique et social, ce que confirment aujourd’hui les pays d’Asie en croissance rapide. Au Mexique, il est indiscutable que la part des produits manufacturés dans les exportations de marchandises est passée de 43 % en 1990 à 80 % en 2004, alors que celle des produits réputés de haute technologie atteignait 21 % en 2004, contre 8 % en 1990[5]. Cela suffit-il pour conclure à un effet positif de l’ALENA sur le développement ? Sans doute pas. Si la part des produits de haute technologie dans les exportations du pays s’accroît, celle de ces mêmes produits dans les importations augmentent également[6], ce qui laisserait supposer que, même si l’activité des maquiladoras se porte aujourd’hui sur des biens plus sophistiqués, le type de transformation effectuée au Mexique reste le même : un travail d’assemblage.

Plus inquiétante est la détérioration des termes de l’échange que subit le commerce extérieur mexicain. Sur une base 100 en 1980, l’indice des termes de l’échange atteignait les valeurs de 30 en 1998 ainsi qu’en 2002 et 32 en 2004, alors que, sur la même base, l’indice des États-Unis connaissait une évolution inverse (119 en 2002, 112 en 2004)[7]. Ceci reviendrait à dire qu’il faut, au Mexique, aujourd’hui exporter trois fois plus de marchandi­ses qu’il n’en fallait en 1980, pour financer les mêmes importations. Il peut être objecté que cette détérioration est intervenue avant l’entrée en vigueur de l’ALENA, mais alors il conviendra d’admettre que cet accord n’a pas permis de renverser cette tendance et que le Mexique reste contraint de penser son développement dans des conditions d’un « échange inégal ».

La spécialisation accrue de l’économie mexicaine concerne également son agriculture. L’essor de grandes exploitations approvisionnant en primeurs les marchés nord-américains ne doit pas faire oublier le déclin des productions vivriè­res. L’ouverture des frontières aux produits céréa­liers a placé le plus grand nombre des agriculteurs mexicains dans une situation redoutable, les mettant en concurrence avec les produits d’une agriculture bien plus productive. S’agit-il bien d’une compétition loyale ? Si les rendements sont bien de trois à quatre fois plus élevés aux États-Unis qu’au Mexique, il convient d’ajouter que les subventions dont bénéficient les producteurs américains sont également bien supérieures à celles perçues par leurs homologues mexicains, rendant possible un véritable dumping[8]. Le bilan est alors fort lourd pour les agriculteurs contraints de cesser leur activité et de partir là où ils pourront trouver un autre emploi.

Cette question de l’emploi occupe une place importante dans les préoccupations actuelles des Mexicains. Les espoirs mis dans les activités des maquiladoras, après des débuts prometteurs, ne manquent pas d’être aujourd’hui déçus. Des emplois sont créés, mais en nombre insuffisant pour répondre à des besoins qui ne se limitent pas à la reconversion des agriculteurs ruinés mais comprennent également l’arrivée en âge d’être actif des générations nombreuses d’une population jeune. Le bilan est lourd : si, de 1980 à 1994, le nombre des départs de migrants vers les États-Unis a augmenté de 95 %, entre 1994 et 2006, le taux de croissance de ces départs a atteint 452 %[9]. Ainsi, est-il indéniable que l’ouverture à des échanges et des mouvements de capitaux libres d’un pays à main-d’œuvre bon marché comme le Mexique est source de créations d’emplois ; mais il est tout aussi évident que cette ouverture ne peut à elle seule être la solution unique à la résorption du chômage.

Peut-on considérer que les conditions de vie des Mexicains se sont améliorées depuis 1994 ? Certes, sous réserve de la fiabilité du chiffre, le PIB par tête, en parité de pouvoir d’achat, a augmenté. Mais dans le même temps, les remesas, les transferts de revenu des émigrants mexicains, ont crû jusqu’à représenter près de 3 % du produit annuel, jouant maintenant un rôle important aussi bien pour les revenus familiaux que pour l’équilibre des comptes extérieurs du pays. Or il est bien difficile de compter ces transferts comme une conséquence de l’ALENA dont l’un des objectifs était justement d’éviter une émigration massive et un appauvrissement des ressources humaines du pays. De plus, comme l’écrit Michel Goussot[10] : « Le Mexique mondialisé est devenu plus inégalitaire qu’en 1994, puisque près de cinquante millions des cent neuf millions de Mexicains vivent avec moins de 400 pesos par jour, alors que, dans le même temps, 10 % de la population possède près de la moitié du PIB ». Force est donc de constater que si certains ont gagné à l’entrée du Mexique dans l’ALENA, bien plus nombreux sont ceux pour qui rien n’a changé.

Le Mexique n’est pas un pays méditerranéen, nous ne pouvons que le répéter. Pourtant son expé­rience en matière d’union économique avec des pays des Centres peut être précieuse. Elle montre qu’une telle union constitue une opportunité pour un pays périphérique, mais que celle-ci, à elle seule, ne saurait conduire au développement. La croyance en l’automaticité d’un développement résultant du libre-échange et de la libre entrée des capitaux étrangers n’est pas fondée. Participer à une union ne saurait donc dispenser un pays péri­phérique d’élaborer sa propre stratégie de déve­loppement. Participer à une union ne conduit pas seulement à des résultats heureux et prévisibles, les déconvenues du secteur agricole vivrier ou des maquiladoras mexicains sont là pour le rappeler. Obtenir et disposer du pouvoir de faire appliquer des « marges de manoeuvre » devient alors indis­pensable autant pour éviter des effets indésirables que pour mettre en œuvre effectivement une stratégie.

 

Notes:

[1] Dorothée Schmid, « Le partenariat euro-méditerranéen : une entreprise inachevée », Questions internationales, n° 10, novembre – décembre 2004.

[2] La présence d’Israël parmi les 10 pays méditerranéens non-membres de l’U.E. (Algérie, Autorité palestinienne, Égypte, Israël, Jordanie, Liban, Maroc, Syrie, Tunisie et Turquie) associés aux pays membres de l’U.E. dans ce partenariat explique partiellement cela.

[3] PNUD, Rapport mondial sur le développement humain 2006, Economica, Paris, 2006.

[4] Cette meilleure stabilité des prix n’exclut pas certains « dérapages comme ce fut le cas en 2006 pour la « tortilla », un aliment de base dans les milieux populaires mexicains.

[5] PNUD, Rapport mondial sur le développement humain 2006.

[6] Selon Sandra Polaski, « actuellement, les « maquiladoras » importent 97 % de leurs matériaux ». Sandra Polaski, « Leçons de l’Alena pour l’hémisphère », CNUCED, 2004, cité par Anne Vigna, « Le jour où le Mexique fut privé de tortillas », Le Monde diplomatique, mars 2008.

[7] PNUD, Rapport mondial sur le développement humain, Economica, Paris 2006.

[8] Selon Anne Vigna : « Le blé a été vendu 43 % moins cher que son coût réel ; le soja, 25 % ; le maïs, 13 % ; le riz, 35 % ; et le coton, 61 % », art. cité, Le Monde diplomatique, mars 2008.

[9] Dario Lopez Villar, « Migraciòn de Mexicanos desde y hacia Estados Unidos : Estadisticas, problematicas y retos », Direccion de Análisis y estudios Demográficos del Inegi, Mexico, 2006, cité par Anne Vigna, art. cité, Le Monde diplomatique, mars 2008.

[10] « Mondialisation, pays émergents et pays pauvres : vers une nouvelle géo-économie ? » Questions internationales, n° 22, novembre – décembre 2006.