Martin Verlet*
Deux questions sont ici posées. Celle des facteurs et de l’ampleur des phénomènes migratoires en Afrique subsaharienne. Celle aussi de l’incidence de ces migrations sur le développement des pays concernés.
L’Afrique est terre de mobilité. Dans le passé, il y eut les migrations vécues. Celles qui, en ce qui concerne l’Afrique subsaharienne, introduisirent l’Islam, la construction étatique, l’émergence de royaumes et le commerce à longue distance. Il y eut aussi des migrations subies, celles en particulier résultant de la traite esclavagiste qui vida le sous-continent d’une partie de sa substance démographique. Puis, sous l’ère coloniale, ce furent les mouvements à l’intérieur de chaque territoire, des terroirs surpeuplés vers des terres disponibles, des zones d’économie de subsistance vers les zones de plantations et les cités minières, et, à partir de la fin de la Seconde guerre mondiale, des campagnes vers les villes. Ensuite, vint le temps des migrations interafricaines : des pays du Sahel vers le littoral atlantique, d’Afrique centrale et australe vers l’Afrique du Sud. Enfin s’amorça le moment présent des migrations internationales. Les courants traditionnels d’exil à longue distance de la vallée du Sénégal ou de la boucle du Niger vers la France en furent les signes précurseurs. Depuis les trois dernières décennies, ces flux se sont considérablement amplifiés. Cette intensification correspond à la montée des crises économiques et politiques qui rongent les sociétés africaines. Les jeunes en quête d’un emploi et d’un avenir n’ont d’autre mirage que l’exil lointain.
Le phénomène migratoire en Afrique subsaharienne comporte de multiples facettes : migrations locales ; migrations interafricaines ; migrations internationales. Celles-ci s’inscrivent dans le contexte général des évolutions démographiques du sous-continent. Leurs conséquences sociales et économiques sont différenciées. L’avenir des tendances qui se dessinent actuellement est malaisément prévisible.
1 – Le paysage démographique
L’Afrique subsaharienne constitue un ensemble régional en voie de peuplement. La densité moyenne reste faible (environ 30 habitants par km2). La population est très inégalement répartie Les zones désertiques sont très faiblement peuplées. C’est le cas, au nord, de la Mauritanie (3 h / km2), du Mali (11 h / km2), du Niger (11 h / km2), du Tchad (8 h / km2), du Soudan (14 h / km2), de la Somalie (13 h / km2). C’est aussi celui, au sud, des terres arides d’Afrique australe, en particulier de la Namibie (2 h / km2) et du Botswana (3 h / km2). Les régions forestières sont également sous-peuplées : Centrafrique (6 h / km2), Gabon (5 h / km2), Guinée équatoriale (18 h / km2)’ Congo (12 h / km2). On rencontre enfin de faibles densités dans les zones intermédiaires : Angola (13 h / km2) et Zambie (16 h / km2). Les plus fortes densités s’observent sur les territoires insulaires : Cap-Vert (125 h / km2), Sao Tome e Principe (157 h / km2), Comores (368 h / km2)’ Maurice (610 h / km2), Seychelles (178 h / km2). Les hauts plateaux d’Afrique centrale constituent une autre zone de peuplement dense : Rwanda (343 h / km2), Burundi (271 h / km2), Ouganda (122 h / km2). Par ailleurs, il existe quelques îlots à forte densité dans un environnement plus lâchement occupé : Gambie (134 h / km2), Togo (109 h / km2) et Nigeria (142 h / km2) en Afrique occidentale, Malawi (103 h / km2) en Afrique australe.
Les fortes densités de peuplement peuvent engendrer des pressions destructrices. C’est le cas en milieu rural, là où la surexploitation des terres provoque la déforestation, l’érosion, la dégradation de l’environnement et l’appauvrissement des sols cultivables. Des phénomènes du même ordre se produisent en zones urbaines. Dans les bidonvilles et les quartiers populaires, le surpeuplement se conjugue avec le sous-équipement, la carence des infrastructures de base en matière d’approvision-nement en eau, d’assainissement, d’éducation, de santé, alors que le marché du travail s’effondre. Il en résulte une extrême détresse, l’apparition de comportements déviants et une montée de la délinquance.
Les fortes densités ne sont pas automatiquement synonymes d’appauvrissement. Comme le souligne Ester Boserup, elles peuvent également se révéler des pressions créatrices. L’exemple en est notamment donné par l’aménagement rural en pays Bamileke (Cameroun) ou sur les hautes terres kenyanes. Les paysanneries ont su s’adapter à la pression démographique et déployer de remarquables capacités d’invention dans la gestion des terroirs, s’ouvrir à des innovations technologiques et réaliser d’importants gains de productivité. Les évolutions passées montrent que les agricultures vivrières africaines ont, dans l’ensemble, répondu aux besoins d’une population en croissance rapide. Dans les quartiers les plus défavorisés des grandes agglomérations s’est développé une économie populaire de caractère informel qui correspond à une importante demande sociale et répond à des besoins multiples. Cette économie populaire urbaine constitue un important facteur d’innovation et de dynamisme.
Après la phase de stagnation démographique qui avait marqué l’ère coloniale, l’Afrique subsaharienne comble progressivement son retard démographique. Depuis la fin de la Deuxième guerre mondiale, la population connaît un essor rapide. Le taux annuel de croissance est de l’ordre de 3 %. C’est la région du monde où la croissance démographique est la plus élevée et la plus soutenue. La population a été multipliée par quatre, passant de 175 millions en 1950 à 750 millions en 2006. Elle devrait atteindre les 1,3 milliard à l’horizon 2025. Cette explosion démographique est récente. Elle se poursuit à un rythme élevé. La transition démographique, qui se caractérise par une baisse du taux de mortalité suivie d’un ralentissement de la natalité, est à peine amorcée. Elle ne touche que les quartiers les plus aisés des grandes villes et les couches sociales les plus éduquées. En l’espace de quelques décennies, la mortalité a reculé significativement alors que les taux de fécondité se maintenaient à des niveaux exceptionnellement élevés. Les moyens de faire reculer la mortalité se sont imposés alors que le contrôle des naissances reste largement ignoré.
Les taux de natalité restent parmi les plus élevés du monde La fécondité est particulièrement précoce, la moitié des femmes ayant un enfant à moins de 20 ans. Le mariage est également précoce : 19 / 20 ans pour le femmes, 25 / 26 ans pour les hommes. La polygynie reste largement répandue, en particulier en Afrique de l’Ouest. Un africain sur 3 vit en situation de polygynie. Jusqu’à une période récente, l’indice de fécondité atteignait en moyenne 6,6 enfants par femme. Il a légèrement reculé pour se situer aujourd’hui autour de 5,5 enfants par femme. Ce ralentissement est toutefois peu significatif. Il n’est guère assuré que la tendance à la baisse se poursuive. En effet, le contrôle des naissances se heurte à une forte résistance sociale. Les hommes se montrent résolument hostiles aux techniques contraceptives. La réticence des femmes n’est pas moindre. Celles-ci considèrent une progéniture nombreuse comme un signe de valorisation sociale et comme un atout économique, une sécurité pour le futur. La plupart estiment qu’avoir 6 enfants en vie serait l’idéal. Il s’ensuit que les campagnes lancées, en particulier par l’ONU, pour populariser le contrôle des naissances ne reçoivent, jusqu’à présent, qu’un accueil distant. Moins de 10 % de la population ont aujourd’hui occasionnellement recours à la contraception.
La mortalité constitue une variable critique. À une phase de baisse rapide des taux de mortalité succède une tendance à la hausse. En l’espace de trois décennies, les pays d’Afrique subsaharienne ont réalisé en matière de recul de la mortalité une étape que les pays européens ont mis plus d’un siècle à accomplir. De 23 % en 1965, le taux de mortalité a décliné jusqu’à 15 %. La mortalité infantile est tombée de 28,4 % à 10,6 % en 1998. L’espérance de vie a augmenté de près de 12 ans depuis les indépendances. Toutefois, l’inégalité devant la mort reste grande selon les classes sociales et les régions.
On observe de façon récente un phénomène inverse de recrudescence de la mortalité. Une première explication tient à la violence des conflits qui ravagent certaines régions et aux phénomènes de désertification. Un second facteur explicatif est à rechercher dans la dégradation générale des conditions sanitaires et à la propagation des maladies. Le paludisme sévit avec une virulence accrue. La tuberculose ressurgit. Le choléra, ignoré jusque-là, fait son apparition. Les systèmes de santé se dégradent. Mais la cause principale de la reprise de la mortalité et du raccourcissement de l’espérance de vie tient à la pandémie du SIDA. Celui-ci est devenu le principal facteur de mortalité. Il fait dix fois plus de victimes que les guerres et les violences locales.
Sur 40 millions de personnes dans le monde affectées par le SIDA, 25 millions se trouvent en Afrique. Dans l’ensemble du monde, les taux de prévalence (c’est-à-dire la proportion de personnes affectées par rapport à la population totale) sont de l’ordre de 1 %. Ces taux atteignent 10 % en Afrique subsaharienne. Cela signifie qu’il y a 10 fois plus de personnes contaminées qu’ailleurs. La proportion d’adultes infestés est de 1 / 3 au Botswana, 1 / 4 au Swaziland, au Zimbabwe, au Lesotho, de 1 / 5 en Afrique du Sud, en Zambie, en Namibie. Quotidiennement, 8 à 10 000 personnes meurent du SIDA. On ne peut être qu’alarmé par le taux de prévalence dans la tranche d’âge des 15-24 ans qui constitue la force productive future. Le déséquilibre entre hommes et femmes est également frappant. Au Burundi et au Kenya, les femmes sont deux fois plus atteintes. Au Zimbabwe, la prévalence est de 5 % chez les hommes, de 17 % chez les femmes. Celles-ci sont d’autant plus exposées qu’elles sont contraintes de se prostituer pour assurer la survie de leur famille.
L’épidémie du sida touche inégalement les régions de l’Afrique subsaharienne. Les zones sahéliennes sont plutôt épargnées. En revanche, l’Afrique australe est touchée de plein fouet Communément, le VIH est perçu comme une maladie des villes. Cette vision est trompeuse. Au Mali, il n’existe pas de différence significative entre zones urbaines et rurales. Dans certains pays, la prévalence est plus élevée en milieu rural. C’est le cas notamment de l’Ouganda, du Rwanda et du Burundi.
Le sida est un facteur de destruction du lien familial et de la structure sociale. Le nombre des orphelins s’élève à 3 millions en Afrique occidentale. Il est de plus de 4 millions en Afrique australe. Le sida est un facteur majeur de dislocation sociale, le lien familial est rompu et la structure sociale se délite. Il constitue un obstacle au développement. Il affecte les forces vives des nations, celles qui produisent, qui entreprennent. Il touche en particulier les salariés de l’industrie et les élites : enseignants, hauts fonctionnaires. Il atteint tout spécialement les personnels de santé qui sont fortement exposés du fait de leurs conditions de travail déficientes. Le coût des soins et des médicaments est hors de portée des États. Les besoins financiers sont immenses : prise en charge des orphelins, financement des soins et des traitements, de l’administration et de la recherche qui doivent accompagner les actions.
L’accès de l’Afrique subsaharienne aux traitements serait possible et efficace. Sur les millions de personnes qui ont été traitées dans les pays du Sud, elles l’ont surtout été en Amérique latine, tout particulièrement au Brésil. En Afrique, moins de 3 % des personnes qui en auraient besoin ont accès au traitement. L’épidémie se trouve aujourd’hui dans sa phase ascendante. En l’absence de toute action d’envergure pour la contrecarrer, il est difficile de prévoir un prochain recul.
Il n’existe pas de lien direct entre la vitalité démographique et l’intensité des flux migratoires. Toutefois, les coûts induits par la croissance démographique s’inscrivent en termes d’éducation, de santé, de formation, d’emploi. Le manque d’investissement, le mal investissement affaiblissent le potentiel productif et génèrent le chômage de masse. Se trouve alors attisé, parmi les jeunes, le désir d’exil.
2 – Les migrations locales
Les glissements de population des aires arides vers des terres fertiles correspondent à un mouvement traditionnel d’occupation des espaces. Les migrations saisonnières sont usage courant. Elles coïncident au rythme des travaux agricoles et au calendrier des festivités sociales. De saisonnières, les migrations sont devenues déracinement durable. Les liens avec la communauté d’origine se distendent. La désertification a provoqué l’exode des nomades vers les villes où ils sont contraints à la mendicité et à l’errance.
L’urbanisation est un facteur majeur des migrations des zones rurales vers les villes. De 1930 à 2003, le milieu urbain aura absorbé 70 % de la croissance démographique. Le taux moyen d’urbanisation de l’Afrique subsaharienne est de 35 %. Les pays les plus urbanisés (plus de 50 %) se trouvent en Afrique australe (Afrique du Sud, Botswana), en milieu insulaire (Seychelles, Cap Vert, Maurice) ; ils comptent aussi le Sénégal, la Côte d’Ivoire, le Nigeria, le Congo, le Cameroun, le Gabon, la Guinée équatoriale, Djibouti. Les pays les moins urbanisés (moins de 20 % de citadins) comprennent le Burkina Faso, l’Ouganda, le Rwanda, le Burundi, l’Éthiopie, I’Érythrée, le Malawi, le Lesotho. Le phénomène de métropolisation est toujours à l’œuvre, mais il a perdu en intensité. Les mégapoles (Lagos avec 12 millions d’habitants, Johannesbourg avec 8 millions, Kinshasa avec 6 millions) sont devenues des agrégats ingérables, incontrôlables. Le chômage sévit. L’insécurité se généralise. Les équipements collectifs sont délabrés ou inexistants. Le seul facteur de dynamisme est constitué par les économies populaires qui représentent le moteur de la créativité et de la survie. Hier, la ville attirait par sa modernité. Elle est devenue le lieu de déchéance des rapports sociaux alors que se développe la délinquance et que se propage l’individualisme prédateur.
Le devenir de l’urbanisation rapide reste incertain. Après avoir connu une forte vague d’urbanisation (sur la période 1956 – 2000, la population urbaine de l’Afrique subsaharienne a été multipliée par 10, passant de 10 à 33 %), l’Afrique a enregistré à partir des années 80 une décélération de la croissance urbaine. Il se produirait un phénomène de saturation urbaine. La ville aurait perdu son pouvoir d’attraction. Elle ne serait plus un marché porteur en termeS d’emplois. Les économies populaires urbaines comblent les besoins sociaux. Elles ne règlent en rien la ruine du marché du travail.
Le processus d’urbanisation fut certes rapide. Mais les campagnes conservent leur vitalité. On ne peut guère parler d’exode rural. Le phénomène de dépeuplement rural est loin d’avoir atteint l’Afrique. Son milieu rural s’est rempli à un rythme élevé, de l’ordre de 2 % en moyenne.
Les migrations locales constituent un facteur relativement stable des évolutions démographiques. Les migrations saisonnières ont cédé le pas à des implantations durables. Un équilibre précaire s’est instauré entre un milieu rural fortement enraciné et des villes qui ont perdu de leur pouvoir d’attractivité. Entre ville et campagne, les frontières sont devenues plus perméables.
3 – Les migrations inter-africaines
Avec 35 millions de migrants, les migrations inter-africaines représentent l’essentiel des flux migratoires du sous-continent. Elles sont très sensibles aux aléas de la conjoncture. Certaines zones exercent une forte attraction du fait de leur prospérité économique et des perspectives d’emploi qu’elles offrent. Lorsque les conditions se dégradent, elles sont délaissées. Les régions pétrolières et minières sont des lieux de destination privilégiés, par exemple le Nigeria ou l’Afrique du Sud. Il en est de même des zones forestières où s’est développée une économie de plantations. Deux pays ont vu leur population se métamorphoser quantitativement, socialement et culturellement par l’ampleur des flux migratoires : la Côte d’Ivoire et l’Afrique du Sud.
Parmi les migrants inter-africains, une première catégorie est représentée par des travailleurs migrants, le plus souvent issus du milieu rural, qui cherchent à se faire embaucher sur les plantations, sur les chantiers du bâtiment et des travaux publics, sur les exploitations forestières, dans les mines. Une seconde catégorie est constituée de personnes qualifiées : enseignants, cadres, ingénieurs, techniciens, personnels de santé. Leur départ signifie pour leur pays une perte d’expertise et de qualification.
La dégradation de l’environnement s’accentue : désertification, déforestation, appauvrissement des sols, pénurie des ressources en eau, pollutions urbaines, poches de famine, réduction de la biodiversité. La pauvreté des populations leur interdit d’investir dans la gestion durable des ressources naturelles et dans leur régénération.
L’aridité et la désertification progressent dans les zones sahéliennes et sub-sahéliennes. De 1970 à 1995, la pluviométrie a diminué de 30 à 50 %. Il en résulte un appauvrissement des pâturages et un dépérissement de l’agriculture et du pastoralisme. Le nomadisme est en voie de disparition. Les éleveurs nomades descendent vers le sud. Ils se sédentarisent. Ils végètent dans les villes, dans la misère et la détresse. Un phénomène identique se produit dans la zone australe là où la sécheresse sévit (Namibie, Botswana, Lesotho).
Ailleurs, en zone soudanienne ou en zone forestière, la saturation de l’espace rural engendre une féroce compétition autour du contrôle des terres. Celle-ci peut provoquer des conflits sanglants, comme il est advenu au nord du Ghana ou au sud de la Côte d’Ivoire. L’opposition entre population rentière et travailleurs migrants se transforme en violence locale, en guerre civile.
Les conflits (luttes intestines, guerres transfrontalières) constituent un important facteur de migration. L’intensité des conflits est particulièrement vive. Ceux-ci ont produit 4 millions de réfugiés, 14 millions de personnes déplacées. La situation des populations du Darfour est évidemment la plus dramatique. 600 000 d’entre eux se retrouvent dans une situation précaire au Centrafrique. Un million d’entre eux tentent de survivre au Tchad.
La grande incertitude pour l’avenir vient du réchauffement climatique. Particulièrement vulnérable à ses effets, l’Afrique subsaharienne reste cependant ignorée des programmes internationaux. Elle ne bénéficie pas des mécanismes de développement de produits propres (MPD) institués par le protocole de Kyoto. Sur 165 MPD, 4 % seulement concernent l’Afrique (Maroc, Afrique du Sud). S’agissant de l’Afrique subsaharienne, 2 % de projets restent à l’étude. C’est tout dire du degré de délaissement et de l’indifférence internationale. Pourtant, les effets du réchauffement climatique risquent dans les prochaines décennies d’avoir des conséquences dévastatrices et d’entraîner de massifs déplacements de population. Les victimes risquent de se compter par dizaines de millions.
Les migrations inter-africaines constituent une alternative aux migrations internationales. Elles en constituent aussi le tremplin. On part pour la Libye pour parvenir en Europe, vers le Sénégal ou la Mauritanie pour atteindre l’Espagne via les Canaries. Toutefois, la xénophobie infeste désormais le sous-continent. Le rejet de l’altérité devient la haine de l’autre. Dans une Afrique sans frontières, les barrières s’élèvent. Le Nigeria expulse un million de Ghanéens au début des années 80. Aujourd’hui, l’Afrique du Sud refoule des travailleurs migrants venus du Malawi ou du Mozambique. Les migrants sont sans droits. Ils sont sans terres. Déboussolés, ils errent d’un pays à l’autre en quête d’un gîte et d’un emploi. Parmi les jeunes, partir plus loin devient l’unique objectif.
4 – Les migrations internationales
L’émigration internationale a tendance à s’amplifier. Le candidat à l’exil cible les pays qui constituent à ses yeux des gisements d’emploi. Il est parfaitement informé sur le marché du travail à l’échelle internationale. L’Europe occidentale, en particulier la Grande-Bretagne et l’Allemagne, constituent des destinations privilégiées. Elles procurent surtout un tremplin vers l’Amérique du Nord, la région de tous les mirages. Au début, la migration s’inscrit dans l’ordre légal. Ce sont les files d’attente devant les ambassades, les frais exorbitants d’inscription des dossiers. Puis, dans 95 % des cas, ce sera le refus, sans remboursement des sommes versées pour rien.
Le seul recours est l’émigration clandestine. Celle-ci suppose des passeurs. Les faux passeports, les visas falsifiés coûtent autour de 2 000 dollars. À cela s’ajouteront les prix pour le passage, de l’ordre de 3 000 dollars. L’un des itinéraires traverse la Libye avec une escale à Malte ou à Lampedusa, avant de gagner l’Italie. C’est la piste la plus sûre. La traversée du Sahara pour parvenir au Maroc, puis Tanger était hier un parcours idéal. Mais Tanger constitue aujourd’hui un cul-de-sac et la traversée du détroit de Gibraltar est particulièrement surveillée. Reste alors la possibilité de risquer l’aventure à partir du Sénégal ou de la Mauritanie pour accoster sur l’archipel des Canaries. Des milliers d’Africains périssent, chaque année, noyés pour avoir fait ce pari. Penser que les dangers effacent le désir d’exil est un leurre. Des milliers de jeunes africains sont prêts à se lancer dans l’aventure du départ vers l’ailleurs rêvé.
L’émigration internationale comprend deux catégories distinctes de migrants. D’un côté, on compte parmi les candidats à l’exil un nombre important de travailleurs non qualifiés Ceux-ci émigrent en majorité dans le pays occidentaux, plus rarement dans les pays du Golfe. Ils sont soumis à des conditions précaires d’emploi, de statut, de droits. D’un autre côté, l’émigration touche des personnes hautement qualifiées. Les universités africaines forment un nombre important de cadres, d’ingénieurs, de techniciens, de personnel médical. L’Afrique subsaharienne est devenue un gisement d’expertise et de qualification dans lequel les pays occidentaux viennent puiser en fonction de leurs besoins techniques propres. Au Ghana, par exemple, 50 % des personnels de santé (médecins, infirmières) exercent à l’extérieur du pays, en majorité en Amérique du Nord, après avoir été formés au Ghana, alors que celui-ci manque cruellement de personnels de santé. Cette « fuite des cerveaux » est officiellement organisée, comme en témoigne la politique « d’immigration choisie » préconisée par Nicolas Sarkozy. L’accueil « économique » ferme la porte au regroupement familial. Les opérations de retour à la frontière se multiplient. Un délire répressif s’instaure. Le droit d’asile appartient au passé.
Dans la plupart des cas, l’émigration est une perte sèche pour le pays de départ. Toutefois, il peut arriver que l’immigré tente d’alléger les conditions de vie des siens restés au pays et se soucie des problèmes de développement de son village d’origine par des envois d’argent. C’est le cas en particulier des migrants issus du milieu rural. Ces apports financiers s’orientent parfois vers un soutien effectif à des actions locales de développement. Le retour du migrant est une exception. La plupart se fixent définitivement dans leur pays d’exil. S’ils reviennent, ils se contenteront de quelques dépenses somptuaires : habitations, automobiles de luxe. Ils se lanceront rarement dans des investissements productifs.
Les perspectives futures en matière de croissance démographique et l’examen de la pyramide des âges témoignent clairement du potentiel migratoire de l’Afrique subsaharienne. Celui-ci continuera de s’exercer principalement en direction de l’Europe. Quelles que puissent être les barrières érigées par les pays de l’Union européenne, les migrations internationales, celles en particulier venant d’Afrique, vont constituer dans les années à venir en phénomène majeur, posant certes des problèmes de développement, mais aussi de sécurité, avec un impact direct sur les relations internationales. Les politiques sélectives d’immigration, avec leur revers de refus du regroupement familial, ne modifieront pas fondamentalement la donne. Parce que le migrant est à l’initiative et trouvera toujours les moyens d’aboutir à ses fins. Les politiques d’expulsion provoquent d’autres candidatures à l’exil. Leurs excès annulent leurs effets. L’avenir reste ouvert pour les migrations internationales.
5 – Les six incertitudes du devenir migratoire
Il existe une série d’incertitudes qui rendent malaisément prévisibles les perspectives à venir des flux migratoires. Ces marges de probabilité touchent aussi bien les migrations locales que les migrations inter-africaines ou internationales. Les politiques de développement sont au cœur de la problématique, car leur efficacité est cruciale pour le mouvement des populations et le devenir des sociétés.
a/ La première incertitude vient des évolutions démographiques. Sous l’effet des maladies de masse (paludisme, tuberculose, choléra), le taux de mortalité s’accroît. Surtout, la pandémie du sida propage ses ravages parmi les couches les plus jeunes de la population. L’espérance de vie se réduit. Il n’existe pas de perspective de décélération de cette épidémie, toujours en phase ascendante. D’autant que les moyens mis en œuvre pour combattre le fléau restent dérisoires. À l’accroissement du taux de mortalité s’ajoute une légère diminution des taux de fécondité. Il est loin d’être sûr que cette tendance à la baisse se prolonge La transition démographique demeure un horizon lointain. Freinée, la croissance de la population se poursuit cependant. Les investissements démographiques (santé, éducation, emplois) pèsent lourdement. Indirectement, la poussée de la croissance démographique représente un facteur de migrations. Privés de perspectives d’emploi, les jeunes partiront en quête ailleurs d’un marché du travail plus ouvert et plus porteur.
b/ La seconde incertitude porte sur le devenir du milieu rural. Le procès d’urbanisation est certes très rapide, mais on ne peut parler d’exode rural. Le dépeuplement des campagnes n’affecte guère l’Afrique subsaharienne. Le milieu rural a connu un taux de croissance de sa population de 2 % au cours des dernières décennies. L’évolution future est difficile prévoir.
c/ Un troisième facteur d’incertitude tient aux perspectives de l’urbanisation du sous- continent. On constate une décélération de la croissance urbaine. Celle-ci tient moins à des facteurs démographiques qu’à des conditions économiques. Les villes ont cessé d’être des gisements d’emplois. Les centres secondaires sont moins affectés par les phénomènes de saturation que les métropoles. L’avenir reste dans l’ensemble indécis.
d/ Le quatrième point d’incertitude provient de l’aggravation du réchauffement climatique. À quel rythme celui-ci produira-t-il tous ses effets ? Cependant, on peut prévoir que la désertification, l’aridité, la raréfaction des précipitations vont avoir des conséquences dévastatrices. Les conditions d’occupation et de l’exploitation de l’espace vont être totalement bouleversées. Des dizaines de millions de morts sont à prévoir. De vastes déplacements de populations se produiront. Les migrations inter-africaines s’affoleront Si rien n’est fait contre le réchauffement climatique, l’Afrique subsaharienne en sera l’une des premières victimes.
e/ La cinquième zone d’incertitude réside dans la capacité des États africains a œuvrer pour le développement. Les conflits locaux entraînent des flux migratoires, les réfugiés ou les personnes déplacées se comptant par millions. Plus encore, la volonté des États à réorienter leurs capacités financières vers des investissements productifs constitue un facteur décisif. Cela concerne en premier lieu l’utilisation sociale de la rente minière ou énergétique vers les besoins sociaux et la relance des économies. Il s’agirait aussi que l’épargne africaine, qui pour 46 % s’évade à l’étranger, revienne au pays pour s’investir utilement
f/ La sixième incertitude vient de l’environ-nement international. La globalisation a pour conséquence de ruiner les agricultures africaines, après avoir anéanti leur potentiel industriel. Le trio infernal FMI / Banque mondiale / OMC tente d’assujettir les États et de disloquer les économies nationales. En outre, les mesures restrictives imposées à l’immigration visent à cantonner les pays du Sud dans la misère. Pourtant, la nocivité de la globalisation pour les plus pauvres risque de s’aggraver
À moyen terme, plusieurs tendances se dessinent néanmoins. On assistera probablement à une relative stabilisation de l’équilibre villes / campagnes en ce qui concerne les migrations locales. L’avenir des migrations inter-africaines est plus difficilement prévisible. Des facteurs contradictoires sont à l’œuvre. Les conflits et la violence locale sont générateurs de migrations. La montée de la xénophobie et du refus de l’autre dresse des barrières. Les exodes massifs de population liés au réchauffement climatique risquent de changer totalement le paysage. Enfin, il est à prévoir que les obstacles opposés aux migrations internationales n’aient que des effets marginaux. Le chemin de l’exil deviendra plus difficile, mais restera ouvert.
En conclusion, les migrations africaines ont un bel avenir. Mais elles risquent de s’ajouter à d’autres fléaux pour les populations concernées. Loin de favoriser leur développement, elles l’hypothèquent.
Éléments bibliographiques complémentaires
Pascal Boniface, L’analyse stratégique 2007. Analyse des enjeux internationaux, IRIS / Dalloz, Paris, 2007.
Ester Boserup, Woman’s Rule in Economic Development, Earthscan Publications, Londres, 1989.
IRIS, Les défis de l’Afrique. Dalloz, Paris, 2006.
Note:
* Socio-anthropologue, IRD.