Cette interview, aimablement transmise par Nicholas Bell (du Forum Civique Européen), montre la difficulté à obtenir de statut de réfugié politique et la facilité avec laquelle ces demandeurs glissent dans la situation d’immigrants clandestins. (Ndlr)
Nicholas Bell: Tu es congolais, tu as passé quelques années au Maroc où tu as joué un certain rôle dans la mobilisation avec des sub-sahariens, j’aimerais que tu m’expliques ton parcours.
Placide Nzeza[1]: Je viens de la République démocratique du Congo, je suis issu d’une famille de 6 enfants, j’ai terminé mes études d’ingénieur électromécanicien et ai été embauché, en 1997, à l’Office national des transports ONATRA. C’est une entreprise para-étatique, à l’origine une entreprise de colons belges. J’ai été embauché comme agent de sécurité de l’ONATRA pendant trois ans mais j’étais en désaccord avec mes chefs hiérarchiques. J’ai demandé et obtenu un transfert de services pour quitter la police et rejoindre le domaine technique. Cela n’a pas plu à la police qui me créait toujours des problèmes. Après la mort de Laurent-Désiré Kabila père, en 2002, un décret du ministère de l’Intérieur est paru, demandant aux entreprises para-étatiques ayant formé les agents de police de les mettre à disposition du ministère pour suivre une formation paramilitaire et renforcer les effectifs à l’Est du Congo (qui a été le plus touché par la guerre). Au début, pour préserver mon emploi, j’avais accepté mais ni ma femme, ni mes parents, ni moi qui suis catholique, n’étions d’accord pour que je parte combattre pour commettre des crimes. J’ai suivi la formation paramilitaire à Kiboumango pendant trois mois et c’est au moment de l’expédition vers l’Est que j’ai déserté et me suis réfugié dans mon village natal, à 120 kilomètres de la capitale Kinshasa. Pendant ce temps ils sont venus chercher mon grand frère, qui a été, arrêté ce qui a créé des tensions dans la famille, une partie voulait que je me rende à cause des pressions de la police, les autres non, redoutant mon exécution, pour haute trahison. Il y a eu une forte pression de la police, des agents de renseignements, sur ma famille qui m’a demandé de rentrer à Kinshasa pour me rendre, car mon grand frère subissait des tortures. En chemin, une tante m’a appris que mon frère avait été transféré dans un endroit où l’on pouvait lui rendre visite. Au lieu de me rendre, je me suis caché pour voir l’évolution, je passais chaque nuit d’un endroit à un autre. Les services de renseignements ont appris que je me trouvais à Kinshasa et l’ont de nouveau transféré. Mon oncle, technicien à l’ambassade de Tunisie à Kinshasa, a rencontré un ami de l’ambassadeur, influent au niveau des autorités militaires du pays, qui nous a aidé à faire le sortir. Le chef de l’autorité militaire lui a expliqué qu’il ne pouvait arrêter mon frère, innocent, mais que j’étais passible du conseil de guerre et que je serai jugé. Mon oncle a réussi à rassembler 120 dollars, j’ai traversé de nuit le fleuve Congo pour atteindre Brazzaville. J’y ai trouvé les anciens militaires de la garde prétorienne de Mobutu, il régnait une confusion et une insécurité totales.
Comment es-tu monté de Brazzaville au Maroc ?
Quand j’ai quitté Kinshasa en 2002, pour des raisons de sécurité, loin de moi l’idée d’émigrer. Je menais une vie aisée avec un petit salaire de 150 dollars, j’étais marié avec un enfant. Il fallait trouver un endroit pour passer : au Nord du Congo, il y avait la guerre en Centre Afrique, à l’Est aussi, il restait l’Ouest. Arrivé au Cameroun, j’ai demandé l’asile sans succès, suis monté au Nigeria, pays anglophone où nous avions du mal à nous exprimer. Parmi la sélection, seuls les Rwandais bénéficiaient d’une politique de réinstallation aux États-Unis, les autres étaient laissés-pour-compte. J’étais sans moyens, je téléphonais à mon oncle pour qu’il me dépanne, lui expliquant combien la situation était critique. Je suis arrivé en Côte d’Ivoire, pays en guerre du Nord au Sud, puis au Mali.
Comment voyagiez-vous ?
À partir du Congo-Brazzaville, mon oncle m’a fait faire un passeport antidaté, document qui m’a permis de me déplacer. Arrivé en Côte d’Ivoire dans un quartier d’Abidjan, des coups de feu au petit matin ont provoqué notre fuite et j’ai perdu tous les documents que j’avais. Il fallait progresser vers le Mali, où un ami ivoirien m’a procuré un passeport malien, qui me permettait d’aller en Tunisie, en Algérie ou au Maroc, sans visa. Avec ce premier document, j’ai cherché à traverser l’Algérie, ça n’a pas marché. En bambara, la langue du Mali, je n’arrivais pas à m’exprimer, ils ont compris que je n’étais pas un « vrai » Malien, j’ai été repéré et arrêté. J’ai fait deux mois et 20 jours de prison au Mali puis j’ai été relâché. L’ami ivoirien, qui ne voulait plus rentrer en Côte d’Ivoire parce que c’était pire, cherchait à aller en Algérie pour travailler et gagner un peu de sous. Je n’avais jamais entendu parler d’enclaves espagnoles sur des territoires en Afrique. Cet ami a réussi à me trouver un 2ème passeport malien, nous avons travaillé pendant 25 jours dans un restaurant au Mali pour gagner notre argent de subsistance et avons acheté des billets d’avion pour la Tunisie.
Vous arrivez donc en Tunisie, sur un vol au départ du Mali, avec un passeport malien ?
Oui, je suis arrivé avec ce passeport, comme un touriste, après avoir justifié de moyens de subsistance. Le cachet d’entrée permet de circuler pendant trois mois en territoire tunisien. Je pensais pouvoir demander l’asile en Tunisie et y rester, jusqu’à ce qu’il y ait un changement de régime au Congo-Kinshasa. Malheureusement, la Tunisie est un État policier, avec des flics présents dans les hôpitaux, les restaurants, les hôtels… Personnellement, je n’arrive pas réaliser pas comment vivent les gens en Tunisie. Une première fois, j’ai été arrêté alors que j’étais sorti de l’hôtel, pour défaut de papiers. J’avais un peu résisté parce que je me trouvais dans la légalité, j’avais un cachet d’entrée avec un passeport qui était normal, mais il y a eu des représailles. Dans la cellule souterraine, j’entendais parler les gens sans les voir, j’ai su que c’était l’endroit où l’on mettait les détenus politiques. J’ai été transféré à la prison de Ouajdia, où l’on met les gens avant de les refouler dans le désert, entre la Libye et la Tunisie. Il y avait beaucoup de gens. J’ai passé la nuit dans une cellule avec un mort, un ami algérien qui a rendu l’âme après plusieurs cris, par manque de soins, de nourriture… J’y suis resté environ 5 jours mais dès le 3ème jour, j’avais entamé une grève de la faim car je me sentais en règle pour réclamer mon droit. Cela a payé car quand j’ai été rejeté par le Haut Commissariat des Nations Unies pour les Réfugiés (HCR) à Tunis, j’ai été à Caritas qui m’a proposé de me donner à manger et de me vêtir mais pas me prendre en charge, par manque de locaux.
On parle beaucoup de migrants qui tentent le passage par le Maroc, mais sont-ils nombreux à aller en Tunisie ?
Beaucoup d’entre eux tentent, mais ne veulent pas y rester, ils cherchent à aller en Libye. J’ai eu des relations avec des amis tunisiens qui m’ont raconté des histoires : tu ne peux pas citer le nom de Ben Ali[2], tu ne peux pas et si tu oses, par exemple, dans un restaurant, tout le monde s’en va. Je ne sais pas comment les gens peuvent continuer à vivre comme ça. Par Caritas, j’avais des contacts, j’ai demandé une audience à l’évêque catholique de Tunisie. J’ai eu la vie sauve grâce à eux parce qu’ils m’ont aidé quand j’accusais la fatigue. Quand le médecin tunisien est venu autopsier et s’informer des causes de la mort de l’ami algérien, j’avais reçu comme consigne du commissaire de parler juste des cris entendus. Mais quand il m’a demandé en tête-à-tête si j’avais des idées sur les circonstances de sa mort, je lui ai expliqué qu’il était décédé à 2 heures du matin et ne serait pas mort sans soins. Je pense qu’il est mort par manque de soins et négligence totale. Maintenant, on a mis un peu d’ordre et de propreté dans ce local, à l’époque, c’était très sale, puant… L’accusation, portée contre eux, n’a pas plus au commissaire. J’ai commencé une grève de la faim, puis j’ai été emmené à l’hôpital où j’ai réussi à prendre contact avec Caritas. Comme j’étais en règle, j’avais un passeport, ils ont appelé les gens des droits de l’homme qui sont venus me rendre visite à l’hôpital, pour me poser des questions. J’ai expliqué avoir été arrêté sans motif et lorsqu’ils m’ont demandé de justifier de la subsistance, j’avais au moins 175 dollars dans ma poche. Je n’ai pas compris. L’après-midi, j’ai vu arriver le commissaire, avec mon passeport, qui m’a demandé de quitter le territoire tunisien dans les 24 heures. Là, j’ai une fois de plus appelé mon oncle pour lui expliquer qu’en Tunisie ce n’était pas faisable et il m’a parlé d’un ami à Djerba chez qui je pouvais me poser. Cet ami est venu me chercher à Tunis. J’ai passé deux semaines à Djerba, mais l’ami de mon oncle était de plus en plus embêté par la police qui venait lui demander de justifier ma présence dans cette ville là. Il ne me l’a pas caché et m’a demandé de chercher un autre endroit pour rester momentanément. J’avais dépassé les 2 jours accordés, puisque j’étais là depuis deux semaines et je devais repartir en Algérie. L’ami de mon oncle m’a dit que c’était toujours pareil là-bas et que j’allais avoir des ennuis. À cette époque, je ne savais pas qu’avec le passeport je pouvais aller au Maroc, d’après les renseignements que j’avais, je pouvais aller en Libye, en Algérie et en Tunisie. J’avais envie d’aller au Maroc mais je n’avais pas l’argent pour le billet, j’ai de nouveau appelé mon oncle qui m’a conseillé de passer par l’Algérie, où je pouvais entrer facilement pour progresser vers le Maroc. Mais ayant dépassé les deux jours, j’avais peur d’avoir des ennuis en cas d’interpellation. Il y a eu une certaine compréhension de sa part, il a appelé son ami pour qu’il me prête l’argent, qu’il lui rembourserait après.
Je suis arrivé au Maroc, le 1er mars 2003. J’étais parti depuis le 24 janvier 2002, j’ai sillonné l’Afrique pendant un an. À Casa, je ne connaissais personne, n’avais aucun contact. J’ai passé une nuit devant l’église catholique à Rabat, c’était l’hiver, ce n’était pas facile. Le matin, j’ai rencontré un ami black et lui ai demandé de m’indiquer les locaux du HCR. Il m’a demandé ma nationalité, lui aussi étais congolais. Pour tout congolais, le premier contact et la première question, est de demander la commune, pas la région, c’est la seule chose que Mobutu a pu réussir durant son mandat, c’est l’unité du Congo. Nos communes étaient frontalières. Il m’a proposé de me reposer avant d’aller le lendemain me présenter au HCR. Là, ils m’ont bien accueilli, m’ont donné à manger, m’ont présenté des amis auxquels j’ai expliqué mon périple depuis le Congo, jusqu’au Maroc. Certains avaient suivi le même chemin, d’autres étaient arrivés par la voie illégale, de Kinshasa, en transitant par Paris vers Casa, pour les études… Ils m’ont dit que le HCR, qu’ils appelaient l’Agence, ne fonctionnait pas bien ici mais d’aller y tenter la chance. J’ai déposer ma demande quatre jours après. Le HCR ne fonctionnait pas du tout car sa représentante honorifique est la cousine du roi. Il y avait une présélection des demandes.
Pour demander l’asile, pour rester au Maroc ?
Dans la logique du HCR, les Congolais considérés comme des vrais réfugiés étaient ceux qui faisaient partie de la délégation qui a pris la fuite avec Mobutu, ses proches qui ont été accueillis au Maroc non pas comme des réfugiés, mais comme des amis du roi. On leur avait accordé ce statut spécial avec tous les privilèges possibles : carte d’identité… Comme je ne faisais pas partie de cette délégation, ils m’ont dit que je n’étais pas réfugié.
Mais quand on demande l’asile, par exemple en Europe, ce n’est pas auprès du HCR mais des autorités, en l’occurrence l’OFPRA en France qui est une organisation étatique. Au Maroc c’est auprès du HCR ?
Au Maroc, les demandes sont faites auprès du HCR qui existe à titre honorifique. On n’arrive pas à bien comprendre les accords qui ont pu être signés entre le HCR et les autorités marocaines. Jusqu’à preuve du contraire, le HCR n’existe au Maroc que de nom, en tout cas pas dans la pratique. Aujourd’hui, il y a des réfugiés refoulés et les autorités marocaines se foutent de ceux reconnus par le HCR. Cela ne les engage pas quand bien même ils ont signé et ratifié les textes conventionnels. La demande ne peut être faite aux autorités marocaines qui ne reconnaissent qu’une catégorie de réfugiés, tout le monde ne peut pas demander l’asile. Quand j’ai déposé ma demande, j’ai eu un rejet. J’étais complètement abattu car à l’époque, il y avait vraiment un contrôle strict des papiers au Maroc. Des fourgonnettes sillonnaient les rues de Rabat, de Casa, tu ne pouvais pas y rester sans papiers. J’avais toujours le passeport malien, qui m’a permis de circuler librement pendant trois mois, mais depuis l’expiration du délai de validité, j’étais devenu sans-papiers, il me fallait me cacher. Je ne voulais pas rester avec la pression et la répression policière. Des amis sont arrivés de Gourougou, un camp informel de clandestins qui se trouve au Nord-est du Maroc, à côté de Nador et en face de l’enclave espagnole de Melilla. Ils avaient fui la répression de la police marocaine et étaient venus pour se reposer un peu. Ils m’ont expliqué que l’Europe était tout près d’ici et qu’avec de la force de monter à l’échelle de nuit, la chance pouvait sourire, que l’on pouvait se retrouver de l’autre côté de la barrière, avec l’histoire qui change complètement. Nous avons patienté pendant environ trois semaines à Rabat puis sommes partis, le 8 avril, à Gourougou. Nous avons pris le bus de Rabat de 22 heures qui va à Nador, au départ de Kenitra où il y a moins de contrôle que dans les gares routières. Arrivés de nuit vers 4 heures du matin, nous sommes partis dans la forêt de Gourougou, à 12 kilomètres. Là, j’ai trouvé une vie à laquelle je ne m’attendais pas : les gens vivaient comme des animaux, à la belle étoile. Les cartons étaient ramassés dans les poubelles de Melilla, tout comme le bois pour étayer les abris et passer la nuit. La journée nous coupions le bois pour faire l’échelle, puis nous nous reposions et reprenions des forces de 17 heures à 21 heures, quand la police cessait son service. À partir de 21h 30 heures jusqu’à 2 heures du matin, c’était l’heure du repérage pour savoir où poser l’échelle contre le grillage. Il y avait des femmes, des mineurs non accompagnés, des enfants, les plus âgés avaient 40-45 ans. Il est dur de faire des statistiques car chaque jour des gens étaient arrêtés et refoulés mais le nombre d’enfants seuls de 10 à 16 ans variait passant de 5, à 8, à 10.
J’ai entendu qu’à Belunes, il y avait souvent jusqu’à 1 000 personnes, combien étiez-vous à Gourougou ?
Belunes était un grand village, dommage parce qu’il n’existe plus. À Gourougou, les gens étaient beaucoup plus fatigués, parfois ils voulaient se rendre à la gendarmerie royale pour être refoulés à Maghnia, à la frontière avec l’Algérie, pour se reposer. La forêt de Belunes est aussi un campement informel mais qui n’était visité par la police qu’environ une fois par trimestre à l’époque, ce qui est très rare. À Gourougou, c’était chaque semaine des opérations de grande envergure.
As-tu, tout de suite, tenté le passage ?
Non, je me suis reposé 3 jours puis j’ai plongé dans le bain. J’ai compris comment cela se passait, pour fabriquer l’échelle et chercher un groupe de gens. Car tu ne peux pas y aller tout seul, ce genre de tentative n’est pas individuelle. C’est un travail collectif d’équipe mais qui ne peut excéder 3 ou 4 personnes : celui qui pose l’échelle, celui qui arrive à escalader le premier grillage et attend la deuxième échelle, en un temps record, de tout au plus 5 minutes. Le grillage fait environ 9 mètres, il faut que l’échelle soit flexible pour qu’elle puisse résister au poids de 2 personnes. Avec le bois et les chambres à air, récupérées dans les garages à Nador, on arrivait à fabriquer les échelles. À Gourougou, j’ai été 3 fois intercepté et refoulé à Oujda, parfois je revenais à pied, 100 kilomètres par Nador. Maintenant, il faut voir la construction de ghettos en étage dans la forêt de Belunes. Quand la pression policière s’est accentuée à Gourougou nous sommes repartis fin mai, à Rabat, pour nous reposer un peu. Des amis congolais arrivés de Belunes, venant chercher des soins pour l’un d’entre eux malade, nous ont expliqué que la police ne venait qu’une fois par mois sur place. Nous sommes partis et je suis arrivé à Belunes, tout près de Ceuta, le 5 juin 2004. C’est le même système de passage avec les échelles mais il y aussi une organisation, pas vraiment la mafia, qui aide, surtout les femmes qui n’ont pas la force de monter les barrières, pour passer par la mer. En échange d’un petit montant, un très bon nageur s’encorde à la personne avec un gilet de sauvetage, pour contourner les patrouilles de La Guardia civil et le projecteur à infrarouge. Maintenant les systèmes de contrôle sont sophistiqués mais avant, il n’y avait que des miradors.
Régulièrement des personnes arrivent à pénétrer à Ceuta et Melilla ?
Avant les événements de Ceuta et Melilla, certains réussissaient à passer. Actuellement, les gens ne passent pas, j’ai des contacts sur place, le camp est militarisé, beaucoup ont été refoulés par charters dans leurs pays respectifs. Mais un groupe de gens reste bloqué dans les forêts avoisinantes, 90 personnes qui sont là et continuent à souffrir. Ils ne peuvent pas tenter de passer car il y a plus de patrouilles, du grillage a été rajouté. Dès que vous arrivez de l’autre côté à Ceuta et que vous êtes appréhendé par la police ou La Guardia civil, vous êtes tabassé à mort, remis entre les mains de la gendarmerie royale, puis refoulé dans le désert. Comme vous le savez, non seulement il y a les grillages entre le Maroc et Ceuta mais ils sont en train de construire des grillages entre la frontière du Maroc et de l’Algérie, vers Maghnia. Il y a déjà plus de 100 kilomètres de grillage construit. Les gens ne sont pas au courant.
Tu coordonnes une organisation de migrants au Maroc, comment cela s’est passé ?
Les événements étaient prévisibles puisque nous avions reçu les amis de Gourougou, nous savions que des tentatives massives avaient eu lieu en juillet, que beaucoup avaient réussi à traverser à Melilla et que le camp s’était militarisé. Le 16 septembre 2005, douze jours avant les évènements de Ceuta, j’ai quitté la forêt de Belunes. J’assumais la fonction de président du parlement de la communauté Congo-Brazzaville et d’encadreur spirituel. Dans notre communauté, il y avait le premier, deuxième, troisième chairman (chefs) : le commissaire et le parlementaire… Nous étions là pour interpeller le gouvernement qui était lui composé des deux chairman et d’un commissaire aux comptes. Il y avait une organisation interne dans chaque communauté mais nous étions libres de choisir n’importe quelle communauté. Les Guinéens avaient un chairman qui cumulait toutes les fonctions, qui était comme un roi. Nos amis sénégalais étaient organisés comme nous. Mais il y avait une organisation un peu générale de toutes les communautés, puisqu’il y avait au moins quatorze différentes nationalités dans la forêt. Nous avions créé un collège de conseillers, les plus anciens, avec un coordinateur qui était chef de tous les chairman et un peu le sage de forêt, puisqu’il était là depuis 1997. Nous réunissions au moins deux conseillers de chaque communauté, dans l’ordre d’ancienneté des arrivées, sans tenir compte des capacités, certains qui n’étaient jamais passés par les bancs de l’école ont dirigé la communauté. Quand vous êtes chairman, vous gérez au moins une caisse avec une certaine somme, si jamais vous faites faillite, des sentences sont rendues, vous pouvez être attaché, fouetté. Je ne voulais pas accomplir cette fonction. Quand vous accompagnez les passagers, ils donnent une petite somme en contrepartie des risques que les parlementaires prennent pour éviter la police marocaine ou pour payer le maître-nageur marocain (ou tunisien ou algérien) qui permet de contourner par la mer.
Et la survie de tous les jours dans la forêt ?
Avec le passeport malien, que j’avais gardé après son expiration, j’avais au moins la possibilité d’aller à Western Union pour toucher de l’argent. C’est ce que je faisais dans la forêt, j’étais chargé de toucher l’argent pour les amis, qui était envoyé d’Europe par la famille. Contrairement à certains qui exigeaient 10 à 15 % de la somme, je ne demandais pas d’argent en retour, chacun me donnait par reconnaissance ce qu’il voulait ou pouvait. Je faisais ce travail à mes risques et périls, craignant d’être arrêté et refoulé, comme ce fut d’ailleurs le cas. La ville de Fnideq se trouve tout au plus à 7 kilomètres de Ceuta, certains y demandaient l’aumône, d’autres se ravitaillaient dans ses poubelles. D’autres se servaient dans la poubelle espagnole de Ceuta où l’on trouvait des boîtes périmées passables mais mangeables. Fin août ou début septembre 2004, Zapatero est passé au Maroc, et comme à chaque fois qu’il y a la présence d’une autorité française, espagnole, belge, ce fut l’occasion pour le Maroc de faire la chasse aux migrants, la chasse à l’homme. Pour montrer combien le pays fait bien son travail, ils saisissent l’occasion, pour arrêter les Blacks : les demandeurs d’asile, les réfugiés, les migrants économiques et même les étudiants, y compris ceux qui sont en règle avec des cartes de séjours. Le 15 septembre, il y a eu une opération de rafle dans la forêt de Belunes. Pour la toute première fois dans l’histoire, il y avait des hélicoptères, des chevaux, des chiens bergers, 168 personnes ont été arrêtées. De juin à septembre, la police ou la gendarmerie royale passaient occasionnellement pour faire des opérations de ratissage des ghettos, des cabanes, détruire la vaisselle, brûler les cartons… puis repartaient. Mais à partir du mois de septembre, nous avons constaté la présence de forces auxiliaires et c’est là qu’ont commencé les viols de femmes. Avant les rafles se déroulaient de 7 h. 30 à 12 heures mais à partir de là, c’était la rafle à deux temps, avec en plus une tranche de 14h. 30 jusqu’à 18h. 30. Puis on est passé d’une journée, à deux jours consécutifs, on a appelé ça « double Zénith ». En mars 2005, la forêt de Belunes a été complètement brûlée et nous avons fui plus loin, pour nous cacher. Ce jour-là, nous pensions que le cortège allait arriver, comme d’habitude, avec des jeeps, mais nous avons été surpris car les forces auxiliaires marocaines étaient accompagnées des forces espagnoles, avec des appareils de détection par chaleur, pour faire une opération de ratissage en territoire marocain. Je raconte ce que j’ai vécu, j’ai des preuves et des amis qui peuvent confirmer mes propos. Le Maroc n’a pas l’argent pour déployer l’armada d’hélicos que nous avons vue, c’est un pays pauvre. Certaines indications étaient échangées par radio en langue espagnole. Plusieurs centaines ont réussi à s’échapper en partant plus loin dans la forêt. Ceux qui ont été arrêtés et reconduits à Oujda, zone semi-désertique. Je n’arrive pas à comprendre les autorités du Conseil de l’Union européenne qui gaspillent l’argent bêtement parce que même si le Maroc refoule, il n’y a jamais eu de procédure normale. La procédure de refoulement est collective, pas à titre individuel : il n’y a pas de procédure juridique à suivre, pas d’avocats, on ne peut être entendu, on n’a pas d’interprète… moi-même j’en ai été victime, pendant que j’étais au Maroc, j’ai fait l’objet de 7 refoulements mais n’ai jamais été notifié — pas de lecture de procès-verbal, pas d’ordre d’expulsion. On t’amène un document en arabe, en te disant de signer ici, tu es obligé par contrainte, menotté, puis reconduit à Oujda. On est en train de s’amuser avec la vie des gens. Quand vous arrivez à la frontière, on ne vous remet pas entre les mains de la police algérienne, des militaires armés sont là pour indiquer aux « camarades de prendre ce chemin pour retourner d’où ils sont venus ». Vous entrez dans la zone neutre où de l’autre côté vous attend la police algérienne, qui attend pour vous fouiller, vous racketter et prendre tout ce que vous avez. Par cette zone, il y est possible, en attendant la nuit, de contourner la ville d’Oujda (parfois jusqu’à 30 kilomètres) pour rentrer au Maroc. Il y a parfois sur le chemin de contour des Marocains qui attendent pour vous agresser. Si vous ne voulez pas prendre le train à Oujda, sans documents, il faut prendre le chemin de Naïma, Taourirt, Guercif, jusqu’à Fès. J’ai fait le parcours à deux reprises, je connais bien les pistes.
Les autorités marocaines qui vous amènent à la frontière savent très bien que vous allez contourner Oujda et revenir ?
Je dis aux autorités du Conseil européen de bien réfléchir, ce sont des hommes, mais j’ai l’impres-sion qu’ils ne réfléchissent pas. Quand j’ai été une fois arrêté à Tétouan, le 5 novembre 2004, j’ai réussi à escalader les 2 grillages et me suis retrouvé à Ceuta. J’ai été intercepté par La Guardia civil. Ils m’ont embarqué dans la jeep, fais visiter la ville pour me ramener au grillage, en me disant « amigo, tu n’as pas de chance, à la prochaine ». Heureusement, qu’ils ne m’ont pas remis entre les mains de la gendarmerie royale, ils ont ouvert le grillage et m’ont fait sortir. Quand je suis retourné dans la forêt, j’ai été arrêté dans la ville de Fnideq, pendant le ramadan. J’étais là un peu triste, affaibli, un policier me dit « mon ami (nous, les Blacks, nos frères maghrébins nous appellent les Africains) tu sais ça nous fait très mal de vous voir comme cela surtout en cette période de ramadan, si j’étais à la place de mon chef, je te relâcherai. Parce que nous sommes, nous tous, des Africains, on n’a pas envie de vous faire du mal mais nous recevons des ordres, de l’argent et sommes obligés de nous exécuter. Ici nous n’avons rien, à part la zone à problème de phosphate, avec le Sahara occidental ». J’ai compris là que le Maroc faisait de l’argent sur le dos des migrants que nous sommes. Je l’ai vécu en juillet 2005 dans la forêt de Belunes. Comme à Gourougou, à Melilla, des gens réussissaient à traverser, les Maliens ont proposé de se rendre quand la police viendrait, pour se faire refouler à Oujda, regagner Nador, puis Gourougou. Lors du ratissage suivant, tout le monde s’est présenté et la police a refusé de tous nous prendre. Elle a fait sa sélection et laissé les autres, au moins 15 cars, plus de trente fourgonnettes étaient remplies de gens (vous avez parlé de 1 000 occupants, mais ils étaient au moins 1 500 sur place).
… (L’entretien se poursuit par l’exposé des épreuves qu’endurent les candidats à l’émigration et les avanies que subit Placide Nzeza pour pouvoir constituer l’association Conseil des migrants sub-sahariens au Maroc).
Notes:
[1] Président et co-fondateur du Conseil des migrants sub-sahariens au Maroc, association qui a vu le jour le 10 novembre 2005.
[2] Président de la Tunisie [ndlr].