Patrice Jorland*
Nombreux ont vraisemblablement été ceux qui, en novembre dernier, auront suivi avec attention les scrutins de mi-mandat aux États-Unis, tant on nous assure que le futur de la planète et l’avenir de notre humanité pensante dépendent des mœurs, des ambitions et des décisions des naturels de cette contrée. Certains auront trouvé un réconfort dans la défaite républicaine aux élections des deux Chambres fédérales, mais également des gouverneurs et des assemblées de plusieurs États fédérés, humble espérance que viendra conforter, peu de temps après, le départ du secrétaire à la Défense Donald Rumsfeld et du représentant à l’ONU, John Bolton. Le premier avait été adulé en 2002 et 2003, avant que d’être tenu responsable de l’échec irakien, et le second était parvenu, par son intransigeance, à épuiser la patience proverbiale de Kofi Annan, le Secrétaire Général de l’organisation internationale[1].
On affirme, non sans raisons, que les élections américaines ne se font généralement pas sur les questions internationales. Cette fois-ci encore, les données intérieures auront joué, les scandales, le déficit des finances publiques et de la balance des paiements, le creusement des inégalités sociales, le dogmatisme religieux, les atteintes aux libertés individuelles, associées à l’hypertrophie de l’exécutif, l’impéritie tragique des pouvoirs publics face à l’ouragan Katrina. Toutefois, la politique extérieure a tenu une place essentielle, quand bien même les démocrates ont mené campagne davantage sur les questions sociales. De fait, depuis la présidence de Ronald Reagan, les républicains se sont présentés comme les meilleurs garants de la sécurité du pays et c’est sur ce thème, plus encore que par l’exploitation de sentiments religieux ou par ses mesures fiscales, que Bush le Jeune a construit son image et assis sa politique à partir des attentats du 11 septembre 2001 et qu’il a remporté les élections de mi-mandat de 2002, puis les présidentielles et les autres scrutins de 2004. S’il est vrai qu’aucun nouvel attentat n’est venu frapper le territoire américain, la « guerre globale contre le terrorisme » (global war on terrorism), dont le sigle GWOT permet de tout couvrir, a empêché la solution de problèmes solubles, paralysé l’organisation internationale, aiguisé les tensions et enchaîné les conflits armés. Dans le contexte d’une large condamnation des opinions publiques, l’impunité de l’administration au pouvoir n’a pu être préservée, jusqu’à présent, que grâce à la capacité de nuisance de la puissance américaine et au chaos par celle-ci provoqué.
Le calvaire irakien
On hésite sur le terme pouvant le mieux qualifier la situation dans laquelle les États-Unis se trouvent plongés en Irak : bourbier, enlisement, fiasco, piège, désastre, victoire dilapidée, noire victoire, boîte de Pandore[2]. Il serait certainement beaucoup plus juste de s’intéresser au sort des Irakiens depuis l’invasion de leur pays, en mars-avril 2003. Le tyran a été capturé et, à la suite d’un procès biaisé, pendu dans des conditions indignes, ses principaux lieutenants ont été arrêtés ou tués, la liberté de la presse a été établie — et des journalistes assassinés —, de nombreux partis ont été légalisés, des élections se sont tenues, une constitution a été adoptée par référendum et un gouvernement formé, mais, sur une population totale de 27 millions d’habitants, on évalue à plusieurs centaines de milliers le total des pertes humaines, en incluant les « effets collatéraux » et induits, à près de 2 millions les personnes ayant cherché refuge en Jordanie ou en Syrie, parmi lesquelles de nombreux cadres et techniciens. Le chômage est dramatique, les trafics en tout genre prolifèrent, alors que la production de pétrole et d’électricité peine à retrouver son niveau d’avant-guerre. De la dictature, on est passé au délitement de l’État, à des affrontements communautaires et au « nettoyage ethnique ». Pour utiliser la “novlangue” de la Maison Blanche, de « pays voyou » (rogue State), l’Irak est devenu un « pays failli » (failed State).
Le monde étant ce qu’il est, ce n’est cependant pas le calvaire des Irakiens qui a ému les électeurs américains, mais bien les pertes de leur armée — 3 000 à la fin de décembre 2006, soit davantage que le total des victimes des attentats du 11 septembre (parmi lesquels, rappelons-le, il y avait des étrangers), plus de 20 000 blessés, des traumatismes dont la blogosphère des GI’s dévoile la fréquence comme la gravité —, au cours d’une guerre qui, en 2005, mobilisait 150 000 militaires américains, 30 000 alliés, 20 000 privés, et qui, pour les États-Unis, a d’ores et déjà duré plus longtemps que le deuxième conflit mondial, sans que le bout du tunnel ne soit à ce jour visible. Pourtant, le désaveu électoral ne découle pas seulement de l’émotion légitime d’une population qui avait fini par croire qu’il lui était possible de faire la guerre sans essuyer de pertes dans ses propres rangs. La sanction revêt une dimension plus politique car, même si elle ne s’est pas encore imposée, la vérité a commencé à percer le suivisme des médias, à effriter l’unanimisme du Congrès, voire à ébranler le chauvinisme de la grande puissance élue par Dieu. Et ce, sur trois plans au moins :
– L’invasion avait été décidée six mois plus tôt lorsqu’un triptyque fut monté à la hâte, pour une entreprise de désinformation que Colin Powell accepta de défendre devant le Conseil de sécurité de l’ONU, sans cependant parvenir à en rallier la majorité[3]. Il a fallu reconnaître depuis que l’Irak ne possédait pas les armes de destruction massive avec lesquelles il se préparait à frapper les intérêts occidentaux, dans la demi-heure suivante fut-il un temps affirmé, ce que les inspecteurs internationaux auraient pu vérifier si on leur avait permis de poursuivre leur mission ; Saddam Hussein continuait à opprimer son peuple, mais, depuis plus d’une décennie, n’était plus qu’un tigre en papier pour ses voisins, et pour l’État d’Israël ; le régime baasiste n’avait aucune accointance avec la mouvance Al-Qaida, qui voyait en lui un de ses adversaires historiques, et, comme on l’a constaté, c’est après l’invasion que les « jihadistes » ont afflué en Mésopotamie.
– Si la menace irakienne avait été exagérément gonflée, la campagne devait être brève et heureuse, ce dont les correspondants de presse imbriqués (embedded) dans les unités combattantes témoigneront avec une exaltation guerrière pour le moins irréfléchie. Quiconque a lu Clausewitz sait, en effet, que la guerre non picrocholine ne peut procéder que de la politique, ce qui exige que l’entrée dans un conflit armé fasse corps avec ses suites politiques. Il en a bien été ainsi, mais d’une manière apparemment déconcertante, puisque la désinformation qui entoura l’entrée en guerre s’est accompagnée d’un auto-aveuglement total sur la sortie de guerre. Le despote une fois renversé et ses instruments de pouvoir démantelés, le peuple devait, prévoyait-on, ovationner ses libérateurs et s’engager sur la voie radieuse de la démocratie. Les choses se dérouleraient en Irak comme elles s’étaient passées en Allemagne et au Japon en 1945, selon l’analogie tant de fois répétée.
Contrairement à ce qui a été souvent écrit, un plan d’occupation avait bien été préparé par le département d’État, sous le titre Le futur de l’Irak, discutable quant au principe, mais documenté, circonstancié et perspicace à certains égards. Il fut rejeté et c’est le Pentagone qui fut choisi comme maître d’ouvrage et maître d’œuvre. Deux mois avant le déclenchement de la guerre, le lieutenant-général à la retraite Jay Garner, qui avait commandé en 1991 l’opération Provide Comfort, grâce à laquelle une « zone de sécurité » avait été assurée aux Kurdes dans le nord de l’Irak, fut nommé à la tête d’un Bureau de la reconstruction et de l’assistance humanitaire (ORHA). Un mois après la chute de Bagdad, une Autorité provisoire de la coalition (CPA) était créée à la place, sous la direction du diplomate L. Paul « Jerry » Bremer III, que son ambassade aux Pays-Bas qualifiait de toute évidence pour sa nouvelle tâche. On porte, aujourd’hui, à son débit trois erreurs rédhibitoires : l’armée irakienne fut dissoute du jour au lendemain, sans se soucier de ce qu’il adviendrait de ses centaines de milliers de soldats, de sous-officiers et de cadres, qui n’étaient pas tous des tortionnaires — ils formeront très vite le vivier des combattants de l’insurrection dite « sunnite » —, ni d’ailleurs de leurs armements conventionnels, toute l’attention s’étant tournée pendant plusieurs mois vers la recherche vaine des armes de destruction massive. La purge des membres du Baas fut étendue jusqu’aux directions des hôpitaux de campagne, des écoles primaires et du moindre établissement public, sans chercher à savoir si leur adhésion était idéologique ou simplement alimentaire. La privatisation des entreprises d’État, inefficaces et pléthoriques par principe, réduisit au chômage des centaines de milliers de salariés et la fin du système des rations alimentaires ne pouvait que frapper les foyers les plus modestes, cependant que, en un an, la législation et la réglementation furent alignées sur l’idéal-type américain, du code de la route à la protection de la propriété intellectuelle, de manière à permettre l’introduction des OGM, en passant par l’instauration d’une « flat tax » et la réforme de la bourse. Rarement le choc de la thérapie aura été si brutal, dans un pays déjà ruiné par deux guerres successives et un très long blocus.
– L’opération Iraqi freedom devait, bien évidemment, confirmer l’invincibilité de l’armée américaine, mais aussi, et sans doute surtout, démontrer la pertinence de la « transformation » dans laquelle elle était engagée. Au lieu de l’armada mobilisée lors de la première guerre du Golfe, celle de Bush l’Ancien, sous le vocable « opération Desert Storm », la campagne fut accomplie avec des forces limitées, exploitant au maximum la rapidité, donc la panoplie électronique, la frappe aérienne, la furtivité de l’aviation, l’ubiquité des drones, la mobilité des unités terrestres et leur puissance de feu, de manière à détruire le centre de gravité de l’ennemi, c’est-à-dire son commandement, ses lieux de pouvoir et ses unités d’élite[4]. À supposer que l’effet shock and awe (« choc et sidération ») ait été atteint, encore importait-il d’exploiter la victoire, ce qui renvoyait à la politique. Non seulement, devenus maîtres de Bagdad où ils organisaient, pour la télévision, la démolition des statues de Saddam Hussein, les responsables américains restèrent impavides devant le pillage généralisé des ressources de la capitale, mais encore ils procédèrent à la destruction d’un État, en lieu et place de sa réforme. Une fenêtre d’opportunité existait, car l’hostilité à la dictature était largement répandue, y compris parmi les sunnites, et il aurait été vraisemblablement possible d’associer au redressement du pays de nombreux cadres professionnels du régime déchu. En tout état de cause, cette voie ne fut pas explorée, d’autant que l’entreprise devait rester exclusivement américaine, damer le pion à l’ONU et faire venir à résipiscence les « singes capitulards mangeurs de fromage » (cheese-eating surrender monkeys) de la « vieille Europe ».
L’enlisement stratégique
À peine le président Bush avait-il annoncé la victoire, le 1er mai 2003, sur la piste du porte-avions Abraham Lincoln — au-dessus de sa tête, une longue banderole avait été hissée, proclamant « mission accomplished » — que les premières difficultés militaires apparurent. Quarante-quatre mois après, elles n’ont pas été surmontées, l’armée réputée la plus puissante du monde est tenue en échec par une insurrection aux moyens rustiques et aux effectifs réduits, cependant que la capitale et plusieurs provinces, au-delà même du « triangle sunnite », connaissent l’insécurité.
Les causes de cet enlisement sont avant tout politiques, qui tiennent au projet même de transformation par la force, avec la participation subalterne d’une coalition hétéroclite et sans principes[5], en violation du droit le mieux établi et en entretenant le mensonge. L’Irak est un pays particulièrement compliqué, au centre d’une région du monde complexe, soumise depuis près d’un siècle à des bouleversements qu’elle n’avait pas eu la latitude de maîtriser et qui, au cours de ces cinquante dernières années, a connu conflit sur conflit et la malédiction du pétrole. Pire, cette transformation (State building) se ferait, comme indiqué plus haut, sur le modèle américain, raison pour laquelle les organisations du système de l’ONU, mais aussi le département d’État, réputé munichois, la CIA, jugée incompétente, et le général Jay Garner, vite considéré comme un dissident, furent écartés au profit d’une satrapie dont le titulaire avait franchi son seuil d’incompétence et dont la bureaucratie était truffée de jeunes loups néo-conservateurs, conseillés de surcroît au début par une camarilla d’exilés souvent véreux, comme Ahmed Chalabi et son Conseil national irakien. Certes, les formations que le gouverneur Bremer parvint à regrouper par la suite n’étaient pas constituées de fantoches, mais les décisions étant prises par lui, selon une logique communautariste et non pas nationale, l’appareil d’État à reconstruire fut approprié de façon partisane, et le territoire aussi, cependant qu’un semblant d’ordre ne pouvait plus être maintenu que par les milices ethniques ou religieuses, directement et / ou par entrisme dans l’armée et la police en gestation. On est ainsi passé à une balkanisation de facto du pays, que certains voudraient institutionnaliser par la formation de trois micro-États, plus ou moins associés pour le partage de la rente pétrolière[6].
L’enlisement est également militaire, qui revêt une double dimension. Après la défaite au Vietnam et en Indochine, un long processus de « reconstruction » de l’armée américaine avait été engagé : abandon de la conscription, professionnalisation, moralisation, technicisation ininterrompue — « air / land battle » ou bataille en profondeur, « guerre des étoiles » et ses avatars, « révolution dans les affaires militaires » —, toutes choses qui impliquaient le refus des interventions directes dans le Tiers-monde, en dehors « d’opérations de police » sans risques (la Grenade, Panama, Haïti), et au profit de guerres par procuration, de l’Afghanistan au Nicaragua, en passant par le Mozambique ou l’Angola. L’effondrement de l’URSS et la première guerre du Golfe, sous Bush l’Ancien, célébrèrent le succès de cette entreprise. Bien qu’elle ait été critiquée pour certaines initiatives inopportunes, la volonté de combattre l’homophobie et le sexisme dans l’armée notamment, pour le prétendu moralisme de sa politique internationale et pour sa volonté d’exploiter les « dividendes de la paix », l’administration Clinton n’a en rien entravé cette évolution, tout au contraire. Les interventions en Bosnie et au Kosovo devaient même redorer son blason. Puis, l’équipe des « Vulcains » qui, sous l’égide Condoleezza Rice, prépara la politique extérieure de Bush le Jeune, présentait cette particularité d’être tout entière tournée vers l’instrument militaire[7]. Or, la « grande stratégie américaine » s’inscrit dans une « vision » qui, au-delà des débats entre Kissinger, Brzezinski, Fukuyama, Huntington, Wolfowitz et consorts, repose sur au moins un consensus structurant : la suprématie militaire absolue et indéfinie des États-Unis dans le spectre entier (full spectrum) des guerres possibles et imaginables. Guerres virtuelles aussi, au sens où, n’ayant plus de compétiteur pair, le Pentagone en est venu à imaginer quel conflit il pourrait engager contre lui-même, et à s’y préparer, si bien que l’on assiste à ce que l’on pourrait appeler une course solitaire aux armements.
La contradiction vient de ce que la « grande stratégie » prévoit que les conflits à venir dans les vingt premières années du siècle — plus tard, c’est une autre affaire — continueront à relever du « domptage » (taming) de la « frontière », de la pacification des zones anarchiques et barbares du monde, alors que toute la « reconstruction » de l’armée reposait sur la « bataille en profondeur », la « guerre centrée sur l’information en réseau », le combat dans le cyber-espace, voire l’affrontement nucléaire. Rien de cela n’est pertinent dans la guerre très asymétrique qui se mène en Irak depuis la prise de Bagdad — engins explosifs improvisés (IED), voitures explosives, francs-tireurs (snipers), embuscades à la roquette, attaques aux mortiers, combats de rue, etc., sans compter les attentats-suicides pratiqués par la mouvance salafiste — en milieu urbain de surcroît, ce que déteste par-dessus tout l’armée américaine. Du coup, les stratèges se relancent dans l’étude des écrits des colonels français sur les « guerres contre-révolutionnaires », les actions subversives ou les opérations psychologiques et visionnent en boucle « La bataille d’Alger » de Gillo Pontecorvo. Mais rien ne peut garantir que les émules réussiront là où leurs maîtres ont échoué. Pour l’heure, ils en paraissent loin.
La deuxième dimension de l’échec militaire est d’ordre moral et elle paraît si grave que des membres du sérail, tels les généraux Colin Powell et Anthony Zinni, parlent d’un instrument cassé et d’une crise existentielle. Primo, la « révolution dans les affaires militaires » a privilégié les armes les plus techniques, aviation et marine, réduisant, toutes proportions gardées, l’armée et le corps des marines à la portion congrue. Secundo, cette même RAM tend en même temps à transformer le fantassin en gladiateur cybernétique, vite désemparé dans la forêt urbaine, sans réduire pour autant l’obésité caractéristique des forces armées américaines, si peu adaptées à la « guerre dans la population » : énormes besoins logistiques, méga-bases offrant tout le confort moderne, avec leurs restaurants et centres commerciaux, leurs cinémas et clubs Internet, leurs bowlings et discothèques, forte proportion enfin de personnels indirects, selon le modèle de production fordien. Tertio, cette armée a été formée dans une « mentalité de guerrier » qui ne la prépare pas à la relation avec les indigènes, en « territoire indien »[8]. La crise, si elle perdure, ne pourra rester circonscrite à l’institution militaire, en premier lieu parce que celle-ci a été éduquée dans un esprit de corps qui en fait le groupe le plus admiré de la population américaine, en deuxième lieu parce que l’armée et les marines, armes les plus affectées par l’échec irakien, sont aussi celles qui ont le recrutement le plus populaire et le plus multi-ethnique, raison pour laquelle elles restent des vecteurs de promotion et de confirmation sociales, enfin parce qu’à violer le jus ad bellum, les principes du droit concernant l’entrée en guerre, on en est venu inévitablement, à Abou Ghraïb, Falloujah ou Guantanamo, à violer le jus in bello, le droit dans la guerre, et à souiller l’image des « héros ».
La guerre de 34 jours
Enlisement stratégique, fiasco irakien, l’échec est également régional. On ne s’attardera pas ici sur la situation en Afghanistan, si ce n’est pour rappeler quelques points. L’invasion fut décidée à la suite immédiate des attentats du 11 septembre dont on avait la certitude, amplement corroborée par la suite, qu’ils avaient été organisés par Al-Qaida, alors hébergée par le régime des talibans. La démocratisation de ce pays ne pouvait cependant qu’être limitée et très progressive, parce que l’autorité mise en place s’appuyait sur les seigneurs de guerre, les chefs de clans et leurs milices, tous fort peu démocrates. Plus encore, les moyens politiques, économiques et sociaux ne furent pas accordés en suffisance, ni avec la constance nécessaire. À cela deux causes principales : bien que la communauté internationale eût accordé son soutien à l’opération Liberté immuable et sa participation à la reconstruction du pays, tout est resté sous l’autorité des États-Unis et dans le cadre par eux fixé : directement ou par le truchement de l’OTAN sur le plan militaire et, sur le plan politique, par leur ambassade ou à travers les Afghans formés aux États-Unis, qui entourent désormais le président Hamid Karzaï. Or, la GWOT, dont l’Afghanistan devait être le premier front, a été détournée vers l’Irak. En Afghanistan ; la corruption règne, les besoins élémentaires de la population restent cruellement insatisfaits, la culture de l’opium connaît un boom, la sécurité se dégrade et les talibans font leur retour. En bref, la situation devient de plus en plus préoccupante, sans que cela inquiète outre mesure Washington. De fait, si la présence américaine « est officiellement justifiée par la lutte contre le terrorisme, elle a d’autres raisons stratégiques : s’implanter dans un pays qui constitue un tremplin pour accéder au pétrole d’Asie centrale et qui pourrait permettre une éventuelle intervention en Iran si les relations avec ce pays continuaient à se dégrader. C’est la raison pour laquelle les Américains viennent de confier à l’OTAN la responsabilité de maintenir la sécurité dans l’ensemble de l’Afghanistan, tandis qu’ils renforcent discrètement leur potentiel militaire dans les bases aériennes de tout le pays »[9].
La Syrie n’avait pas été placée sur « l’axe du mal » défini par Bush le Jeune dans son discours sur l’état de l’Union de janvier 2002, mais elle se situe aux « avant-postes de la tyrannie » dont Condoleezza Rice devait dresser plus tard la liste. Opposant de longue date à son voisin de Bagdad, partenaire des États-Unis pendant la guerre du Golfe, adversaire historique de l’intégrisme sunnite, le régime syrien était parvenu, comme on le lui avait demandé avec les accords de Taëf, à calmer la situation intérieure du Liban. Mais il n’est pas allé assez loin dans la libéralisation et l’ouverture économiques, il n’a pas signé d’accord de paix avec Israël, il conserve une rhétorique nationaliste arabe et de soutien aux Palestiniens, en même temps qu’il entretient des relations étroites avec l’Iran et avec le Hezbollah libanais, qui, eux, sont sur « l’axe du mal ». Aussi convient-il, ici également, d’entreprendre un « changement de régime », en commençant par le noeud libanais, parce qu’il offre des points d’appui, des marges d’action et de nombreux prétextes d’ingérence. Ce sera la résolution 1 559 adoptée le 2 septembre 2004 par le Conseil de sécurité, avec les neuf voix requises et six abstentions. L’initiative est venue ici du gouvernement français, soucieux, tout à la fois, de se réconcilier avec les États-Unis, de conforter l’amitié personnelle établie depuis des lustres entre Jacques Chirac et l’entrepreneur / politicien Rafic Hariri, et de manifester le désamour du Président français envers son homologue syrien, Bachar el-Assad[10]. La résolution demandait le départ des forces étrangères se trouvant au Liban, la dissolution et le désarmement de toutes les milices, l’extension du contrôle exercé par le gouvernement libanais à la totalité du territoire national, la tenue de nouvelles élections présidentielles, ce qui devait aboutir à un triple affaiblissement de la Syrie, par le retrait de ses troupes, par la dissolution du Hezbollah que les États-Unis présentent comme une milice terroriste à sa solde, et par la chute du président Émile Lahoud, considéré comme l’homme de Damas. La suite des événements est connue : amendement de la constitution libanaise de manière à prolonger le mandat du président en place, démission du premier ministre Hariri afin de faire pression sur Émile Lahoud, assassinat de Rafic Hariri le 14 février 2005, ouverture d’une enquête diligentée par l’ONU, « révolution du cèdre », retrait des troupes syriennes achevé à la mi-avril, élections législatives débouchant sur la victoire du « bloc du 14 mars » défini comme démocratique, formation d’un gouvernement d’union comprenant des ministres du Hezbollah et rapport du juge Detlev Mehlis validant la piste syrienne.
Le dossier Mehlis se révéla avoir été constitué à la hâte, d’autres pistes — intégrisme sunnite, règlement de comptes affairiste par exemple — n’ont pas été explorées. Le juge belge Serge Brammertz reprendra l’enquête internationale en janvier 2006. Quant au scrutin, il s’était tenu sous un système électoral reconnu comme dépassé, et partant, en fonction d’alignements claniques. Une analyse moins schématique conduit à s’interroger sur l’inachèvement du processus de réconciliation nationale et de dépassement du clanisme et sur la refonte de l’État. Cette dernière est d’autant plus complexe que l’État a été déformé par l’affairisme généralisé des années Hariri, en complicité avec la Syrie et avec la bénédiction intéressée de la Maison des Saoud d’ailleurs, par l’état de déréliction dans lequel ont été plongés les camps palestiniens, par les clivages croissants parmi les sunnites du Liban, par la pénétration de l’intégrisme islamique. Mais on doit également rappeler que le retrait unilatéral des troupes israéliennes du sud du pays, en 2000, a laissé sans solution les trois questions du déminage, des prisonniers toujours détenus et de la libération des fermes de Chebaa.
En tout état de cause, c’est dans ce contexte que, du 12 juillet au 15 août 2006, s’est déroulée la « guerre de 34 jours ». Inaugurée par une opération du Hezbollah sur la « ligne bleue », au cours de laquelle huit soldats israéliens furent tués, deux faits prisonniers et un char Merkava détruit, elle prit la forme de bombardements intensifs sur le territoire libanais, cibles civiles et infrastructures essentiellement — 73 ponts, 94 routes, 6 800 unités d’habitations, la centrale électrique de Jiyyeh, dont la destruction entraîna une marée noire —, du blocus aérien et maritime du pays du Cèdre, de l’exode de centaines de milliers de personnes, tant au Liban qu’en Israël, atteint par des roquettes du Hezbollah. Les pertes civiles furent lourdes (39 Israéliens, au-delà du millier de Libanais), et les destructions plus massives encore, un centre de recherche de Beyrouth estimant le coût de la reconstruction du pays à 7 milliards de dollars. Les observateurs froids ne se sont pas attardés à ces données, ni à l’utilisation, de part et d’autre, d’armes à sous-munitions et de bombes à fragmentation, mais se sont interrogés à propos du double échec israélien. Échec militaire : efficacité réduite des bombardements, très vive résistance des combattants du Hezbollah au cours des opérations terrestres, malgré l’engagement de trois divisions qui n’atteindront pas leurs objectifs, et surprise des services de renseignement qui découvriront l’existence d’un armement moderne (roquettes, armes anti-chars, drones, lunettes de vision nocturne, etc.) et d’un véritable réseau de fortifications, équipé d’ordinateurs et de systèmes vidéo. Échec politique, du fait de la soumission complète du gouvernement à l’état-major.
La « guerre de 34 jours » soulève plusieurs interrogations. La première porte sur la démarche du Hezbollah. Pour les autorités américaines et israéliennes, l’action avait été planifiée par l’Iran, la Syrie et le Hamas, dont la branche armée capturera un caporal israélien à la limite de la bande de Gaza, le 25 juin 2006. S’il est évident que le Hezbollah, qui se définit comme une formation politique, sociale et culturelle libanaise, possède un instrument militaire manifestement conséquent, c’est, affirme-t-il, exclusivement pour suppléer la faiblesse de l’armée nationale, dont la reconstitution est progressive, et pour défendre la frontière méridionale du pays face à Israël, jusqu’à la solution des trois questions précitées. Aussi existe-t-il, au Liban, un large accord pour refuser d’assimiler ces forces à une milice, quand bien même elles échappent à l’autorité de l’État et agissent seules. Il ne fait, par ailleurs, aucun doute que l’Iran et la Syrie fournissent au Hezbollah des armements et un aide financière, mais on ne saurait parler de subordination, le « parti de Dieu » disposant d’une large assise populaire dans son pays. Enfin, les accrochages à la frontière sont fréquents depuis 2000, tous les deux ou trois mois environ, avec des actions ou réactions en général disproportionnées de la part d’Israël, cette fois-ci plus encore qu’à l’accoutumée.
En deuxième lieu, si le gouvernement d’Ehoud Olmert a paru désemparé, ce n’est point parce que son armée aurait été prise à l’improviste, la grandeur et la servitude militaires étant justement de se préparer à toute éventualité, mais parce que l’échelon politique fut constamment à la traîne de l’échelon militaire. Les objectifs de celui-ci étaient au nombre de six : 1°) détruire le « commandement iranien de l’ouest », 2°) restaurer la crédibilité de la dissuasion classique israélienne, en « gravant dans les consciences » arabes que rien ne sera obtenu par la force, 3°) par la disproportion de la riposte, contrer l’image d’un Israël qui aurait été contraint de se retirer du Liban en 2000, puis de la bande de Gaza en 2005, 4°) contraindre le Liban à être redevable des actions du Hezbollah, par « l’effet de levier » qu’une riposte massive aurait sur les communautés non chiites, 5°) briser la force militaire du Hezbollah et 6°) récupérer les deux soldats enlevés le 12 juillet[11]. À ces objectifs ambitieux était évidemment attaché un plan d’opérations — c’est le rôle d’un état-major — mais triplement biaisé : confiance excessive accordée à l’arme aérienne, sous-estimation de l’adversaire, méconnaissance des capacités politiques du peuple libanais.
On retrouve ici certains des éléments du fiasco américain en Irak, ce qui conduit à poser une troisième question, qui porte sur le rôle joué par les États-Unis. La simple chronologie de la guerre et les déclarations les plus officielles des dirigeants américains font apparaître une complicité manifeste. Washington a justifié l’action militaire d’Israël, bloqué une condamnation de la part de l’ONU et retardé autant que possible l’adoption d’une résolution mettant fin aux combats, afin de laisser le temps à l’armée israélienne d’atteindre ses objectifs, ou du moins d’écraser militairement le Hezbollah. Le point le plus étonnant a été la rapidité avec laquelle les autorités israéliennes s’engagèrent dans la guerre. À suivre Seymour M. Hersh, c’est que, bien avant l’accrochage initial, un accord avait été conclu avec les responsables américains et l’US Air Force sur le principe et les modalités d’une campagne contre le Hezbollah. Pour les États-Unis — l’affaire semble avoir été suivie par le vice-président Cheney et le conseiller adjoint pour la sécurité nationale Elliott Abrams, Donald Rumsfeld se tenant en retrait — la destruction du potentiel militaire de l’organisation chiite était un préalable indispensable à une guerre contre l’Iran, ou, pour le moins, une occasion de tester les matériels iraniens et d’amputer les capacités iraniennes à l’échelle régionale, dans le cadre d’une stratégie de strangulation progressive de la république islamique. Objectif supplémentaire, renforcer les gouvernements sunnites — Égypte, Arabie saoudite, Jordanie — face au « croissant chiite en formation ». Force est d’ailleurs de constater que ces régimes ne parurent s’émouvoir que lorsque la “rue arabe” manifesta son soutien au peuple libanais[12].
Une prison à ciel ouvert
L’un des drames de ce dernier lustre est qu’il a débuté avec l’élection quasi concomitante de Bush le Jeune et du général Ariel Sharon. La politique israélienne du premier avait été définie dans un texte intitulé : « Une rupture nette : une nouvelle stratégie pour mettre en sécurité le royaume »[13], texte dont les auteurs — Richard Perle, Douglas Feith, David et Meyrav Wurmser — devaient jouer un rôle éminent dans et auprès de la nouvelle administration, aux côtés de leurs compères néo-conservateurs Paul Wolfowitz et Elliott Abrams[14]. Il convient de renoncer à l’application du principe des « territoires contre la paix » en faveur d’une politique de recours au « droit de poursuite » qui mettrait fin à l’autorité de Yasser Arafat et réduirait à résipiscence le mouvement palestinien, avec l’aide du roi de Jordanie et grâce à la restauration de la dynastie hachémite en Irak, la frontière du nord devant être par ailleurs impérativement sécurisée. En tout état de cause, à la différence de celle de William J. Clinton, la nouvelle administration n’épuiserait pas ses forces à rechercher un illusoire accord entre Israël et l’Autorité palestinienne.
À vrai dire, le texte en question avait été rédigé à l’intention de Benjamin Netanyahu, alors premier ministre d’Israël, mais il concordait avec les vues d’Ariel Sharon, ainsi que de l’état-major et de « l’establishment » sécuritaire israélien, qui voulaient laver « l’humiliation » de la première intifada et du retrait du sud du Liban, en restaurant l’image d’invincibilité de Tsahal. La victoire du vieux général fut grandement facilitée par la « monumentale erreur stratégique »[15] de son prédécesseur, Ehoud Barak, qui avait tenté de forcer la main d’Arafat lors des négociations de Camp David, puis avait provoqué des élections anticipées avant que ne s’achèvent les négociations de Taba, engagées en janvier 2001, qui paraissaient pourtant sur le point d’aboutir. Pire, il engagea la campagne électorale sur deux thèmes, qui ne pouvaient qu’être exploités par son adversaire. Arafat avait dévoilé son « véritable visage » à Camp David en exigeant le retour des réfugiés palestiniens, ce qui noierait Israël sous le nombre, puis en lançant et en dirigeant « l’intifada El-Aqsa ». La discussion était donc impossible avec lui. Le gouvernement Sharon pourra suivre avec persévérance une stratégie de mise en quarantaine d’Arafat, de réduction de l’Autorité palestinienne et de décisions unilatérales. Il faudra attendre plusieurs années avant que certains des auteurs de cette thèse reconnaissent avoir menti. Concernant les réfugiés palestiniens, il ne s’agissait que d’obtenir la reconnaissance des responsabilités israéliennes dans leur départ et le retour symbolique d’un millier d’entre eux. Quant à la Deuxième intifada, qui éclata en septembre 2000 après la visite provocatrice de Sharon sur l’esplanade de la mosquée à Jérusalem, elle échappait au contrôle d’Arafat.
On sait ce qui s’ensuivit : mise hors-jeu d’Arafat, puis son décès le 11 novembre 2004, attentats-suicides, assassinats ciblés de dirigeants palestiniens, bombardements, ratissages et destructions à répétition, entrecoupés de démarches, missions, rapports et plans intérimaires afin de rétablir le calme, cependant que la colonisation, dite de croissance naturelle, se poursuivait. Une « feuille de route » présentée le 30 avril 2003 par le « Quartet » (États-Unis, Union européenne, ONU et Russie) fut acceptée par les deux parties. Sa mise en œuvre, par étapes, devait s’achever en 2005 et aboutir à la création d’un État palestinien libre, démocratique et viable, aux côtés d’Israël. Aucune de ses dispositions n’a été véritablement appliquée, si ce n’est la tenue d’élections libres et démocratiques en Palestine, le 25 janvier 2005, qui ont vu la victoire du Hamas. Pourtant, les territoires palestiniens sont soumis depuis à des verrouillages et à un blocus financier qui ont plongé la population dans une humiliation permanente et une misère plus profonde encore, qui ont transformé la bande de Gaza, évacuée par les colons israéliens entre le 15 août et le 12 septembre 2005, en une « prison à ciel ouvert », ce dont ne peuvent que se nourrir les organisations réputées terroristes. Un mur de séparation est en voie de construction en Cisjordanie depuis le printemps 2002, qui empiète fortement sur la « ligne verte », isole Jérusalem-Est et crée des sortes de bantoustans indigènes[16].
Deux données, étroitement imbriquées l’une à l’autre, ne cessent d’étonner. D’une part, les autorités israéliennes ont pu, jusqu’à présent, refuser d’appliquer les résolutions pertinentes de l’ONU sans être sanctionnées, privilège dont jouissent fort peu d’États de cette planète. Les négociations qui ont été engagées à diverses reprises se réfèrent certes à ces résolutions, mais la partie israélienne a constamment cherché à en modifier le contenu et à en retarder l’application, même après que le mouvement national palestinien eut reconnu l’existence de l’État d’Israël dans ses frontières de 1967. L’explication de cette exception juridique se trouve, au moins en partie, dans le soutien inconditionnel des autorités américaines. Aussi doit-on s’interroger sur une telle constance, qui peut aller à l’encontre des intérêts bien compris des États-Unis, de la paix mondiale et du droit. La réponse donnée récemment par deux éminents politologues américains, John Mearsheimer et Stephen Walt, a provoqué un vif débat, puisqu’elle invoquait l’influence du lobby israélien[17] représenté notamment par l’AIPAC, l’American Israel Public Affairs Committee. Celui-ci s’est de plus en plus nettement aligné sur les positions du Likoud et, bien que ratissant large aux États-Unis, a resserré ses liens avec le courant néo-conservateur, voire avec les franges extrêmes des églises évangélistes. Il dispose de relais multiples, tels le Middle East Media Research Institute (MEMRI) ou le Campus Watch program, qui veille sur ce qui se dit dans les universités américaines et n’hésite pas à y pratiquer la chasse aux sorcières.
L’explication reste courte, ne serait-ce que parce que d’autres lobbies existent, par exemple celui des compagnies pétrolières, qui pourraient se trouver en porte-à-faux avec l’AIPAC. En vérité, ce n’est que progressivement que la symbiose s’est réalisée, la politique américaine au Proche et au Moyen-Orient ayant à l’origine deux axes majeurs, l’exploitation et le contrôle des hydrocarbures, ce qui les plaçait en concurrence avec le Royaume-Uni, puissance hégémonique dans la région, d’une part, et l’endiguement / refoulement de l’influence de l’URSS voisine, d’autre part. À l’origine, des doutes planaient à propos d’Israël, trop influencé par le travaillisme, et l’appui militaire dont celui-ci bénéficia fut d’abord soviétique, puis français. Les protégés américains se trouvaient alors en Arabie saoudite, en Iran et en Turquie, qui, pendant les années 1960 et 1970, constituèrent autant d’appuis face au nationalisme arabe, jugé trop socialiste et pas assez anti-soviétique. Le repli britannique « en deçà d’Aden », les guerres israélo-arabes de 1967 et 1973, l’émergence du mouvement national palestinien, l’effondrement du pacte de Bagdad, puis du CENTO, le premier choc pétrolier et, last but not least, la révolution iranienne firent de la région un des théâtres de la guerre froide et d’Israël le seul allié fiable, l’indispensable partenaire militaire des États-Unis[18].
Un autre aspect nous paraît devoir être évoqué, qui revêt une importance à nos yeux essentielle depuis l’avènement de l’actuelle administration Bush. On a assisté en effet à une captation progressive de la mémoire de la Shoah par les États-Unis. Sans nier le moins du monde l’apport considérable des historiens américains au travail de vérité sur la destruction des juifs d’Europe, une forme d’assimilation a été peu à peu établie entre la tragédie du génocide et la « destinée manifeste » du peuple américain, le nouveau peuple élu, chargé en quelque sorte de reprendre et de défendre le flambeau du premier peuple choisi. Mieux, la résistible ascension du nazisme et la politique d’apaisement des autorités de l’époque sont devenues l’aune à laquelle tout est jugé et par laquelle tout est clarifié. C’est là en particulier le cheval de bataille du courant néo-conservateur. Cette captation a permis aux États-Unis d’occuper les « hauteurs morales », d’où ils peuvent transmettrent leurs propres tables de la loi, et Bush le Jeune a fait de la « clarté morale » l’impératif catégorique de sa politique extérieure : Saddam Hussein était un nouvel Hitler, quiconque s’interrogeait sur la pertinence de l’invasion de l’Irak était munichois et, quitte à le vider de sa réalité historique, le qualificatif fasciste sert à définir aussi bien le Hezbollah que l’intégrisme sunnite. D’autant plus aisément qu’un néo-orientalisme rampant tend à décrire le monde arabo-musulman comme en perdition, parce qu’impuissant à se tourner vers la modernité et, partant, mû par la seule haine de l’Occident et de la démocratie, sentiment qui entretient les rages de la “rue arabe”[19]. De même, l’opposition manifestée un temps par la France et l’Allemagne — par ce que d’aucuns appellent plus largement « l’Eurabie » — aux actions américaines ne pouvait que refléter l’antisémitisme de ses banlieues abandonnées aux immigrants, virus d’autant plus actif qu’il vient réveiller de vieux démons.
Il n’est pas certain que l’inconditionnalité du soutien américain soit bénéfique au peuple et à l’État d’Israël. Quelle qu’eût été la réalité, celui-ci se voulait exemplaire, non seulement au regard du passé, mais aussi par son attachement à la démocratie, à la justice et au droit. Quels qu’eussent été, jusqu’en 1973, les causes, la nature et le déroulement des conflits récurrents, ceux-ci furent vécus comme une longue guerre de survie nationale face aux régimes arabes. Mais ensuite, c’est une guerre directe, nue, impitoyable contre les Palestiniens qui fut menée, dans les territoires occupés et colonisés depuis 1967, comme lors de la première aventure au Liban, alors que le projet travailliste se dissolvait, que le libéralisme s’imposait, que la société israélienne se complexifiait, que les inégalités s’exacerbaient, que l’échiquier de ses forces politiques se déformait, que le poids des colons grossissait et enfin que l’échelon militaire venait à se constituer en force autonome. La « guerre de 34 jours » fonctionna à cet égard comme un révélateur, que devait confirmer la nomination, le 30 octobre 2006, d’Avigdor Lieberman, le chef du parti d’extrême droite Beitenu, au poste de vice-premier ministre et aux fonctions de ministre des affaires stratégiques. « La mort de jeunes gens est un gâchis horrible et scandaleux. Mais non moins horrible est le sentiment que l’État d’Israël a, depuis de nombreuses années maintenant, dilapidé de façon criminelle non seulement les vies de ses fils et de ses filles, mais aussi le miracle qui s’est produit ici, la rare et grande occasion que l’histoire nous a accordée, celle de créer un État éclairé, fonctionnant réellement en tant qu’État démocratique, en adéquation avec les valeurs juives et universelles. Un État qui serait un foyer national et un refuge, mais pas uniquement un refuge. Ce serait également le lieu où l’existence juive acquerrait une nouvelle signification. Un pays dont une part importante, essentielle de son identité juive, de son ethos juif, serait la complète égalité et le plein respect de ses citoyens non juifs »[20].
L’échec de la révolution iranienne
La raison pour laquelle les stratèges israéliens ont, ces dernières années, accordé la priorité à l’arme aérienne est facile à trouver. Paix aux frontières égyptienne et jordanienne, obsolescence de l’instrument militaire syrien, élimination ultérieure de Saddam Hussein, il ne reste que l’Iran, dont le Hezbollah constitue le « commandement de l’ouest ». Et, pour frapper l’Iran, une aviation puissante est nécessaire. La convergence avec la “doctrine Bush” est manifeste. De fait, les intérêts américains en Iran sont considérables depuis 1925, les accords d’Achnacarry, lieu de baptême du cartel pétrolier, et la création de l’Anglo-Iranian Oil Company. Mieux, avec le coup d’État organisé en 1953 par la CIA, le renversement de Mossadegh et le retour du shah Mohammad-Reza Pahlavi, un régime breveté USA était établi, avec lequel la lune de miel durera près d’un quart de siècle. Les revenus croissants de la rente pétrolière permettait au régime de développer ses forces armées, d’engager le pays dans une « révolution blanche », un temps présentée comme modèle pour le Tiers-monde, et de valoriser ses atouts géopolitiques : vaste territoire de 1 635 000 km2, s’étendant de la mer Caspienne et des contreforts du Caucase, c’est-à-dire du « ventre mou » de l’URSS, au golfe Persique et à l’océan Indien ; s’y ajoutaient un peuple somme toute nombreux, riche d’une histoire millénaire, doté d’une aire d’influence linguistique, culturelle et religieuse. L’Iran pouvait jouer le rôle de puissance régionale, relais des États-Unis d’autant plus fiable qu’il participait au CENTO et qu’il était l’allié d’Israël. Aussi, la révolution de 1978, sa radicalisation et la perte des positions américaines firent-elles l’effet d’un séisme dont la longue crise des otages de l’ambassade fut un des paroxysmes.
Le nouveau régime iranien, qui présentait les États-Unis comme « le grand Satan » devint la cible principale dans la région, quand bien même des opérations douteuses purent être montées avec lui, dont l’Irangate fut la plus scandaleuse. Aux yeux de Zbigniew Brzezinski, puis des conseillers de Ronald Reagan, l’instrument de la sanction pouvait être Saddam Hussein, auquel le feu vert fut donné pour ouvrir la guerre contre son voisin, puis un armement considérable, afin de la remporter[21]. La suite est connue et n’appelle aucune précision, si ce n’est pour rappeler que la rupture avec Bagdad, la guerre du Golfe et le blocus de l’Irak ne conduisirent pas les États-Unis à rechercher une normalisation de leurs relations avec Téhéran. L’administration Clinton poursuivit une doctrine dite de double endiguement (containment), vis-à-vis de l’Irak et de l’Iran, qui, sous le vocable « d’axe du mal », devint avec George W. Bush une stratégie de double refoulement (roll back). Le premier a eu lieu, le second se prépare.
Le casus belli est public, à savoir le programme nucléaire iranien, qui remonte à l’époque du shah et ne soulevait alors aucune protestation, même si on pouvait déjà arguer de l’abondance des ressources en énergie fossile détenues par ce pays pour s’interroger à son propos. Selon Téhéran, qui est signataire du traité de non-prolifération, le programme reste civil, mais les contrôles de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) ont révélé que des éléments en avaient été dissimulés, qui portaient sur l’enrichissement de l’uranium. Celui-ci est accepté par les accords internationaux, jusqu’au seuil à partir duquel l’uranium enrichi a des applications militaires et c’est ici que, techniquement, le bât blesse. Les autorités iraniennes ont refusé, jusqu’à présent, d’arrêter leur programme national d’enrichissement car il en va, selon elles, de la souveraineté nationale. Or, au cours de la même période, le refus des États-Unis de poursuivre le désarmement nucléaire, leur volonté affichée de compléter leur arsenal, la relance de leurs projets de boucliers anti-missiles en violation des accords passés, leurs discours sur l’utilisation préventive de l’arme nucléaire, la coopération nucléaire dans le domaine civil engagée par eux avec l’Inde, bien que celle-ci ne soit pas partie contractante du traité de non prolifération, sans parler des décisions françaises et britanniques en la matière, ni du quant-à-soi observé par la Russie et la Chine, conduisent à vider de son contenu le régime de non-prolifération opposé aujourd’hui à l’Iran.
La possession de l’arme nucléaire est dangereuse, et pas uniquement sa prolifération, parce qu’il s’agit d’une arme de destruction massive, d’un instrument d’extermination, inévitablement porteur de crimes contre l’humanité. Si la dissuasion repose sur la raison, c’est uniquement parce que l’arme nucléaire est déraisonnable, et, parce qu’elle est déraisonnable, l’arme nucléaire en tant que telle doit être rejetée par la raison. Mais les données du différend sont biaisées, à un triple titre. D’une part, le régime de non-prolifération a été établi après que les puissances initiatrices (États-Unis, Royaume-Uni, URSS / Russie, France et Chine) eurent acquis un arsenal considéré par elles comme suffisant. Il n’a, par ailleurs, pas empêché l’Inde et le Pakistan, non signataires des accords, de se doter de l’arme nucléaire, sans pour autant encourir de sanctions dirimantes, cependant qu’Israël, unique puissance nucléaire du Moyen-Orient, a continué à jouir, en ce domaine également, d’une exception juridique. Il est, d’autre part, affirmé que les puissances nucléaires ont voulu le devenir à des fins de dissuasion, et donc de préservation de la paix, alors que, dans la seconde moitié du XXème siècle, la dissuasion nucléaire n’a arrêté ni la course aux armements classiques ni des guerres de grande ampleur, dès lors que celles-ci ne montaient pas aux extrêmes de l’atome. Enfin, un distinguo est établi de facto entre les « bons » et les « mauvais » détenteurs de l’arme nucléaire, ce qui est pur sophisme. L’arme nucléaire n’a été utilisée qu’à deux reprises, à Hiroshima et à Nagasaki, par une démocratie engagée dans une guerre juste, mais sans nécessité militaire et pour affirmer sa suprématie dans le monde à venir. Par la suite, l’usage de l’arme nucléaire a été envisagé à diverses reprises par les États-Unis, notamment pendant la guerre de Corée, la première guerre d’Indochine et la crise dite des fusées de Cuba. En d’autres termes, la nature réputée démocratique d’un régime n’est ni une garantie de non utilisation de l’arme nucléaire ni une justification de son utilisation. La situation est aujourd’hui plus absurde encore, qui autorise le Pakistan, pourtant parrain des talibans et proliférateur fieffé, à poursuivre sa course aux armements nucléaires, avec son rival indien.
L’accusation selon laquelle l’Iran aspire à jouer un rôle de puissance régionale serait recevable, si les données objectives — la localisation, l’espace, la population, le potentiel économique, l’histoire et la culture — ne dotaient pas ce pays des attributs classiques de la puissance et si, comme indiqué plus haut, ces ambitions n’avaient pas semblées légitimes à l’époque de Mohammad-Reza Shah. Ce qui fait problème, c’est bien le régime iranien et c’est son idéologie[22]. Le clergé, les « lieux de science » et les mosquées furent effectivement, pendant les quinze dernières années des Pahlavi, des centres actifs de résistance au régime du shah, sous la figure tutélaire de l’âyatollâh (« signe miraculeux de Dieu ») Ruhollâh Khomeyni. La révolution de 1978-1979 eut une dimension religieuse, dans un pays où le chiisme duodécimain, majoritaire depuis le XVIème siècle, fait des oulémas des médiateurs de l’autorité divine exerçant collectivement « un véritable magistère moral, juridique et théologique » (Yann Richard) et de l’âyatollâh, un « modèle à imiter » (marja’e taqlid). Toutefois, les courants idéologiques, les forces politiques, les composantes sociales (bâzâris, intellectuels, fonctionnaires, ouvriers, avec une forte participation de la jeunesse) étaient multiples et c’est la guerre provoquée par l’Irak, et prolongée par l’obstination de Khomeyni, ainsi que l’autorité de ce dernier et l’encadrement exercé par les clercs, qui fit pencher la balance, avec l’élimination des libéraux, des laïcs et des marxisants. La république islamique, installée dans la violence, présentait deux traits singuliers. Elle offrait d’une part un exemple révolutionnaire pour la communauté des croyants (umma) ou au moins un référent révolutionnaire pour le chiisme, et, d’autre part, un régime constitutionnel composite. La constitution repose sur le velayat-e faqih (« autorité du jurisconsulte », jusqu’au retour du douzième imam, « l’imam caché »), principe énoncé par Khomeyni qui place les institutions sous le contrôle suprême du Guide, mais la constitution dispose également que l’autorité politique procède de la souveraineté populaire.
Aussi la situation politique s’est-elle bloquée, alors que la société a profondément évolué. Deux indicateurs permettent d’approcher cette mutation : l’indice de fécondité est tombé de 6,8 enfants par femme en 1986 à 2,0 en 2002, et le taux d’alphabé-tisation des femmes rurales est passé de 17,3 % en 1976 à 62,1 % en 1996. L’urbanisation s’est poursuivie, cependant que la scolarisation s’est généralisée et féminisée, les étudiantes étant devenues plus nombreuses que les étudiants. La jeunesse citadine, les nouvelles classes moyennes et de nombreuses femmes sont engagées dans une révolution socio-culturelle, en décalage avec la réglementation des moeurs et des idées. En dépit de la censure et des interdits, la création culturelle — le cinéma en particulier — est vivante et les débats existent, y compris parmi les clercs[23]. La politisation du chiisme a paradoxalement conduit à une laïcisation de la vie politique, d’autant que le verrouillage provient pour une part essentielle des clercs, qui peuplent, dans un dispositif circulaire, les instances de décision. Le Guide est désigné et peut être destitué par une Assemblée des experts, clercs élus au suffrage universel tous les huit ans. Le président et les parlementaires sont élus au suffrage également universel tous les quatre ans, mais un Conseil de surveillance, dont la moitié des membres sont des clercs nommés par le Guide, veille à la conformité des lois avec l’islam, vérifie leur constitutionnalité et habilite les candidats aux élections, cependant que le Conseil du discernement des intérêts supérieurs du régime, partiellement formé de clercs désignés par le Guide, tend à fonctionner comme une instance parlementaire. Ces organes secondaires parviennent à écarter les candidats qui ne leur conviennent pas et, de concert avec le guide, ont coupé les ailes du mouvement réformateur qui, pendant huit ans, avait soutenu le président Mohammad Khâtami.
La déception qui en suivit, les divisions, l’abstention massive et l’action des organes secondaires ont permis le retour en force des conservateurs, puis l’élection, en 2005, du président Mahmoud Ahmadinejâd. Contrairement à ce qui a pu s’écrire alors, ce dernier n’était pas le poulain du Guide, mais appartient à un courant ultra du chiisme. Il s’est s’appuyé sur les Gardiens de la révolution (pâsdârân) et les volontaires des troupes auxiliaires (basiji), il a souligné pendant sa campagne qu’il n’était pas un clerc, mais un modeste ingénieur issu d’une famille pauvre, et, face à son rival du second tour, Akbar Hâshemi-Rafsandjâni, mollah retors, blanchi sous le harnois puisqu’il a occupé tous les postes, y compris la présidence de 1989 à 1997, et de surcroît milliardaire de la pistache, il a développé un discours social. De fait, l’échec de la révolution islamique en ce domaine est patent : l’industrialisation par en haut, qui avait été engagée par le shah, a été interrompue sans qu’une stratégie de développement lui eût été substituée ; la dépendance vis-à-vis des hydrocarbures s’est accentuée — renforcée par le fait que l’Iran ne dispose pas d’une capacité de raffinage suffisante et doit importer 40 % de ses besoins en carburant — ; la réforme agraire, qui avait été accomplie pendant la « révolution blanche », a certes réparti les terres des grandes et moyennes exploitations, mais n’a pas été suivie de stratégies rurales ; les efforts en matière d’éducation et de santé publique ont été considérables mais le nombre de jeunes instruits sans emploi s’est accru, d’autant que les classes entrant sur le marché du travail sont nombreuses. Le taux officiel de chômage, très inférieur à la réalité, est de 10 % et du double pour les jeunes, cependant que plus de 12 millions d’Iraniens vivent au-dessous du seuil de pauvreté. Le régime des clercs a pu se maintenir grâce aux revenus pétroliers et gaziers, dont une partie est répartie sous formes d’aides sociales et de prix subventionnés. Les privatisations ont favorisé les bâzâris et des clercs, cependant que le secteur d’État, qui reste prééminent, a été approprié par les « fondations révolutionnaires » (bonyad) — des déshérités, des martyrs, des anciens combattants, du comité de l’assistance de l’imam — lesquelles contrôleraient 40 % du PIB. Le rigorisme islamique n’empêche pas les affairistes de tout poil de s’enrichir, dont nombre sont enturbannés[24] et on peut parler d’un « lobby pétro-religieux ». Le nouveau président n’a fait que renforcer le poids spécifique de ses soutiens (pâsdârâns et basiji) au sein du système, sans modifier celui-ci, et, grâce à la manne pétrolière, a accru la masse monétaire. L’inflation avoisinerait les 20 %, qui frappe les humbles. En bref, la question fondamentale est de savoir si ce blocage institutionnel et l’accaparement des ressources peuvent être levés, de manière pacifique, par la « société civile » iranienne.
La fuite en avant du 43ème (Président)
Les justifications initiales ne pouvant plus être défendues, l’invasion de l’Irak fut présentée comme une étape nécessaire d’un vaste plan de démocratisation du Grand Moyen-Orient dont le périmètre et le contenu furent exposés lors de la réunion du G 8 de Sea Island, en juin 2004. À l’intention d’un arc de vingt-sept pays s’étendant de la Mauritanie au Pakistan, serait instauré un « Partenariat pour le progrès et pour un avenir commun », serait créé un « Forum pour l’avenir » permettant un dialogue durable, serait adopté un Plan du G 8 à l’appui de la réforme et seraient lancées de « nouvelles initiatives pour soutenir la démocratie, l’alphabétisation, l’esprit d’entreprise, la formation professionnelle, la micro-finance et le financement des petites entreprises individuelles ». Les outils américains devraient en être une stratégie de « diplomatie publique » et de cooptation des intellectuels de la région, le renforcement des instances bureaucratiques travaillant sur les « changements de régime » et l’Initiative de partenariat du Moyen-Orient (MEPI), lancée par Colin Powell, qui doit aboutir à la conclusion d’accords bilatéraux de libre-échange et déboucher à terme sur la formation d’une zone de libre-échange du Moyen-Orient (MEFTA). En bref, la démocratisation, le libéralisme économique et la sécurité constitueront, dans l’ordre croissant d’importance, les piliers du plan, édifice qui, de toute évidence, ne peut être stable.
Pour l’heure, le bilan reste problématique : fiasco irakien, dégradation de la situation en Afghanistan, échec de la « guerre de 34 jours », tensions politiques au Liban, désenchantement en Israël, situation explosive dans les territoires occupés et durcissement des rapports avec la Syrie et l’Iran. Loin de se retrouver isolés, la doxa veut aujourd’hui que ces deux pays tirent avantage de la situation créée par la doctrine Bush et cherchent à l’exploiter plus avant. L’invasion de l’Afghanistan et celle de l’Irak ont achevé d’encercler la république islamique à l’est, au nord et à l’ouest, avec les bases que le Pentagone a pu ouvrir ou obtenir dans les deux pays envahis, ainsi que dans plusieurs des nouveaux États d’Asie centrale, cependant qu’au sud, l’espace maritime est contrôlé par l’US Navy et ses alliés. Mais, contradictoirement, la chute des talibans et de Saddam Hussein a débarrassé l’Iran de ses deux ennemis proches et, du fait de la communautarisation du jeu politique en Irak, ouvert des marges de manœuvre, par le truchement des chiites de ce pays, qui entretiennent de longue date des relations profondes (mais complexes) avec leurs coreligionnaires iraniens. Dans le même temps, Téhéran et Damas — cette dernière capitale étant également accusée de fournir le « grand arrière » de l’insurrection sunnite en Irak — harassent Israël en soutenant le Hamas palestinien et en entretenant un abcès de fixation à la frontière libanaise, à travers le Hezbollah[25]. Qui tient qui, qui encercle quoi et où se trouve le pompier pyromane ? Jetant de l’huile sur le feu, à des fins intérieures et pour subsumer le clivage sunnites / chiites à l’échelle de « l’umma », le président Ahmadinejâd multiplie les discours sur « l’efface-ment » de l’État d’Israël, organise d’obscènes saturnales négationnistes et prétend reprendre la bannière révolutionnaire abandonnée par ses prédécesseurs. Rien n’indique qu’il soit suivi, les récentes élections municipales et le renouvel-lement concomitant de l’Assemblée des experts ayant été un camouflet pour lui.
C’est dans ce contexte qu’une controverse s’est ouverte aux États-Unis sur la doctrine à suivre. L’une des expressions en a été la rédaction du « rapport Baker-Hamilton » (« The Way Forward, A New Approach »), remis le 6 décembre au président américain[26]. L’intérêt accordé à ce texte découle de la composition du groupe de rédacteurs — la crème de la crème de l’establishment —, du caractère strictement bi-partisan de la démarche et de la personnalité de son membre le plus célèbre, James Addison Baker III, ami de trente ans de la Maison Bush, ancien secrétaire d’État, le « marteau de velours » qui obtint tant de choses sur le plan diplomatique et fit valider l’élection frauduleuse de Bush le Jeune en 2000. Bref, le 41ème président volait, par personne interposée, au secours du 43ème.
À vrai dire, l’analyse et les propositions dudit rapport ne sont pas particulièrement originales et, à l’instar d’Andrew J. Bacevitch, on peut penser que l’objectif visé était de circonscrire le champ du débat sur la politique extérieure des États-Unis et de calmer la protestation populaire que celle-ci suscite aux États-Unis même. D’autres membres éminents de l’establishment vont dans le même sens que les rapporteurs, tel Richard N. Haass, qui fut un des conseillers des administrations Reagan, Bush l’Ancien, puis Bush le Jeune, et qui préside aujourd’hui le Conseil pour les Relations Internationales, le think tank le plus influent en ce domaine[27]. L’histoire contemporaine du Moyen-Orient, écrit-il, a été ouverte par l’expédition en Égypte de Bonaparte, et sa quatrième période, celle de l’hégémonie américaine, arrive à son terme. Elle aura été éphémère, du fait de l’invasion voulue de l’Irak, du décès du processus de paix au Moyen-Orient, de l’incapacité des régimes arabes établis à contrer l’attrait exercé par l’intégrisme islamique, et de la mondialisation, satellitaire en particulier avec le rayonnement des chaînes arabes. La cinquième période sera marquée par douze données : l’influence américaine restera prééminente, mais s’affaiblira ; les États-Unis seront concurrencés dans la région par d’autres puissances extérieures (Union européenne, Chine, Russie), sans que celles-ci parviennent à modifier les choses ; l’Iran deviendra l’un des deux États les plus influents au sein de la région et agira comme une puissance classique ; Israël représentera la deuxième puissance régionale, forte militairement mais affaiblie politiquement ; aucune perspective réelle de règlement de la question palestinienne n’existe à moyen terme ; l’Irak ne se stabilisera pas de sitôt et peut devenir un « État failli » ; le prix du baril de pétrole restera élevé ; la privatisation de la guerre se poursuivra, à travers les milices de tout poil; le terrorisme, défini comme « l’usage intentionnel de la force contre des civils, à des fins politiques », demeurera une des données régionales ; l’islam continuera à combler le vide politique et intellectuel du monde arabe ; les régimes arabes resteront autoritaires et deviendront, tout à la fois, plus intolérants et plus anti-américains, l’évolution de l’Égypte et de l’Arabie saoudite fournissant à cet égard les meilleurs indicateurs ; les institutions régionales demeureront faibles.
Les perspectives ne sont guère réjouissantes, mais ne doivent pas inciter au fatalisme. Il est de l’intérêt de l’Occident que cette période soit aussi brève que possible. Deux erreurs sont ici à éviter : recourir de façon abusive à la force militaire, notamment contre l’Iran, et espérer dans l’avènement de la démocratie pour apaiser la région. Même de vieilles démocraties n’échappent pas au terrorisme, comme le prouve l’exemple britannique, cependant que les démocraties naissantes sont fortement instables et clivées. Deux voies doivent être suivies : intervenir au Moyen-Orient avec des instruments non militaires, la diplomatie en premier lieu, même avec l’Iran, nécessairement avec la Syrie et en priorité à propos du conflit israélo-palestinien ; s’isoler le plus possible de l’instabilité levantine, en réduisant la dépendance américaine à l’égard du pétrole.
Ce n’est pas sur cette voie que l’administration s’est engagée, mais plutôt dans une fuite en avant : envoi de 21 500 hommes supplémentaires en Irak, avec la mission de sécuriser la capitale et de stabiliser la province d’Anbar, d’accélérer le processus de formation de l’armée et de la police locales, cependant que le gouvernement en place est invité à faire une meilleure place aux sunnites. On voit mal comment l’armée américaine réussira là où elle a échoué, avec des ressources humaines qui, en 2005, étaient aussi abondantes que celles à venir. L’« irakisation » de la guerre sera-t-elle plus efficace que la « vietnamisation » de jadis ? On se souviendra que celle-ci s’était accompagnée d’un élargissement de la guerre au Cambodge, accusé d’abriter le centre de commandement « vietcong ». De fait, des menaces sont adressées à la Syrie et à l’Iran, le dispositif aéronaval dans la région est renforcé d’un deuxième groupe (task force), ce que la guerre ouverte en Somalie contribue à justifier. L’attention se focalise sur l’Iran — il n’est pas exclu que des démarches soient effectuées pour tenter de placer un coin entre la Syrie et lui — au nom de la lutte contre la prolifération nucléaire et au motif que les sanctions adoptées par le Conseil de sécurité sont insuffisantes ou sont contournées. Le plan d’attaque est quasiment public : frappes aériennes et par missiles des principaux sites du programme nucléaire, des usines chimiques, des bases de l’aviation et de la marine iraniennes, frappes préparées et complétées par l’action des forces spéciales dans les zones peuplées de minorités nationales (Kurdes et Azéris notamment). Des mesures doivent également être prises pour contrer les éventuelles répliques iraniennes, localement, dans la région et à une plus large échelle. Les alliés sunnites (Arabie saoudite, pétro-monarchies du Golfe, Jordanie et Égypte) doivent accorder un soutien politique et sécuritaire. Une des questions porte sur le rôle dévolu à Israël, au-delà du contrôle des territoires occupés et du front libano-syrien. En tout état de cause, le nouveau chef du Commandement central (Centcom), l’amiral William Fallon, est un spécialiste des opérations aéronavales.
Entêtement personnel, incompétence d’une administration, influence persistante des néo-conservateurs, tout cela est vrai, mais insuffisant. Toute présidence américaine repose nécessairement sur une coalition de courants et la focalisation sur les néo-conservateurs a laissé dans l’ombre d’autres groupes — représentés notamment par Cheney et Rumsfeld — qui, en écho déformé de Schumpeter, partagent l’opinion que l’instabilité est constructive[28], mais surtout le fait que la doctrine Bush au Moyen-Orient s’inscrit dans une vision du monde et une grande stratégie qui réservent à cette région une importance cruciale. Pour les hydrocarbures, bien évidemment, puisque tous les dirigeants américains s’y réfèrent depuis des décennies, et on rappellera, à cet égard, que 1°) qui contrôle les gisements de la région tient les rênes de « l’économie mondiale » et que 2°) les États-Unis avaient perdu leurs positions pétrolières en Irak et en Iran. Cela va plus loin et doit être rattaché à la vision que Zbigniew Brzezinski a développée magistralement dans un ouvrage de référence[29].
Selon Zbigniew Brzezinski, les États-Unis sont sans conteste la puissance hégémonique depuis la disparition de l’URSS, mais restent une île entre le Pacifique et l’Atlantique. La domination du reste de l’hémisphère ne peut soutenir durablement cette hégémonie car la majorité des hommes et les principales ressources se trouvent dans la Pangée, à savoir le continent eurasiatique et son appendice africain. L’hégémonie américaine ne pourra donc être éternelle, mais tant qu’elle durera, il lui faudra modeler en profondeur la Pangée, pour la simple raison que quiconque contrôle celle-ci domine le monde. Ce continent a un noyau central, le « heartland » de Halford Mackinder, et quiconque contrôle ce noyau domine ou peut ambitionner de dominer la Pangée. Ce noyau était l’Union soviétique et est aujourd’hui la Russie, pas encore assez civilisée. Il faut donc réduire ce pays, par l’ouest grâce à l’élargissement de l’Union européenne, du marché et de l’OTAN réunis, à l’est en intégrant la Chine avec l’assistance du Japon, laquelle disposerait d’une « zone de déférence », allant de la Sibérie orientale, qui n’a aucune raison de rester russe, à l’Indonésie. La tâche la plus complexe est de stabiliser les Balkans, anciens et nouveaux. En géopolitique, on appelle « balkans » un espace sans unité interne du fait de sa bigarrure ethno-culturelle et de l’absence de régulateur régional. L’instabilité y est grande, qui invite les puissances à y intervenir, d’autant plus que les entités de cet espace « balkanique » sont incitées, pour régler leurs différends, à faire appel à elles. Simple rappel de l’histoire des vieux Balkans, à partir du moment où commença le déclin de l’empire ottoman. Leur stabilisation après la fin de la guerre froide a été quelque peu agitée, mais était bien engagée au moment où l’ouvrage fut publié (destruction du môle serbe, balkanisation en cours, intégration future à l’UE et à l’OTAN, bases américaines). Restent les « nouveaux Balkans », ainsi nommés parce qu’ils entrent dans la définition géopolitique. Il s’agit de l’Asie centrale, du Moyen-Orient et de la corne de l’Afrique, soit quasiment l’espace couvert par le Centcom. Leur stabilisation doit être l’objectif des deux premières décennies du XXIème siècle, d’autant qu’ils regorgent d’hydrocarbures, qu’ils sont aux carrefours de la Pangée et que la Russie leur est voisine.
Ce qui frappe l’observateur, c’est la constance avec laquelle cette « grande stratégie » a été mise en œuvre. Il suffira pour s’en convaincre de suivre les processus d’élargissement de l’OTAN et d’extension des bases américaines, y compris sous l’administration actuelle, bien que le périmètre du Grand Moyen-Orient ne corresponde pas exactement à celui des « nouveaux Balkans ». Les différences, et elles sont notables, portent sur la doctrine, c’est à dire la mise en œuvre à moyen terme. Ainsi, Brzezinski insiste sur la nécessité d’associer l’Union européenne aux actions des États-Unis, non pas le Royaume-Uni qui n’est pas réellement européen et peut rendre des services ailleurs, mais le triangle de Weimar (France, Allemagne et sa chère Pologne) qui doit devenir l’axe majeur de l’Union. De même, il convient de ne pas prendre de front l’islam par des campagnes idéologiques inappropriées et un suivisme excessif vis-à-vis de la politique israélienne. On rappellera ici que c’est l’administration Carter qui, à l’instigation de Brzezinski, décida, avant même l’entrée des troupes soviétiques, de faire de l’Afghanistan le « Vietnam de l’URSS » et, pour ce faire, de promouvoir l’islam radical et les intégristes musulmans. Enfin, selon le même auteur, la révolution iranienne est entrée dans sa phase “thermidorienne” et le règne des mollahs est révolu. Il convient donc de réintégrer ce pays, sans lequel il sera difficile de stabiliser l’Asie centrale.
Si les analyses de Zbigniew Brzezinski sont évoquées ici, ce n’est point parce qu’elles sont plus respectueuses du droit des gens et des peuples, ou moins cyniques, mais parce qu’elles exercent une influence réelle et qu’elles convergent avec celles des hégémonistes « réalistes ». Pour l’heure, leur opinion n’a pas été retenue et l’on voit mal quelles autres voix pourraient retenir l’administration Bush. Nulle puissance, nulle organisation internationale ne semble en mesure et ne paraît véritablement désireuse d’agir. Le « moment unipolaire » s’achève dans un désordre extrême, où tout est oblique, biaisé et où s’exerce la capacité de nuisance des États-Unis. Le jour est peut-être proche où il sera trop tard. Alors, les femmes se couvriront la tête de cendres, les hommes tourneront le dos pour cacher leurs larmes et les enfants, effarés, demanderont en vain à leurs parents quelle folie les a saisis. Les vieux Grecs l’avaient nommée hubris, la démesure de la puissance par laquelle Zeus aveugle ceux qu’il veut perdre.
Notes
* Historien – géographe.
[1] Calamiteux, le bilan du Secrétaire à la Défense l’est sans conteste, y compris pour les apophtegmes dont Ronald Rumsfeld était prodigue. On ne résistera pas à la tentation de citer celui-ci, qui place son auteur dans la droite tradition platonicienne : « Il y a le savoir connu et le savoir inconnu, l’ignorance connue et l’ignorance inconnue ».
[2] Dans une bibliographie devenue rapidement pléthorique, dont les titres proposent de multiples qualifications, on retiendra l’ouvrage de Thomas E. Ricks, Fiasco, the american military adventure in Iraq, Allen Lane, Londres, 2006. Plusieurs livres ont été consacrés à la première année de l’invasion : “Jerry” Bremer a publié un plaidoyer pro domo, qu’infirment ceux de certains de ses adjoints, tel Larry Diamond, Squandered Victory : The American Occupation and the Bungled Effort to Bring Democracy to Iraq, Times Books, New York, 2005. Imperial Life in the Emerald City : Inside Iraq’s Green Zone, éd. Alfred Knopf, New York, 2006, du journaliste Rajiv Chandrasekaran, ne laisse planer aucun doute sur l’ampleur de la catastrophe programmée.
[3] Le 23 juillet 2002, sir Richard Dearlove le bien nommé, directeur du M I6, le service de renseignement extérieur britannique, annonça à son premier ministre que la Maison Blanche avait pris sa décision. C’est de concert que l’entrée en guerre sera ensuite scénarisée. Cf. Mark Danner, « The Secret Way to War », New York Review of Books, 2006. Les articles que publie ce professeur de journalisme dans la revue éditrice sont toujours éclairants sur le comportement et le rôle des médias américains.
[4] Speed kills, « la rapidité tue » était la devise du général Tommy R. Franks, stratège de l’opération Iraqi Freedom. Il y aurait beaucoup à dire à propos de la « transformation » du Pentagone, version rumsfeldienne de la « révolution dans les affaires militaires » (RAM) engagée durant l’administration Clinton. On rappellera seulement que le concept de RAM, comme celui de « bataille en profondeur » qui présida aux opérations Desert Storm et Iraqi Freedom, procède de l’art militaire soviétique, mais la lecture est biaisée en ce qu’elle revient à la « guerre éclair » des stratèges allemands. Il conviendrait, à ce propos, de se référer aux travaux du CIRPES, tels que transcrits dans les Cahiers d’Études Stratégiques, ainsi qu’aux ouvrages de Jacques Sapir consacrés à l’armée soviétique.
[5] On ne s’interrogera pas sur la participation à la coalition des îles Marshall et de Palau, anciens territoires sous mandat des États-Unis, dont l’indépendance est nominale. Les dirigeants australiens, britanniques, danois, géorgiens, japonais, polonais ou roumains auront à répondre de leur collaboration devant leurs peuples, comme l’ont fait les gouvernements espagnol et italien. La présence d’un détachement de 175 soldats mongols ne pouvait qu’être marginale sur le plan militaire, mais s’avérait lourde de symboles historiques, puisque c’est en janvier 1258 que Houlègou, le petit-fils de Gengis Khan, prit Bagdad, qu’il rasa, et mit à mort El-Moutasim, le dernier des califes abbassides.
[6] Trois États (kurde au nord, chiite au sud et sunnite au centre) ou deux (chiite et sunnite arabo-kurde), sans tenir compte des minorités turkmène, assyrienne, chrétiennes et autres, ni des nombreuses zones de mixité. Plusieurs personnalités américaines militent en ce sens (cf. par exemple le site goalsforamericans.org). Certains, qui n’exercent cependant pas de responsabilités directes, voudraient que l’Irak serve de banc d’essai à une refonte géopolitique de la région, comme cela fut fait avec l’éclatement de l’URSS, de la Tchécoslovaquie et de la Yougoslavie. C’est la carte du très néo-darwinien lieutenant-colonel Ralph Peters (voir : « Blood Borders », Journal of Armed Forces, juin 2006 et le dossier de la revue Diplomatie, n° 24, janvier – février 2007).
[7] James Mann, Rise of the Vulcans, The History of Bush’s War Cabinet, Viking, New York, 2004.
[8] Dans ses écrits, Andrew J. Bacevitch, dont la première carrière l’a conduit au rang de colonel, s’inquiète du militarisme grandissant, voir : The New American Militarism, how Americans are Seduced by War, Oxford U.P., 2005. Ce militarisme imprègne le dernier livre de Robert D. Kaplan, un des propagateurs de la thèse de l’anarchie montante : Imperial Grunts (« Bidasses d’empire »), Vintage Books, New York, 2006. Les fantassins qu’il a suivis aux quatre coins du Tiers-monde en parlent tous comme d’un « territoire indien » (Injun territory).
[9] Alain Labrousse, « Afghanistan, drogue, conflits et corruption »,, Diplomatie, n° 23, novembre – décembre 2006, p. 31.
[10] La lecture de l’ouvrage du rédacteur en chef de Radio France internationale, Richard Labévière, Le grand retournement, Bagdad-Beyrouth, Le Seuil, Paris, 2006, est ici indispensable, et pas uniquement pour l’analyse de la situation des deux capitales précitées. Le « retournement » de la politique française s’éclaire, mais en partie seulement, par la formule qu’avait eue Condoleezza Rice en avril 2003, après l’échec américain devant le Conseil de sécurité : « Pardonner à la Russie, ignorer l’Allemagne, et punir la France ! ».
[11] Anthony H. Cordesman : Preliminary Lessons of the Israeli -Hezbollah War (Center for Strategic and International Studies, CSIS, New York, 2006 et <csis.org/media/csis/pubs
/060817_isr_hez_lessons.pdf>. La revue DSI, Défense & sécurité internationale, n° 18, septembre 2006, a publié un dossier sur la « guerre des 34 jours », qui reste entaché par l’exaltation guerrière caractéristique de cette publication.
[12] Seymour M. Hersh : « Watching Lebanon, Washington’s interests in Israel’s war »,, New Yorker, 21 août 2006, pp. 28-33.
[13] A clean Break. A new Strategy for Securing the Realm, The Institute for Advanced Strategic and Political Studies, Washington, 1996. Il y a des conditions intérieures à la réussite du plan, en finir avec le “sionisme travailliste” et se plier au marché, qui fait de meilleurs guerriers.
[14] La responsabilité personnelle de Douglas Feith dans le fiasco irakien semble avoir été si grande que le général Franks qualifia celui qui était alors sous-secrétaire à la Défense pour les affaires politiques « d’enfoiré le plus nul de la planète » (cf. Ricks, op. cit. p. 78).
[15] Charles Enderlin, Les années perdues, Intifada et guerres au Proche-Orient, 2001-2006, Fayard, Paris, 2006, p. 13. Son précédent ouvrage, Le rêve brisé. Histoire de l’échec du processus de paix au Proche-Orient, 1995-2002, Fayard, Paris, 2002, n’a pas perdu de son intérêt.
[16] René Backmann, Un mur en Palestine, Fayard, Paris, 2006. Pour citer l’auteur : « la barrière apparaît comme la suite logique, voire le complément historique de l’entreprise de colonisation » engagée depuis près de quarante ans. La construction d’un mur autour des colonies de Gaza étant géographiquement impossible, celles-ci furent évacuées et leurs 8 000 habitants vinrent, pour l’essentiel, grossir les rangs des 250 000 colons de Cisjordanie.
[17] Voir en particulier la revue Foreign Policy, juillet – août et septembre – octobre 2006. Dans son récent ouvrage, The Choice : Global Domination or Global Leadership, Basic Books, New York, 2005, Zbigniew Brzezinski estime également que les intérêts du lobby israélien ne sont pas toujours congruents avec ceux des États-Unis. Il n’y a cependant pas d’assimilation possible entre le lobby israélien et les organisations de lutte contre l’antisémitisme, quand bien même le premier poursuit une stratégie d’influence sur les secondes.
[18] Barah Mikaïl, La politique américaine au Moyen-Orient, Dalloz, Paris, 2006.
[19] Représentatifs de ce courant néo-orientaliste, l’historien Bernard Lewis, le politologue Daniel Pipes, animateur du Campus Watch program et de la revue The Middle East Quarterly, ou encore l’expert indigène Fouad Ajami. Il y a bien, selon eux, un conflit de civilisations et, encore que ses écrits soient plus élaborés, on retrouve l’écho de cette thèse chez Samuel Huntington. Afin de conserver le nord, on replacera ces courants dans Gilbert Achcar Le choc des barbaries, 10/18, Paris, 2004, et dans Les 100 clés du Proche-Orient d’Alain Gresh et Dominique Vidal, éd. Hachette, coll. Pluriel, Paris 2006.
[20] Allocution du romancier David Grossman prononcée le 4 novembre 2006, lors de la cérémonie en mémoire d’Yitzhak Rabin (traduction anglaise sous le titre: « Looking at Ourselves »,, The New York Review of Books, vol. LIV, n° 1, p. 4). L’orateur, qui a perdu son fils Uri pendant la guerre de 34 jours, devait ensuite exhorter le Premier ministre Ehud Olmert, présent lors de cet hommage, à engager sans réticence le dialogue avec les Palestiniens et les Syriens, afin de parvenir enfin à des accords de paix dont tout le monde connaît en vérité les dispositions et justes et nécessaires. Ce texte prouve, par ailleurs, que continuent à se dire et à s’écrire en Israël des choses bannies ailleurs. Il va de soi que l’évolution du pays n’est pas sans affecter le mouvement sioniste, et la diaspora juive qui ne se confond pas avec lui. Cf. « Israel and the Jews, Second thoughts about the Promised Land »,, The Economist, 13-19 janvier 2007, pp. 50-52.
[21] Pierre-Jean Luizard, La question irakienne, Fayard, Paris, 2002. La question reste posée de savoir si, le 25 juillet 1990, un autre feu vert ne fut pas donné à Saddam Hussein par Mme April Glaspie, ambassadeur des États-Unis à Bagdad, concernant le règlement de son différend avec le Koweït. Les mémoires de Bush l’Ancien restent pour le moins confus à ce propos.
[22] La bibliographie est immense. En français, les publications de Jean-Pierre Digard, Chapour Haghighat, Bernard Hourcade, Azadeh Khan-Thiébaut, Farhad Khosrokha-var, Yann Richard, Olivier Roy. À propos du nucléaire iranien, François Géré, L’Iran et le nucléaire, les tourments perses, Lignes de repères, Paris, 2006 et Thérèse Delpech, L’Iran, la bombe et la démission des nations, CERI / Autre-ment, Paris, 2006. Pour cette dernière, l’Iran est un bloc et la résistance à ses projets un test pour les puissances, un révélateur de la bavochure et de la veulerie de l’Occident. À moins que…
[23] Le principe du velayat-e faqih est loin de faire l’unanimité parmi les clercs. L’autorité morale du guide actuel est réduite. Par ailleurs, les idées d’Ali Shariati, mort en 1978, restent influentes, qui intégraient projet révolutionnaire et thèmes chiites, en même temps qu’elles critiquaient le dogmatisme clérical.
[24] Le symbole le plus visible de cet affairisme est l’île de Kish, dans le Golfe, transformée en zone franche et en centre légal de contrebande. 72 FTN y ont élu domicile, parmi lesquelles Halliburton, chère au vice-président Cheney. Cf. Philippe Sébille-Lopez, « Les ressources de Téhéran »,, Outre-Terre, n° 16, pp. 61-72.
[25] Les contradictions conceptuelles de la doctrine Bush sont nombreuses. Comme l’a indiqué le directeur général de l’AIEA, lors de son récent voyage à Tokyo, on ne peut placer un pays sur « l’axe du mal » sans que celui-ci ne cherche à se prémunir. On ne peut non plus proclamer que l’invasion de l’Irak est un exemple à méditer et s’étonner qu’il le soit réellement par les cibles suivantes. On ne peut exiger des inspections par l’AIEA et, comme l’entrée en guerre contre l’Irak l’a démontré, ne pas tenir compte de leurs rapports. Enfin, la diplomatie est exclue puisqu’« on ne négocie pas avec le diable ».
[26] Le Monde, 8 décembre 2006.
[27] Richard Haass : « The New Middle East », in Foreign Affairs, vol. 85, n° 6, novembre – décembre 2006, pp. 2-11. Cette analyse a été popularisée dans Newsweek du 8 janvier 2007. Les trois périodes précédentes de l’histoire contemporaine du Moyen-Orient sont celles de la « question d’Orient », du colonialisme européen, puis de la guerre froide.
[28] Walid Charara, « Instabilité constructive », Le Monde diplomatique, juillet 2005.
[29] Zbigniew Brzezinski, Le grand échiquier, l’Amérique et le reste du monde, Hachette, Paris, 1997. Lire également la revue Outre-Terre, op. cit. La vision et la grande stratégie de “Zbig” ont été complétées dans son ouvrage plus récent, The Choice, évoqué plus haut. À vrai dire, le premier énoncé en a été fait sous le vocable « nouvel arc de crise », à l’époque où Brzezinski était le conseiller pour la sécurité nationale du président Carter.