Bruno Drweski*
Depuis plusieurs années déjà, mais avec une vigueur grandissante, les personnalités politiques occidentales, et plus largement les sociétés, sont sommées de prendre position “pour le Darfour”. Peu de gens sont cependant en état de savoir quels sont les protagonistes des tensions existant dans cette région du Soudan, encore moins, quelle est la représentativité de chacun des camps en présence, et quels sont leurs éventuels objectifs politiques. Comment dès lors prendre position ? On ne peut en effet prendre position sur la seule base de bons sentiments, sans vraiment comprendre ce qui se passe là-bas. Les choses seraient-elles vraiment incompréhensibles au Darfour ?
Qui fait la “guerre” au Darfour ? Et quel est le rôle des États voisins et des grandes puissances dans ce conflit ? Voilà les questions qu’il faudrait d’abord poser. Est-ce le gouvernement d’union nationale au pouvoir à Khartoum ? Les chefs provinciaux ? Le groupe rebelle du Mouvement de libération du Soudan (SLM), dont la principale fraction a signé le 15 mai 2006 un accord de paix, certes précaire, avec Khartoum ? Ou le Mouvement pour l’égalité et la justice (JEM) qui a refusé de signer un tel accord, et qui est dirigé par Khalil Ibrahim ? Or, Khalil Ibrahim, lié par sa famille à l’actuel président du Tchad voisin, est aussi un proche de Hassan El Tourabi, le leader islamiste extrémiste qui a été chassé du pouvoir en 1999 à Khartoum, et qui s’est rapproché depuis du régime au pouvoir à N’Djamena, après avoir tenté de s’appuyer sur les ex-rebelles du sud, qu’il combattait auparavant violemment lorsqu’il participait au pouvoir à Khartoum. Tout cela semble donc avoir peu à voir avec les habitants du Darfour. Les estimations publiées dans les médias occidentaux annoncent 200 000 morts au Darfour depuis le début des tensions. Le président soudanais parle de conflits entre groupes tribaux n’ayant pas fait plus de 9 000 morts[1]. Comment savoir ?
Alors que le 30 avril dernier, les manifestations aux États-Unis contre l’occupation de l’Irak mobilisaient plusieurs centaines de milliers de citoyens, le fait que les médias aux États-Unis aient alors surtout parlé de la petite manifestation organisée sur le Mail de Washington par les organisations de l’extrême droite néo-protestante et pro-israélienne pour « Sauver le Darfour » devrait nous amener à poser les questions fondamentales sur les racines de la tension qui règne autour du Darfour. Pourquoi des « chrétiens » intégristes s’intéressent-ils à la « défense » de populations musulmanes ? Alors même que le Soudan est parvenu à signer un accord de paix entre le nord, à dominante musulmane, et le sud, à dominante animiste ou chrétienne, et qu’une partie des rebelles du Darfour a aussi accepté de signer un accord avec Khartoum ?
Les causes originelles des tensions au Darfour
Il faut donc commencer par analyser les causes premières des tensions au Darfour. Il existait traditionnellement dans cette région des conflits endémiques entre tribus sédentaires et nomades pour l’accès aux pâturages et aux points d’eau. Avec la guerre au sud-Soudan, et les sanctions économiques dont le Soudan a été victime de la part de Washington et des institutions financières internationales le développement du pays a été freiné pendant plusieurs décennies, alors même que la population continuait à augmenter. Ce contexte a empêché les pouvoirs de se concentrer sur la lutte contre le processus de désertification consécutif au réchauffement de la planète, ce qui, avec l’augmentation de la population, a contribué à exacerber les rivalités habituelles pour l’accès à l’eau. En plus, l’affaiblissement des liens sociaux traditionnels sous l’effet des idées modernes, et sans qu’une réelle modernisation sociale n’ait pu avoir lieu, a ensuite affaibli la légitimité des institutions et notabilités traditionnelles d’arbitrage. Et l’État, concentré pendant de longues années sur la guerre au sud, a délégué au Darfour ses pouvoirs à des hauts fonctionnaires locaux, et pas toujours soucieux de faire montre de neutralité dans leurs arbitrages. Et comme les conflits au sud-Soudan, en Centrafrique et au Tchad ont généralisé dans toute la région les trafics d’armes, la kalachnikov a remplacé les armes traditionnelles, ce qui a entraîné à chaque bagarre une augmentation du nombre des morts, et il est devenu impossible pour les tribus de payer les traditionnelles “dettes de sang”. En outre, les politiques néolibérales adoptées au Soudan depuis plus de trois décennies ont affaibli les faibles capacités d’intervention sociale des pouvoirs publics, ce qui a accéléré le délitement social et entraîné la multiplication des groupes de bandits traditionnels, ce qui a rendu la situation encore plus explosive. On voit bien là qu’il y a un engrenage qui a échappé aux autorités fédérales.
Puis, comme les accords de 2005 entre le gouvernement central et les rebelles du sud, en redistribuant les postes gouvernementaux, ont contribué à marginaliser la position de plusieurs notables soudanais, parmi eux certains originaires du Darfour, la pression armée leur est apparue comme le seul moyen de se remettre en selle. D’autant plus que jouait l’exemple des anciens rebelles du sud qui étaient parvenus au pouvoir à Khartoum, grâce à la combinaison de leur pression armée et des appuis étrangers qu’ils avaient obtenus.
Pour toutes ces raisons, les tensions économiques et sociales au Darfour ont rapidement dégénéré en conflits ouverts entre certains groupes de sédentaires décrétés dans les médias occidentaux “noirs” et des nomades décrétés “arabes”, ce qui a en outre permis aux États-Unis de se présenter comme les protecteurs des “minorités noires”, et de tenter de créer un clivage entre “Africains”, “Afro-américains” et “Arabes”. Mais la médiation de l’Union africaine, acceptée par le nouveau gouvernement d’union nationale nord-sud de Khartoum et par une partie des rebelles a ensuite contribué à faire baisser les tensions. Washington, frustré par l’accord entre le nord et le sud qui permet au Soudan d’exporter son pétrole sans passer par le biais des firmes transnationales d’outre-atlantique, semble décidée à montrer qu’on ne peut pas l’exclure du jeu politique et économique local.
Le bombardement de l’usine pharmaceutique de Khartoum par l’US Air force en 1998 n’avait pas permis d’accréditer l’idée d’un Soudan producteur “d’armes de destruction massive”, ce qui peut expliquer pourquoi c’est désormais sur le terrain des “épurations ethniques” au Darfour qu’on essaie d’affaiblir la position de cet État. Il se passe certainement des événements tout à fait condamnables au Darfour, mais ramener la paix par des compromis entre parties faisant preuve de bonne volonté, vaut sans doute mieux que d’exacerber les conflits, d’autant plus que rien n’indique que l’on ait d’un côté les “bons” et de l’autre “le méchant”.
Le Soudan est un pays de deux millions et demi de kilomètres carrés, quatre fois et demi la surface de la France, avec plus de trente millions d’habitants composé d’une cinquantaine d’ethnies. Le nord, Darfour compris, est entièrement musulman depuis le XVIe siècle, et la langue arabe est devenue, comme au Tchad ou dans une partie du Niger, la langue de communication entre les populations qui, çà et là, ont conservé également leurs parlers locaux. Le sud, majoritairment animiste, partiellement christianisé et faiblement islamisé, pratique comme moyen d’inter-compréhension plus souvent la langue anglaise, celle de l’ancien colonisateur, car les colonialistes avaient tout fait pour éliminer la position de l’arabe dans cette région.
On comprend dans ce contexte que, depuis l’indépendance, les gouvernements successifs aient été amenés progressivement à accepter l’idée d’un Soudan fédéral, ce qui dans le contexte de populations souvent liées à des clans et des chefferies, a pu, parfois favoriser des conflits hâtivement qualifiés “d’ethniques”, voire de “religieux”. Le Soudan a donc été déchiré par une guerre civile presque ininterrompue depuis son indépendance en 1955, lorsque les provinces du sud, privées d’élites et d’accès aux richesses, menacèrent de faire sécession. Rappelons toutefois que ces conflits ont opposé plusieurs groupes politiques et tribaux entre eux et rarement un “bloc” sudiste contre un “bloc” nordiste. Un demi-siècle de bombardements, de tueries, de fuite des populations vers les centres d’accueil autour des villes asphyxiées par cet accroissement démographique incontrôlable, de difficultés d’approvisionnements, de paralysie économique. C’est en particulier le cas de Khartoum, la capitale qui rassemble aujourd’hui plus de huit millions d’habitants venus de toutes les provinces du pays, et où beaucoup se précipitent dès que la situation se tend chez eux. On comprendra que la situation dans tout le Soudan, et en particulier au Darfour, ne peut pas être caractérisée par quelques formules rapides, quelles que soient les bonnes intentions de tel ou tel homme politique ou journaliste. Notons cependant que, si le Darfour a de tout temps été traversé par des tensions entre populations nomades et sédentaires, mais aussi avec des groupes de bandits de grands chemins, les Janjawids, il n’a pas connu de guerre jusqu’à il y a trois ans. Pas de conflits “ancestraux” donc dans cette province entièrement musulmane, où tous utilisent la langue arabe, aux côtés des parlers tribaux, et où tous sont “noirs” de peau, les populations d’origine arabe et noire s’étant totalement mélangées au cours des siècles. On aurait du mal à trouver quelqu’un qui ne soit pas noir dans la région. Tous les Noirs soudanais ne sont pas arabes, mais tous les Soudanais sont noirs, y compris les Arabes.
Après la pauvreté endémique, augmentée récemment par les guerres et la désertification, le nouveau malheur du Soudan semble être désormais …sa richesse, car les experts pensent qu’il y aurait au Darfour, des réserves de pétrole comme celles déjà exploitées dans le sud et raffinées dans le nord. L’une des plus grandes réserves de pétrole au monde, sans oublier les minerais de métaux précieux. Cette richesse aiguise, comme au Moyen-Orient ou au Venezuela, les appétits des grandes compagnies minières, pétrolières et des puissants États, ce qui peut expliquer selon de nombreux observateurs pourquoi, à peine éteint le conflit au sud du Soudan, c’est au Darfour que la tension a rebondi. Certains allant même jusqu’à émettre l’opinion que, s’étant fait devancé par la compagnie étatique chinoise de pétrole pour l’exploitation et le raffinage du pétrole du sud, les grands groupes d’outre-atlantique voudraient “se venger” de l’affront, en récupérant le pétrole du Darfour, et en isolant le gouvernement de Khartoum, désormais dans sa double composante nord / sud. D’autres voient aussi dans les liens familiaux entre certains chefs rebelles du Darfour et le régime de N’djamena les raisons des récents atermoiements de Paris sur la question. Mais l’on avance aussi les intérêts du groupe franco-belge Total. Et comme plusieurs anciens dignitaires autrefois bien en cour à Khartoum semblent avoir perdu leurs positions au profit des nouveaux ministres du gouvernement d’unité nationale à qui il a fallu faire place, il était facile de trouver au Darfour le noyau qui a pu nourrir la nouvelle rébellion.
Une rébellion à base tribale, voire clanique, mais qui n’est ni ethnique ni religieuse, puisque la population du Darfour est musulmane en totalité. Les tribus sont ici “sociologiques” et non pas « biologiques ». Ce qui fait leurs “identités”, ce sont leurs traditions sédentaires ou nomades. La guerre au sud avait déjà permis tous les amalgames réducteurs : On parlait des « musulmans / Arabes du nord » et des « chrétiens / Noirs du sud », niant le fait que les rebelles, dirigés alors par John Garang, étaient souvent animistes ou même musulmans, que des milliers de chrétiens se réfugiaient à Khartoum pour fuir les combats, ce qui eût été incompréhensible, s’il se fût agit d’une guerre de religion ou d’un conflit ethnique.
D’un conflit à peine éteint à un nouveau conflit
Au moment, où elles mettaient le point final sur les négociations avec les rebelles du sud, les autorités de Khartoum ont fait une erreur d’appréciation, jugeant que les notables du Darfour qui se sentaient marginalisés par le compromis national en passe de se réaliser n’allaient pas nourrir une rébellion durable et que les troubles locaux de 2003 ne faisaient que prolonger la longue tradition, somme toute gérable, des affrontements ponctuels et rapidement résolus entre tribus sédentaires et nomades. Le gouvernement préféra donc conserver ses forces au sud, acquiescant à la demande des gouverneurs locaux de lever des troupes de volontaires pour remettre de l’ordre. Remise en ordre qui se fit au profit des clans liés aux notables du moment. La rébellion démarra alors autour de chefs qui se sentaient marginalisés et qui se développa à un moment où, traversée par une sécheresse grandissante, la rivalité traditionnelle entre nomades et sédentaires pour l’accès aux paturages et aux points d’eau s’exacerbait. Il y eut un nombre grandissant de victimes, ce qui augmenta les désirs de vengeance des uns et des autres. Aucun pouvoir, local ou national, n’était plus en état de payer le traditionnel “prix du sang” pour rétablir la paix et compenser ainsi la perte des proches tués.
Et comme, en plus, en 1999, le chef de la fraction la plus radicale des islamistes de Khartoum (que les États-Unis avaient autrefois accusé d’avoir été un proche Ben Laden lorsqu’il résidait au Soudan), M. Hassan el Tourabi, fut évincé du pouvoir puis emprisonné en février 2001 et finalement mis en résidence surveillée, celui-ci commença à alimenter dès que possible la nouvelle rébellion du Soudan, donnant naissance au groupe JEM, (celui qui a refusé de signer les accords de paix du 15 mai 2006, et qui sert donc d’argument pour ceux qui veulent “soutenir le Darfour”, y compris Washington). Tourabi cherche par tous les moyens à affaiblir le gouvernement de Khartoum pour y revenir en force. On reste néanmoins étonné de constater les alliances auquel il est prêt à souscrire pour parvenir à ses buts, comme on est tout aussi surpris de voir les chantres, qui de la lutte contre le “terrorisme international”, qui du “conflit des civilisations” aux États-Unis et en Israël, accepter de soutenir un tel “allié”. Ces froids calculs politiques ne doivent pas occulter la réalité humaine. En quelques mois après 2003, la rébellion et la riposte qui a succédé ont d’abord fait de nombreux morts (selon certaines estimations jusqu’à 30 000 morts dus aux combats, maladies et famine confondus), puis 200 000 réfugiés (dans des camps au Tchad, ou au Darfour dans les zones contrôlées par l’armée soudanaise : représailles et contre-représailles ont entraîné des villages et des récoltes brûlés, des pillages, des viols, des rapts d’enfants, etc. Aucun chiffre n’est fiable. Depuis, les tensions se sont multipliées et on parle aujourd’hui de 300 000 à 1 million de morts, et de plus de 2 millions de réfugiés. Tout cela est affirmé sans aucune base scientifique.
Le gouvernement soudanais, avec l’autorisation de l’ONU et de l’UA, a tardivement envoyé l’armée en 2003 avec pour mission de regrouper les groupes armés, volontaires et rebelles, dans des zones éloignées des concentrations humaines et, sous contrôle d’observateurs et d’armées de l’Union africaine. Ce processus a permis à certaines ONG de procéder à des secours. Mais ni l’armée soudanaise ni les forces de l’Union africaine n’ont pu canaliser suffisamment les tensions pour permettre un vrai retour au calme. La solution passe forcément par des négociations entre les parties représentatives locales, sans ingérences extérieures à la région. Elle passe par le partage des pouvoirs, localement et nationalement, comme les Soudanais du nord et du sud ont déjà su le faire, malgré plusieurs décennies de conflits. Preuve que cela est possible. A fortiori au Darfour, où il n’existe ni tension religieuse ni tension à proprement parler ethnique.
Les interventions extérieures
Mais la crise du Darfour a dépassé les frontières du Soudan, ce qui a contribué à l’exacerber, chaque groupe recherchant un parrain étranger devant renforcer sa position au moment des négociations pour le partage du pouvoir et des richesses. On imagine sans difficulté que le pétrole soudanais intéresse vivement les lobbies états-uniens, voire aussi la compagnie franco-belge Total. Ne faut-il pas voir là pourquoi le Congrès des États-Unis a adopté dès juillet 2004 une résolution qualifiant de ”génocide” la situation au Darfour, alors que le nombre de morts dans le Congo voisin était beaucoup plus élevé ? Les parlementaires à Washington, dont on sait qu’ils ne travaillent pratiquement jamais sans subir l’influence de puissants lobbies, ont demandé à leur gouvernement d’intervenir « unilatéralement » au Darfour. Même le républicain Colin Powell, au départ plutôt prudent dans ses assertions, a du durcir le ton et modifier ses premières analyses, en introduisant le terme de “génocide”. Les Nations Unies, puis le Conseil de l’Europe, sans utiliser ce terme, ont à leur tour été amenés à désigner sans aucune enquête sur le terrain le gouvernement désormais multipartite de Khartoum comme le responsable unique de la situation. Ces prises de positions ont eu pour conséquence d’encourager les rebelles divisés en plusieurs organisations concurrentes à poursuivre leur pression armée.
“Génocide” : Après les dramatiques guerres au Tchad, au sud du Soudan, puis les massacres de masse au Rwanda et au Congo oriental, le mot sonne comme, une accusation, un appel au monde, autrefois indifférent à réagir immédiatement aux horreurs. Ne pas réitérer le crime d’indifférence au Darfour semble devenu un leitmotiv pour des opinions laissées ignorantes des enjeux du conflit. On ne demande pas aux opinions publiques de comprendre, on leur demande de frémir et de réagir dans l’heure. Or, il faut certes mettre fin à ce conflit, désarmer tous les groupes armés, organiser un partage équitable des richesses, trouver un compromis sur les questions politiques et économiques, renégocier le fédéralisme, et juger les responsables des crimes, d’où qu’ils viennent, car il s’en trouve, d’après les témoins, des deux côtés.
Cette accusation de génocide donne cependant mauvaise conscience, elle rappelle aux puissances occidentales leur coupable silence lors de l’extermination des Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale, et elle rappelle aussi les manipulations médiatiques lors des guerres de Yougoslavie et la campagne qui précéda l’attaque contre l’Irak, censé être détenteur de terribles “armes de destruction massive” au main d’un terrible régime dictatorial. Depuis une vingtaine d’années, la liste des horreurs dans le monde “unipolaire” n’a (paradoxalement ?) cessé d’augmenter, mais les campagnes d’indignation ont toutes été sélectives et somme toute bien orchestrées, On y a trouvé pêle-mêle demi-vérités, mensonges, exagérations, calculs stratégiques, intérêts économiques. Les peuples du monde exigent pourtant de plus en plus souvent que les États-Unis et leurs alliés conjoncturels n’envoient plus leurs armées pour chercher des preuves, mais qu’ils apportent d’abord les preuves avant d’envoyer leurs armées.
Le Soudan constitue depuis plus d’une décennie une des cibles de Washington, donc bien avant le drame du Darfour. Mais après que la compagnie chinoise de pétrole a réussi à remplacer les “majors” des États-Unis et mis en exploitation les champs pétrolifères soudanais, construit une gigantesque raffinerie aux portes de Khartoum et aidé le Soudan à construire un oléoduc lui permettant d’exporter son brut.
On notera aussi que, malgré sa réconciliation avec les USA, le chef d’État libyen, Muamar Khadafi, qui s’évertue depuis quelques années à jouer les intermédiaires entre les autorités de Khartoum et les rebelles du Darfour, n’a pu s’empêcher de déclarer que les promoteurs de l’intervention de l’ONU au Darfour n’avaient en fait comme objectif que de couvrir le vol des richesses pétrolières soudanaises et la recolonisation de l’Afrique en phase d’unification. Les puissances occidentales a-t-il déclaré « exploitent le tribalisme, le sectarisme et la couleur de la peau pour nourrir la guerre qui mène à la régression et à l’intervention des armées occidentales dans de nombreux pays »[2].
Accusé dès le départ d’être un “État terroriste”, le Soudan fut d’abord soumis à un embargo sanctionné par l’ONU de1996 à 2001, et de facto prolongé jusqu’à aujourd’hui, pour ce qui est des États-Unis, de leurs firmes transnationales et de leurs alliés. Constatons toutefois une exception concernant la gomme arabique, nécessaire à la production de Coca-Cola, car le Soudan exporte presque 90 % de la production mondiale. Alors même que Ben Laden avait été expulsé en 1996 du Soudan, où il résidait depuis 1991, que Carlos a été livré à la France et que Tourabi a été éliminé du pouvoir, ce pays a continué d’être désigné comme un “État voyou” et inscrit par le Pentagone parmi les cibles militaires possibles de la “guerre contre le terrorisme”. Enfin, en 2001, un Sudan Peace Act, a été voté à la demande de Georges Bush. Il a placé le Soudan sous la surveillance de Washington. Tout cela a commencé bien avant la crise du Darfour, donc.
En juillet 2004, l’ambassadeur d’Égypte à Khartoum (rappelons que l’Égypte est pourtant très liée aux États-Unis) pouvait donc déclarer : « Un complot se trame contre le Soudan. Washington et Londres exagèrent la crise au Darfour pour discréditer le Soudan et pouvoir le condamner. Ils ne tiennent pas compte du contexte du conflit et y voient une possibilité d’attaquer le gouvernement soudanais »[3]. Le drame humain au Darfour, où les responsabilités sont partagées, en transformant ce drame en “génocide”, permet d’ouvrir le pays à l’ingérence étrangère.
La lutte pour la conquête du pétrole
Rappelons que, avant de se faire doubler par la compagnie publique chinoise, les firmes pétrolères états-uniennes avaient cessé la mise en exploitation des gisements du sud-Soudan à cause du refus du gouvernement de Khartoum d’accepter les conditions exorbitantes qu’elles exigeaient. Le Soudan parvint alors in extremis à éviter l’asphyxie en concluant un accord avec les Chinois qui, depuis, participent à l’exploitation pétrolière, devenant ainsi les premiers partenaires économiques du Soudan : 55 %, environ, des exportations soudanaises vont désormais vers la République populaire de Chine, et 20 % des importations en proviennent. Or, la Chine elle même est devenue, à côté du Soudan et des “États-voyous”, une cible dans la stratégie du Pentagone. On ne compte plus les manoeuvres militaires et les pressions économiques visant à impressioner Pékin. Dans ce contexte, Khartoum a assurément donné le mauvais exemple aux pays du Tiers-monde.
D’autres groupes d’intérêts financiers sont aussi susceptibles d’aider les États-Unis. La grande compagnie transnationale franco-belge Total a acquis des concessions au Soudan et dans les pays voisins du Darfour. Elle souhaite les étendre. L’Allemagne avait lancé un projet de voie ferrée qui reliait le sud du Soudan au Kenya, évitant Port-Soudan dans le nord du pays, pour relier les puits de pétrole avec le port de Mombassa, un projet qui enlèverait à Khartoum le contrôle de ses exportations pétrolières, au profit d’un des plus fidèles alliés des États-Unis. On comprend mieux, dès lors, le soutien des puissances de l’Union européenne aux initiatives de Washington au Soudan. Reconnaissons toutefois que Paris a montré à plusieurs reprises auparavant qu’il traînait les pieds sur le dossier soudanais, malgré son réalignement progressif atlantiste notable depuis le début de l’occupation de Bagdad. Et, en plus, il semble que les intérêts de Paris avec le régime au pouvoir au Tchad aient influé dans la réorientation qui semble en cours.
Mais arrêter les conflits internes au Soudan ne peut se faire en fait qu’avec le soutien de l’Union africaine et des pays voisins du Soudan. On se souvient du rôle du Kenya dans la conclusion de la paix au sud. Aujourd’hui, c’est à l’Égypte et à la Libye d’essayer de jouer les bons offices, mais il semble que les grandes puissances occidentales ne souhaitent pas voir émerger une Afrique forte, autonome, unifiée.
Remarques sur une campagne de “communication”
En février 2003, la toute récente rébellion du Darfour avait attaqué plusieurs commissariats de police et des banques afin de s’armer et de pouvoir lancer son offensive. En avril 2004, un premier cessez-le-feu fut conclu entre le gouvernement central et les deux organisations rebelles, le Mouvement de la Libération du Soudan (SLM) et le Mouvement pour la Justice et l’Egalité (JEM). Des observateurs de l’Union africaine (UA) protégés par trois cents soldats du Rwanda et du Niger devaient constater sur place la mise en œuvre de l’accord, tandis que des forces d’interposition de l’armée française (mises en place durant la guerre sud-nord) se déployaient le long de la frontière du Tchad. Mais le soutien que les États-Unis et la Grande Bretagne ont alors apporté à la rébellion, les menaces d’intervention militaire directe, ont finalement encouragé les rebelles à rompre les accords et à reprendre les combats pour négocier en position de force un nouveau partage des pouvoirs.
Les objectifs des rebelles sont en fait assez flous. En étudiant les médias occidentaux, il est impossible de connaître les visées des deux mouvements rebelles : il ne s’agit en fait pas de les soutenir, mais de s’en servir pour diaboliser le gouvernement soudanais, fût-il d’union nationale et obtenir de lui des concessions. Ce conflit est donc ramené à quelques clichés simplistes.
Première étape : il n’y a rien à comprendre, c’est une “guerre habituelle” entre les “Noirs” et les “Arabes”. Les “Arabes” sont liés au pouvoir, ils sont donc plus forts, ils possèdent des armes lourdes : par conséquent, les “Noirs” sont des victimes. Et les “Arabes” sont rattachés au “monde musulman”, ciblé depuis la fin de la guerre froide comme ennemi principal de “l’Occident” par les promoteurs du “choc des civilisations”. Peu importe si les “Noirs” sont tout autant musulmans !
« Autour du Djebel Marra, tout le monde est musulman et parle arabe. Opposer ainsi des Arabes à des Africains comme le font les médias est un abus de langage. Au Darfour, comme partout au nord, tous sont à la fois arabes et africains. De l’autre côté de la frontière, les Zarawas, ennemis jurés des miliciens Janjawids, se disent eux aussi arabes. » dit Jean-Michel Vernochet, journaliste, politologue, qui a longtemps séjourné au Soudan[4].
Deuxième étape : cette guerre génère des atrocités dont les forces gouvernementales et leurs alliés sont responsables : Cela est affirmé sans avoir à en faire la preuve. Cette argumentation s’appuie sur des déclarations d’organisations “non gouvernementales” qui se trouvent de l’autre côté de la frontière, au Tchad. Les organisations qui ont pu être présentes sur le terrain en revanche, ne sont pas si fermes dans l’attribution des culpabilités.
« Après la Bosnie, le Rwanda et le Congo-Brazzaville, c’est aujourd’hui au Darfour que la pratique du viol sévit à grande échelle, pour humilier, punir, contrôler, terroriser et délacer les femmes et les communautés », conclut le rapport rédigé par Amnesty International […]. « Les agresseurs, des soldats soudanais ou des membres des milices arabes djandjawids, agissent lors d’attaques de villages, de déplacements et dans les camps de réfugiés au Tchad »[5].
Human Rights Watch apporte un autre témoignage : « Ce qui nous a frappé, c’est le changement radical qui s’est produit dans cette zone en deux mois. Alors que nous allions à Mornay, il y avait des gens sur les bords de la route, en train de fuir […] Sur le chemin de notre retour deux mois plus tard, il n’y avait plus de villages, plus de maisons debout, plus une âme qui vive entre Zalinge et El Genina. La zone avait été vidée »[6].
Ces textes posent pourtant deux questions :
L’absence de précisions et plusieurs contradictions : pas d’interview, pas de lieux mentionnés. Comment l’armée de Khartoum peut-elle “sévir” en territoire tchadien ? S’il y a des gens sur les routes en train de fuir, comment pense-t-on qu’ils seront encore là deux mois plus tard ? Leur disparition prouve-t-elle donc la “violence” du gouvernement ?
La deuxième question : le 22 juillet 2004, lors d’une conférence de presse à la Maison de Radio-France à Paris, le Ministre soudanais des Affaires Etrangères, M. Mustapha Osman Ismaël a été interpellé par un journaliste lui reprochant de n’avoir pas répondu à la demande de visas de deux ONG : il s’agissait d’Amnesty International et de Human Rights Watch ! Ces organisations semblent donc avoir rédigé leurs rapports sans s’être rendues sur place, ou se sont-elles contentées de reproduire des propos tenus par des rebelles rencontrés à la frontière tchadienne ?
Sur la question brutalités et des viols commis sur les populations civiles, Médecins sans Frontières (MSF), qui a créé un centre d’accueil pour les femmes victimes donne des avis moins détaillés quant aux coupables. MSF ne relate pas de viols à l’intérieur des camps mais seulement aux alentours, quand les femmes vont chercher du bois pour la cuisine, et dénonce des « viols collectifs, commis par des groupes pouvant compter jusqu’à quarante hommes », d’autres ont été amenées « dans les camps de leurs agresseurs »[7]. Si c’étaient les forces régulières qui constituaient les coupables réguliers de ces crimes, les médecins qui sont sur place l’auraient su forcément.
Troisième étape : c’est un génocide. Thierry Allafort-Duverger, responsable de Médecins sans frontières : « En regardant les analyses et les faits, il n’y a pas de génocide au Darfour. On a tendance de nos jours à galvauder ce terme et on assiste à une distorsion propagandiste […] Il ne s’agit pas de nier les morts, les tueries, les centaines de villages brûlés et les millions de réfugiés […]. Une personne sur vingt [morts] est directement victime des raids. Les gens sont forcés à fuir mais pas systématiquement assassinés »[8].
« Quoique la situation au Darfour soit grave, elle ne peut être définie comme un génocide ou une épuration ethnique »[9].
Le public occidental ignore presque toujours qu’il y a eu un accord de cessez-le-feu, qui a été rompu ensuite, puis en partie renouvelé par une partie des rebelles qui a signé un accord de paix, toujours en vigueur[10]. Ils ignorent que les observateurs de l’ONU et de l’UA fournissent des rapports sur la réalisation du plan consécutif au premier cessez-le-feu, des rapports qui n’accablent pas de façon systématique le gouvernement soudanais, et soulignent parfois même sa bonne volonté.
Ainsi, M. Jan Pronk, envoyé spécial de l’ONU a-t-il pu déclarer : « Ils ont pu améliorer la sécurité dans certaines zones spécifiquement prévues pour regrouper les personnes déplacées à l’intérieur du pays. Ils ont aussi été en mesure d’arrêter les opérations militaires offensives dans ces zones, y compris les attaques contre les groupes rebelles, d’user de retenue et d’éviter les ripostes, et de déployer les forces armées de façon à empêcher tout contact direct avec les personnes déplacées ainsi qu’avec les civils. Entre autres choses, ils ont déployé des forces supplémentaires de police, supprimé toutes les restrictions concernant l’aide humanitaire, et engagé des négociations avec les mouvements rebelles sans conditions préalables. […]
Il est important de noter que, dans les zones que le gouvernement a choisies pour établir la sécurité dans un délai de tente jours, la situation s’est améliorée. La sécurité y est meilleure qu’il y a deux ou trois mois. La situation, en dehors de ces zones est également meilleure. […] »[11].
Devant la Commission des Relations Internationales du Congrès des États-Unis, le 9 septembre 2004, Colin Powell, peu favorable au gouvernement soudanais, a évoqué un “génocide”, mais il a été amené à apporter des jugements sur la situation qui nuançaient les discours officiels du Pentagone. Voici quelques-uns des extraits de ses déclarations qui n’ont pas eu les faveurs des médias : « La violence au Darfour a des racines complexes dans les conflits traditionnels entre les Arabes nomades et les cultivateurs africains » : on est donc loin d’une violence générée unilatéralement par l’État fédéral ».
« Le Mouvement de Libération du Soudan (SLM) et le Mouvement de Justice et d’Égalité (JEM) se sont déclarés en rébellion contre le gouvernement du Soudan parce qu’ils craignaient d’être écartés du pouvoir et du partage des richesses conclus par les négociations entre le nord et le sud. »
« Les rebelles n’ont pas complètement respecté le cessez-le-feu. Nous sommes préoccupés par des rapports selon lesquels ils auraient enlevés des personnels de l’aide humanitaire. »
« Le personnel de l’Union africaine est protégé par une force armée de 305 hommes de troupe (il ne s’agit pas d’une mission simplement géographique ou militaire, c’est très complexe). Il semble que Khartoum ait manifesté de la bonne volonté et prenne en compte cette mission de grande ampleur ».
Refuser aux Africains le droit de trouver une solution au Darfour
On peut penser qu’au moment où les inégalités se renforcent aux États-Unis et où leur puissance est contestée dans l’ensemble du Tiers-monde, voire du monde, la question du Darfour permet de montrer aux Afro-américains, et plus largement aux Noirs, que le gouvernement des États-Unis défend “les” “Noirs” face aux “Arabes”. Par le biais de ce conflit, on peut légitimer les ethnicismes et jouer sur les tribalismes, les “communautarismes”, la peur de la “pieuvre islamiste” et régénérer le “conflit des civilisations”, si utiles pour diviser les populations appauvries et potentiellement tentées d’imaginer un nouvel ordre économique et politique mondial.
On répète donc qu’il faut faire “quelque chose” en soutenant les “forces d’intervention humanitaires”, oubliant que, au Darfour, l’Union africaine (UA) a installé des troupes d’interposition qui ont permis une baisse notable des tensions. Khartoum n’est pas opposé à toute présence de l’ONU, mais elle souhaite la limiter à des fonctions techniques, craignant que, derrière l’ONU, ce soient les armées de l’OTAN qui viennent occuper le terrain. Et une Afrique unie, neutre et efficace ne correspond pas à l’intérêt des puissants lobbies des affaires et du pétrole. “Défenseurs des Noirs”, les dirigeants à Washington manifestent une méfiance face aux pays “Noirs” qui essaient de trouver une solution aux tensions sur leur continent.
Aux côtés des chrétiens d’extrême-droite, on trouve aussi, comme animateurs de la “solidarité avec le Darfour”, plusieurs groupes pro-israéliens, tout d’un coup soucieux du sort de lointaines populations …musulmanes. Dans le Jerusalem Post du 27 avril dernier, on lit « Les juifs américains dirigent la planification du rassemblement en faveur du Darfour ». Le Monde ne disait pas autre chose, en écrivant le 16 septembre 2006 que « le principal moteur de mobilisation [en faveur des rebelles du Darfour NDR] est la communauté juive », alors qu’on présente dans le même article le pouvoir de Khartoum comme “islamiste”. Malgré Tourabi et son rôle auprès des rebelles du Darfour. Et malgré le vice-président de la République, un chrétien du sud, et plusieurs ministres. Dans le New York Times, les Soudanais du Darfour, pourtant bien pauvres, bénéficiaient d’une pleine page de publicité soutenant la manifestation de Washington. Parmi les signataires, on trouvait toutes les organisations favorables à la guerre d’Irak, soit 164 organisations de l’extrême droite chrétienne et pro-israélienne (UJA Affairs, Association nationale des évangélistes, Alliance évangéliste mondiale, Musée de l’Holocauste, etc.). Le groupe néo-évangéliste Sudan Sunrise, originaire du Kansas, où comme chacun peut le constater, on sait à peine où se trouve le Soudan sur la carte, a affrété des cars, effectué des collectes de fonds et mis sur pied un dîner rassemblant environ 600 personnes, auxquelles George W. Bush a envoyé le message suivant : « J’accueille favorablement votre participation. Et je tiens à remercier les organisateurs d’être présents ici aujourd’hui ». Tony Blair s’est aussi déclaré favorable à une intervention “humanitaire” au Soudan.
Les médias ont estimé à 5 000 / 7 000 le nombre des manifestants, une écrasante majorité composée de Blancs. Les Noirs américains semblent donc rechigner à s’identifier à une cause qui leur semble ambiguë. Des démocrates comme des républicains de premier plan ont en revanche apporté leur bénédiction à ce rassemblement. La manifestation de 300 000 personnes contre la guerre d’Irak à New York, la veille, ou de plusieurs millions de personnes en faveur des droits des immigrés, le lendemain, n’ont pas occupé en revanche les manchettes des journaux. La gauche nord-américaine s’est divisée sur la question du Darfour. Aux côtés d’organisations “non gouvernementales” financées par la très officielle Fondation nationale pour la démocratie (NED), la campagne Darfour a été soutenue également par des personnalités comme Amy Goodman, du groupe d’information électronique Democracy Now, des milieux juifs de gauche comme ceux liés à la revue TIKKUN et Human Rights Watch. On retrouve d’ailleurs les mêmes clivages qu’au moment de l’attaque contre l’Irak… Le Darfour permet en effet d’oublier un peu cette question.
Parmi les appuis qui se sont manifestés dernièrement aux États-Unis en faveur des rebelles du Darfour, notons aussi celui du nouveau sénateur démocrate Barack Obama. Présenté comme le porte-parole des “Afro-américains” à cause d’un père d’origine kenyane qu’il n’a pas connu, il semble surtout vouloir rassembler les Noirs américains derrière la bannière étoilée d’un pays en crise, en créant un clivage entre les Noirs et le monde arabo-musulman.
Notons toutefois que le Conseil de sécurité de l’ONU n’a accepté ni les “preuves” de “génocide” fournies par Washington ni ses propositions. Actuellement, 7 000 militaires de l’UA sont au Darfour, mais leur soutien logistique est assuré en principe par l’ONU, en fait par les États-Unis et l’OTAN. Ce qui explique pourquoi le Président soudanais, Omar El Béchir, vient de déclarer que le rôle de l’ONU ne pourrait que se limiter à une soutien technique aux troupes qui doivent rester celles des pays membres de l’UA[12]. Le Tchad, situé à l’ouest du Darfour, a participé l’an dernier à un exercice militaire organisé par les États-Unis et qui, selon Washington, était le plus important jamais organisé en Afrique. Or le chef militaire du Tchad, Idriss Deby, soutient certains groupes rebelles du Darfour. En retour, Khartoum semble de plus en plus tenté de soutenir la rébellion renaissante au Tchad. Tout cela pourrait annoncer une déstabilisation généralisée de la région, d’autant plus qu’au Niger aussi, des tensions ont éclaté entre tribus sédentaires et tribus “arabes” venues du Tchad. On voit là qu’il y a bien un jeu international qui se joue au-dessus de la tête des habitants du Darfour et de tout le Soudan, mais qui risque d’échapper à tous les apprentis sorciers extérieurs au continent africain.
Et pourtant les Soudanais savent faire la paix
Alors que, depuis son indépendance, le Soudan a été marqué par un conflit parfois larvé, parfois violent, entre le nord, plutôt arabo-musulman et le sud, à dominante anglophone, animiste et chrétienne, le pays est arrivé aujourd’hui à une paix de compromis et à la formation d’un gouvernement d’unité nationale réellement pluraliste. Pourtant la question du Darfour, où toutes les populations sont musulmanes et arabophones est désormais exploitée en instrumentalisant le préjugé d’un régime au pouvoir à Khartoum et qui serait « arabe et islamiste », en conflit avec une population qui ne le serait pas.
“Tout le monde” parle désormais du Darfour, les médias ayant opéré un “glissement” du sud vers cette région, en continuant néanmoins à utiliser implicitement les mêmes interprétations qui avaient servi à décrire la guerre civile au sud. Les chiffres d’un soi-disant “génocide” se multiplient. « 10 000 morts par jour » selon les “statisticiens” de l’ONG Collectif urgence Darfour, qui trouvent les moyens d’acheter des pleines pages de publicité dans les journaux français. Un jour, le 31 août 2006, le très atlantiste nouveau ministre français des affaires étrangères, Philippe Douste-Blazy, parle d’un « véritable génocide ». Le lendemain, le porte-parole du Quai d’Orsay doit corriger l’expression, rappelant que la résolution de l’ONU ne mentionne que des « crimes de guerre » au Soudan, sans d’ailleurs établir les responsabilités de ces crimes : gouvernement, rebelles ou bandits de grands chemins ? Et le 15 septembre 2006, le même ministre, devenu plus circonspect, parlait d’une situation qui « risque de conduire à un véritable désastre humanitaire ». Dans la République Démocratique du Congo, les conflits récents ont pourtant fait apparemment 3 millions de morts, mais le public n’a pas eu droit sur ce sujet à des campagnes médiatiques soutenues. Force est donc de constater que la sélectivité des informations sur le Soudan ne peut manquer d’éveiller une grande suspicion sur les buts de leurs auteurs.
Certes, la situation au Darfour est extrêmement difficile, tendue et source de drames humains. Les crimes y sont nombreux, et les troupes de l’Union africaine ne sont pas arrivées à imposer la paix dans la province. Celles de l’ONU (de l’OTAN ?) pourraient-elles (et voudraient-elles) faire mieux ? La seule solution, si c’est l’intérêt des Soudanais que l’on a en tête, c’est de leur faire confiance et de favoriser des négociations pour résoudre un problème qui, rappelons-le, est nettement plus facile à résoudre que le problème du sud, qui a pourtant été résolu, jusqu’à preuve du contraire. Mais est-ce le but des grandes puissances ? Et après avoir souffert pendant des décennies de son manque de richesses, le Soudan devra-t-il considérer comme une nouvelle malédiction, le fait de constituer un paradis minier et un pôle énergétique sur le continent africain ?
Notes:
* INALCO, co-auteur de Vivre au Soudan aujourd’hui, ouvrage collectif, Appel franco-arabe / Le temps des cerises, Paris, 2005.
[1] <http://english.aljazeera.net/NR/exeres/31E44055-9354-4E87-8773-860BD29DEF27.htm>.
[2] Gaddafi : « Oil behind Darfur crisis », 18 novembre 2006, <http://english.aljazeera.net/NR/exeres/988B0B25-3A07-454F-9E27-AE86560B2371.htm>.
[3] Solidaire, Bruxelles, n° 27, août 2004.
[4] Les Zarawas sont l’une des huit tribus du Darfour ; elle se retrouve de part et d’autre de la frontière avec le Tchad, comme d’ailleurs les tribus “arabes” que l’on retrouve jusqu’au Niger : situation courante en Afrique où les frontières ont partout divisé les populations auparavant en rapports étroits.
[5] Ouest-France, 22 septembre 2004.
[6] Ring International, avril 2004.
[7] Rapport d’activité de MSF Bruxelles / Khartoum, du 13 septembre 2004.
[8] Le Figaro, 27 juillet 2004.
[9] Rapport de la Commission d’enquête de l’UA, § 2.
[10] Ce qui n’empêche pas le signataire de cet accord de soupçonner que le gouvernement arme les milices “janjawids”. <http://english.aljazeera.net/NR/exeres/45A25AD1-052B-4475-BFA9-184498892F6D.htm>.
[11] News Focus, UN News Center, United Nations & Sudan, Briefing to the Security Council, 2 septembre 2004.
<http://www.un.org/News/dh/sudan/infocusnewssudan.asp?NewsID=813&sID=23>.
[12] Al Jazeera + agencies, « Sudan accepts UN role in Darfur », <http://english.aljazeera.net/NR/exeres/1D138B8D-9F17-49BD-A221-CE0B9C0A6C63.htm>.