Patrice Allard, Rédacteur en Chef de Informations et Commentaires
Les économistes libéraux nous ont habitués à voir d’un bon œil la libre circulation des capitaux. Lorsque aucun obstacle ne s’oppose à leur déplacement d’un pays à l’autre, ces capitaux devraient se porter vers les zones de notre planète où ils sont le mieux rémunérés, parce qu’ils y sont plus rares et que, du fait de cette rareté, leur rendement demeure élevé[1]. Les pays des Centres, par l’importance de leur épargne et la diminution de l’efficience de leurs capitaux, au fur et à mesure que leur stock accumulé s’accroît, deviendraient exportateurs de capitaux. Les Pays des Périphéries pourraient, en recevant ces capitaux, suppléer à la faiblesse de leur épargne. Chaque partie trouverait là un avantage. Pour les premiers, les capitaux exportés seraient source de revenus supérieurs à ce qu’aurait permis leur investissement ou leur placement internes. Les seconds trouveraient dans leur importation l’occasion d’une croissance accélérée.
Parmi ces capitaux circulant librement, les investissements directs à l’étranger (IDE) méritent une attention particulière. En plus de l’apport en capital investi qu’ils représentent, le pays périphérique d’accueil pourrait en attendre d’autres avantages. L’IDE peut ainsi apparaître comme un vecteur de transfert de technologie. Il peut constituer un modèle d’efficacité dans l’organisation d’une production ou dans l’exercice d’une gestion efficiente. L’emploi qu’il peut créer serait à la fois un remède au chômage dont souffre le pays d’accueil mais également le moyen d’initier la main d’œuvre au rythme et aux techniques du travail moderne. Les effets de croissance et de développement transmis par ces IDE en seraient donc amplifiés.
Cette image paradisiaque d’un monde en marche vers un développement généralisé que nous proposent les économistes libéraux est pourtant trompeuse puisque le monde réel s’obstine à en contester la véracité. Depuis fort longtemps, nombre d’observateurs ont fait remarquer que ces flux de capitaux, y compris les flux d’IDE, s’établissaient très majoritairement entre pays développés et que la minorité de ces flux orientés Nord — Sud était bien mal répartie entre ces Suds. Les travaux d’autres auteurs, François Perroux, par exemple[2], ont ajouté les risques d’une désarticulation et d’une domination accrues que la grande unité inter-territoriale pouvait imposer aux pays d’accueil. Ainsi était-il légitime de douter que la libre circulation des capitaux puisse constituer un outil efficace de développement. Le dernier rapport sur l’investissement dans le monde, que la CNUCED a récemment publié[3], apporte-t-il des éléments nouveaux susceptibles de confirmer ou d’infirmer ces doutes concernant les IDE ?
Le premier élément qui se dégage de ce rapport est la confirmation à la fois d’une augmentation de l’ensemble des flux d’IDE et d’une répartition des entrées de ceux-ci plus favorable aux pays des Périphéries. Ces chiffres confirmeraient une inflexion commencée en 2001. En 2002 ces pays ne recevaient que 26,5 % des 617,7 milliards de dollars que représentait le total des flux d’entrée d’IDE. En 2005, ils reçoivent 36,5 % d’un total de 916,3 milliards. De même, en dépit de la forte augmentation des IDE reçus par l’Afrique (et le Moyen-Orient)[4], leur répartition entre les différentes régions périphériques reste inégale. Les IDE reçus par les régions en développement augmentent, en 2005, de 59,3 milliards de dollars par rapport à leur niveau de 2004. Sur ces 59,3 milliards, 43 se dirigent vers l’Asie, 13,5 vers l’Afrique et 3,2 vers l’Amérique latine. L’inflexion constatée, même si elle va dans le bon sens, demeure bien timide.
Peut-on attendre de ces IDE une action plus efficace en faveur des pays périphériques qui les accueillent ? Rien n’est moins évident. D’abord, on doit remarquer que, sur les 916 milliards de dollars d’IDE recensés par la CNUCED en 2005, la plus grande part, 716 milliards, se rapportent à des opérations de fusion-acquisition, prolongement du mouvement rapide de concentration des grandes firmes, alors que seulement 200 milliards concernent des investissements créateurs d’activité dans les pays qui les reçoivent. Ensuite, le prix payé par ces pays pour bénéficier de cet apport d’investissement est loin d’être négligeable. Le montant des bénéfices que la société-mère peut rapatrier n’a cessé de s’alourdir au fur et à mesure qu’augmente le stock des actifs étrangers détenus par les firmes transnationales (FTN). Ces bénéfices atteignaient, en 2005, 558 milliards de dollars, soit plus des 3/5 du total des entrées d’investissement. Enfin, la concentration de ces IDE sur un nombre limité de secteurs d’activité interdit de voir en ceux-ci le moyen d’un développement basé sur la diversification des activités dans les pays qui les reçoivent. Ainsi les IDE reçus par le continent africain ont-ils progressé de manière spectaculaire, passant de 17 à 31 milliards de dollars de 2004 à 2005. Pourtant 48 % de ces 31 milliards se sont dirigés vers le secteur pétrolier (exploration et exploitation) et ont été reçus par 6 pays (Algérie, Égypte, Guinée équatoriale, Nigeria, Soudan et Tchad). Les bénéficiaires peuvent espérer élargir ainsi leurs exportations sans toutefois que leur place dans la division internationale du travail n’en soit modifiée.
Il est donc difficile de penser qu’en 2005 les entrées d’IDE, même orientées plus favorablement vers les pays en développement, puissent être la source d’une espérance nouvelle. Il est pourtant un second élément que révèle le Rapport de la CNUCED : l’importance nouvelle des flux d’IDE issus des pays des Suds.
L’ampleur de ce nouveau phénomène reste limitée. Cependant les flux d’IDE sortant des pays en développement passent de 35,6 milliards de dollars en 2003 à 112,8 en 2004 et 117,5 en 2005. Peu de pays sont à l’origine de ces flux : quelques places off shore (îles Vierges, îles Caïmans), des places commerciales et financières asiatiques (Singapour, Hong Kong) et des pays émergents (Chine, Corée du Sud, Inde, Indonésie, Malaisie et Taiwan en Asie, Argentine, Brésil, Chili et Mexique en Amérique latine, et la seule Afrique du Sud pour le continent africain). La pratique des IDE issus des places off shore ou des centres commerciaux et financiers d’Asie n’est pas nouvelle. Ce qui doit retenir l’attention ici est l’apparition d’entreprises issues des pays émergents et qui se transnationalisent. Ainsi le nombre de sociétés-mères brésiliennes, chinoises, coréennes et indiennes ayant des filiales à l’étranger passe-t-il, suivant la CNUCED, de 3 000 en 1995 à 13 000 en 2005. Il s’agit soit de firmes ayant rapidement acquis une taille respectable leur permettant d’envisager des stratégies à l’échelle du monde, soit de sociétés ayant plutôt une taille moyenne.
L’émergence de FTN issues de quelques pays des Périphéries n’est pas sans interroger. Les pays émergents d’où sont issues ces FTN sont devenus à la fois bénéficiaires d’IDE et sources d’autres IDE. Une situation paradoxale pour l’économie libérale. Invoquer un passage graduel d’un état d’importateur à exportateur de capitaux résisterait mal à la situation d’endettement extérieur que connaissent un grand nombre de ces pays. La solution de ce paradoxe réside peut-être dans les motivations de ces nouveaux investisseurs venant des Suds, telles que les recense le Rapport de la CNUCED. Les deux principaux mobiles avancés consistent en l’exploitation de toutes les opportunités offertes pour échapper à l’étroitesse d’un marché intérieur ou pour résister à la concurrence subie sur ces marchés (recherche d’économies d’échelle en se tournant vers plusieurs marchés, délocalisation de la production pour bénéficier de conditions de coût plus favorable ou participation à l’âpre compétition ouverte pour s’assurer des approvisionnements en produits primaires). Ces justifications nous éloignent de l’image vertueuse d’un monde partagé entre pays riches où abondent les capitaux et pays moins riches qui manquent de capitaux. Au niveau de développement atteint par ces pays émergents, la concentration accélérée de certaines de leurs entreprises deviendrait le passage obligé pour concilier leur ouverture à une économie mondialisée avec la poursuite de leur processus de croissance et de développement[5]. Cette venue de nouveaux investisseurs originaires des Suds ouvre-t-elle des perspectives meilleures aux pays périphériques qui ne sont pas “émergents” ?
Comparativement aux IDE du Nord, ces nouveaux investissements présentent une caractéristique régionale forte : 97 % des IDE venus d’Asie restent en Asie, 78 % des IDE originaires d’Amérique latine demeurent sur ce continent cependant que le même constat peut être fait pour 74 % des IDE africains. Cette caractéristique n’ouvre pas seulement aux pays d’accueil la possibilité de recevoir des montants plus élevés de capitaux étrangers, elle renforce également leur pouvoir de négociation par la compétition entre investisseurs du Nord et du Sud qu’elle instaure.
D’autres caractéristiques, qu’il faut examiner avec prudence car la période d’observation est brève, sont relevées par la CNUCED. Comparativement aux filiales de FTN du Nord, celles des FTN du Sud seraient plus créatrices d’emplois. Les techniques qu’elles mettent en œuvre seraient plus faciles à maîtriser par les producteurs des pays d’accueil. La proportion des investissements créateurs d’activité, par rapport aux investissements en fusion-acquisition, serait plus élevée dans le cas de ces IDE du Sud. Ainsi l’espoir d’une diffusion du progrès technique et d’une diversification des activités productives serait-il plus conséquent pour le pays d’accueil.
Pourtant, même issus du Sud, les IDE ne sont, en matière de développement, que des outils dont les pays périphériques peuvent tirer partie sous certaines conditions. Croire à l’automaticité d’un mécanisme faisant de la seule venue d’investissements extérieurs la cause d’un prochain développement ne serait que la répétition de l’illusion libérale d’une transmission automatique de la croissance par les importations de capitaux. S’ils paraissent plus favorables que les IDE venus du Nord, les IDE du Sud restent des instruments de développement qui, pour être efficaces, impliquent des politiques économiques pour lesquelles l’État disposerait des « marges de manœuvre » nécessaires pour fixer les conditions propices à l’intégration de l’action des filiales des FTN à celles des acteurs intérieurs, dans le cadre d’une stratégie d’ensemble, ainsi que des moyens de faire respecter ses décisions[6].
À ces conditions, la venue d’investisseurs venus de pays émergents apporte de nouvelles opportunités pour l’essor des autres pays des Périphéries. Elle peut constituer l’objet d’une coopération nouvelle entre ces différents pays si elle s’accompagne d’une volonté politique recherchant le développement conjoint des partenaires. Si ces conditions ne sont pas réunies, cette venue peut aussi conduire à une compétition exacerbée entre pays d’accueil pour attirer ces investisseurs, qu’ils soient du Nord ou du Sud. Dans une telle compétition, la surenchère aux avantages consentis par les pays d’accueil est à craindre, conduisant à ce que la CNUCED a, dans un de ses précédents Rapports, appelé la « course à l’abîme » à laquelle les pays d’accueil n’ont rien à gagner.
Notes:
[1] J.E. Cairnes, Some Leading Principles of Political Economy Newly Expounded, Mc Millan, Londres, 1874 ; A.K. Cairncross, Home and Foreign Investment, 1870-1913, Cambribge-Harvard University Press, Cambridge, 1953 ; T.H. Boggs, The International Balance, Mc Millan, New York, 1922 ; cités par Maurice Byé-Gérard De Bernis, Relations économiques internationales, 5ème édition, Dalloz, Paris, 1987.
[2] François Perroux et alii, « Grande firme et petite nation », Cahiers de l’ISMEA, série Économies et sociétés, n° 9, 1968.
[3] Conférence des Nations Unies sur le Commerce et le Développement, Rapport sur l’investissement dans le monde 2006, New York et Genève, 2006.
[4] La CNUCED attribue l’accroissement spectaculaire des IDE reçus au Moyen-Orient à une nouvelle forme de recyclage des pétro-dollars qui restent ainsi dans la région.
[5] Cette proposition semble être justifiée par les politiques d’incitation aux investissements à l’étranger au profit d’entreprises publiques ou privées, mises en œuvre par l’Afrique du Sud, le Brésil, la Chine, la Corée, l’Inde, Singapour ou la Thaïlande.
[6] Les conclusions que la CNUCED dégage sont résumées ainsi : « Il leur [les pays d’accueil] faut prendre en considération, pour renforcer l’effet positif de ces IDE [en provenance du Sud] toutes les mesures susceptibles d’influencer le comportement des filiales étrangères et leur interaction avec l’environnement économique local. Cela implique de prendre en compte les caractéristiques spécifiques des différentes industries et activités pour concevoir une stratégie propre à attirer les formes d’IDE souhaitées. En outre, il est important de promouvoir, quantitativement et qualitativement, la création de liens entre filiales étrangères et entreprises locales. », CNUCED, Rapport sur l’investissement dans le monde 2006, vue d’ensemble, op. cit.