Benito Perez*
Endémique en Amérique latine, l’inégale répartition de la terre a atteint des proportions-record en Bolivie. Le président Evo Morales a promis de redistribuer 20 millions d’hectares — 1/5 de la surface du pays — durant son mandat. Les latifundistes sont sur le pied de guerre.
« Ma mère a neuf enfants et un seul hectare de terre. Comment pourrions-nous en vivre ? » Asunta Salvatierra porte un nom prédestiné[1]. Cette jeune paysanne d’Ayopaya, sur les hauteurs de Cochabamba, avait tout juste vingt et un ans lorsqu’elle embrassa la cause du Mouvement Bolivien des Sans-terre (MST-B). C’était en 2002.
Deux ans auparavant, une poignée de travailleurs agricoles du Chaco, lassés des promesses de redistribution foncière jamais tenues, avaient occupé une parcelle en friche appartenant à une gigantesque hacienda. Le MST-B était né. Son audace nouvelle allait rapidement attirer des milliers de paysans de toute la Bolivie autour d’un objectif ambitieux : mettre un terme à la distribution foncière la plus inégalitaire d’Amérique latine. Selon des chiffres officiels, 87 % de la surface agricole bolivienne sont entre les mains d’à peine 7 % des propriétaires. Un déséquilibre expliquant aisément pourquoi 90 % de la population rurale vit sous le seuil de pauvreté. Et surtout pourquoi le nouveau président Evo Morales a fait de sa « révolution agraire », la priorité de son quinquennat.
Au centre des mouvements sociaux
L’histoire de la Bolivie n’est pourtant pas avare en réformes agraires. À commencer par celle de 1953, effectuée dans l’élan de la « Révolution nationale » qui vit les mineurs de Potosi et d’Oruro forcer nationalisations et politiques sociales. En une dizaine d’années, le gouvernement du Mouvement Nationaliste Révolutionnaire (MNR) distribua quelque six millions d’hectares, principalement aux petits paysans de l’Altiplano.
Ces dotations individuelles n’allèrent toutefois pas sans poser problème dans des zones où la propriété collective structurait la plupart des communautés. « On a voulu homogénéiser la propriété des indigènes et des Blancs », regrette Alejandro Almaraz, vice-ministre de la Terre et expert reconnu de la question autochtone. Individuelles, les exploitations se sont aussi vite révélées trop petites. « Mon grand-père a reçu quatre hectares et a eu huit fils. À la troisième génération, on comptait déjà cinquante héritiers ! » illustre le président du MST-B, Isaac Torres.
Dès les années 1970, la migration vers les villes et les plaines peu peuplées de l’orient bolivien s’accélère. Mais au lieu de la terre rêvée, les indigènes des hauts plateaux y découvrent d’immenses haciendas, où ils doivent s’employer comme peones (journaliers). « Pendant qu’on donnait 4 ou 5 hectares sur l’Altiplano, les gouvernements successifs ont distribué 40 millions d’hectares de plaines à leurs petits copains », dénonce Isaac Torres.
Les statistiques officielles appuient ces dires : de 1953 à 1992, 95 % des terres allouées par l’État l’ont été à des latifundistes. Dans le seul Département de Santa Cruz (est), une douzaine de familles posséderaient un total de 10 millions d’hectares, soit près du dixième de la surface nationale.
Réveil indigène
Le vent commence à tourner dans les années 1990. Sous la pression d’un mouvement indigène en plein renouveau, le Parlement crée un Institut national de la réforme agraire (INRA), chargé d’octroyer des terres communautaires. Entrée en vigueur en octobre 1996, la loi 1715 donne dix ans à l’INRA pour mettre de l’ordre dans un régime cadastral anarchique. Outre les terres usurpées, l’INRA est censé exproprier les parcelles ne remplissant aucune fonction économique ou sociale, conformément à la Constitution bolivienne.
Malgré son caractère plus systématique, cette seconde réforme agraire s’avérera elle aussi laborieuse. Fin 2005, moins d’un an avant la conclusion de son mandat, l’INRA n’avait « assaini » que 18 % du territoire concerné. Qui plus est sans avoir retiré le moindre arpent significatif à un latifundiste. « Le problème de la terre est éminemment politique », relève Alejandro Almaraz, soulignant le peu d’empressement de ses prédécesseurs à affronter la bourgeoisie orientale.
Privée de moyens, l’INRA a dû déléguer aux demandeurs de titres le fardeau de l’expertise. « Ce qui a évidemment favorisé les gros propriétaires et empêché des enquêtes sérieuses sur leurs terres », note Carlos Romero Bonifaz, directeur du Centre d’études juridiques et d’investigation sociale (CEJIS). En 2004, une loi autorise même la titularisation définitive d’une parcelle sur seule présentation d’un dossier. « Il suffit dès lors à un propriétaire de terre oisive d’inventer n’importe quel projet économique fantaisiste pour éviter la saisie », s’énerve Isaac Torres.
L’échec prévisible de l’INRA ne pouvait déboucher sur autre chose qu’une flambée de violence. Aux « occupations légitimes » du MST-B ont répliqué les expulsions violentes par les employés des latifundistes. En 2001, six paysans et un homme de main sont tués à Pananti, dans le Département de Tarija (sud-est). « Après la “Guerre de l’eau” et la “Guerre du gaz”[2], nous nous dirigions tout droit vers celle de la terre », estime Alejandro Almaraz.
Les perspectives d’une nouvelle « Révolution agraire »
Depuis l’élection d’Evo Morales, en décembre 2005, les occupations de terre ont presque cessé. Élu sur la promesse — réaffirmée le 2 août — de redistribuer quelque 20 millions d’hectares sous forme de dotations collectives, le président bolivien affirme avoir déjà répertorié un cinquième de cette surface, des terres dites “fiscales” (ou sans propriétaire), appartenant donc constitutionnellement à l’État.
Pour le reste, le gouvernement entend faire une chasse plus systématique aux terres oisives. Pas moins de sept décrets et un projet de loi déposé en juillet précisent et simplifient les procédures de l’INRA, désormais sous contrôle direct du Vice-ministre de la terre. Des mesures qui semblent porter leurs fruits. Plus de 5 millions d’hectares ont été “assainis” en à peine sept mois, essentiellement en faveur de petits producteurs.
« Nous ne nous contenterons pas des miettes, nous avons 10 000 paysans qui attendent une terre de pied ferme », avertit la militante du MST-B, Asunta Salvatierra. Son président Isaac Torres, lui, ne peut réprimer un sourire : « Il faut bien admettre que le vent souffle en notre faveur… ».
Evo Morales adore les symboles. Le 2 août dernier, cinquante-trois ans, jour pour jour, après l’annonce de la première réforme agraire, le président bolivien a choisi le même petit bourg d’Ucureña, berceau du syndicalisme paysan, pour y proclamer sa « Révolution agraire ». En fait de révolution, pourtant, Evo Morales a surtout présenté un catalogue de mesures très concrètes visant à raviver la précédente réforme de 1996. Les mesures plus radicales, comme une éventuelle limitation de la grande propriété, sont laissées au jugement de l’Assemblée constituante qui siège depuis le début du mois à Sucre.
Premier axe du plan Morales : rendre l’Institut national de la réforme agraire (INRA) plus entreprenant. Grâce à un prêt de la Banque interaméricaine de développement, il pourra désormais appuyer les petits paysans pour réaliser les expertises foncières nécessaires à la titularisation.
En second lieu, les critères conduisant à la saisie d’une terre qui ne remplirait pas sa fonction “économique et sociale” seront élargis au respect de l’environnement. Même un manquement “partiel” pourra être sanctionné. Et cela, quel que soit le régime de propriété, communautaire ou individuel. En revanche, en matière de titularisation, la propriété collective sera clairement privilégiée.
Enfin, l’État offrira un “encadrement” aux communautés nouvellement dotées, afin de les aider à lancer leur exploitation, parfois dans des zones inconnues des paysans. Plus largement, le gouvernement entend augmenter la productivité de la terre, tout en favorisant les cultures écologiques. L’État appuiera notamment l’achat de semences, la recherche de marchés et la formation. Des milliers de tracteurs à 12 000 dollars-pièce seront aussi fournis aux communautés grâce à des prêts gratuits sur quinze ans.
Risques d’affrontements avec les grands propriétaires
Certaines de ces mesures, contenues dans le projet de nouvelle loi INRA, sont toutefois encore bloquées au Sénat, où l’opposition fait jeu égal avec le parti du président. Les représentants des milieux patronaux s’opposent fortement à un projet jugé « collectiviste », mettant en danger, selon eux, une agro-industrie florissante qui représente un quart du produit intérieur brut et 40 % des exportations boliviennes. L’argument est particulièrement sensible pour Santa Cruz, où près de la moitié du revenu départemental repose sur des activités liées à l’agroalimentaire.
Mais les critiques ne viennent pas que des rangs patronaux. À gauche, certains regrettent l’accent mis sur le communautarisme rural, un « régime médiéval et antirévolutionnaire » qui, selon l’historien du monde agraire Luis Antezana Ergueta, « condamne des millions de paysans à la pauvreté éternelle ». À contrario, le Centre d’études pour le développement (CEDLA) estime que relancer la révision cadastrale va surtout entraîner « la légalisation de la concentration des terres productives » dans les mains des latifundistes ».
Ces accusations croisées n’ébranlent pas Alejandro Almaraz. « Le temps qui voulait qu’on applique à tous une seule politique est révolu », soutient-il. Le vrai enjeu, selon le vice-ministre, réside dans le choix du mécanisme de distribution des terres : « Soit l’État prend ses responsabilités et édicte une politique agraire équilibrée et juste, soit on laisse le marché faire, et l’on institue par exemple une bourse aux terres publiques, à l’instar de ce qui se fait au Guatemala. Tel est le choix de société qui est posé ».
Pour Evo Morales, la réforme agraire est l’une des plus délicates qu’il aura à mener durant son quinquennat. À l’instar de la nationalisation des hydrocarbures — dont les principaux gisements se trouvent dans l’est du pays — la question foncière l’oppose de front à l’élite montante de Santa Cruz. Longtemps dépendante des richesses minières de l’Altiplano, l’oligarchie camba a vu ses revenus grimper ces vingt dernières années grâce au boom du soja et de quelques autres agro-industries, cocaïne comprise. Latifundistes traditionnels, mais aussi propriétaires étrangers, principalement brésiliens, croates et étatsuniens, ils ont fait de la spéculation et de l’hypothèque de terres un vrai sport départemental. Des terres “d’engrossement”, disent les Boliviens, si bien qu’au lieu de nourrir les paysans, elles attendent en friche que leur prix “grossissent”.
C’est parmi elles que La Paz entend trouver les trois-quarts des 20 millions d’hectares à redistribuer. Voyant poindre de véritables contrôles d’affectation des terres, voire une future limitation de la taille des exploitations, la Chambre agricole de l’Orient (CAO) a rompu en mai les négociations avec le gouvernement et annoncé rien de moins que la constitution de « comités de défense de la terre », prêts à résister « par tous les moyens » aux expropriations. Une menace prise très au sérieux par l’exécutif, qui a bien du mal à contrôler sa police cruceña, trop souvent prise en flagrant délit de laxisme face aux expéditions punitives de l’Union des jeunes de Santa Cruz (UJC). La situation pourrait d’autant plus vite dégénérer que certains propriétaires ont été accusés de soudoyer des paysans afin qu’ils occupent leurs propres terres ! « Notre mouvement n’a rien à voir dans ces provocations », assure Rogelio Quito, dirigeant national d’un MST-B, qui confirme s’être rallié au processus de redistribution légale de M. Morales.
Fin connaisseur du monde agricole, José Antonio Quiroga, l’éditeur de la revue Pro Campo pourtant peu suspect “d’evisme”, ne cache pas son inquiétude devant « la montée de mouvements d’inclination fasciste et raciste prêts à tout pour entraver les changements en cours », en s’attaquant à leur cible favorite : les collas (indigènes de l’Altiplano) ayant émigré à Santa Cruz, une zone à nette majorité blanche. Les mouvements cambas accusent le gouvernement de favoriser l’immigration andine au détriment des demandeurs de terre locaux. « Pure propagande », réplique le Vice-ministre de la Terre, Alejandro Almaraz. « Nous avons toujours affirmé que les parcelles seront distribuées d’abord aux sans terre les plus proches. Dans un second temps seulement, l’excédent ira aux candidats à la migration ».
Notes:
* Journaliste. Ce texte, que nous présentons avec son autorisation, a été publié sous le titre « Cap sur la terre promise » dans Le Courrier de Genève le 26 août 2006. Les intertitres sont de notre rédaction.
[1] « Sauve la terre » !
[2] Il fait référence au mouvement d’opposition à la privatisation de la distribution d’eau à Cochabamba en 1999 et 2000, ainsi qu’au soulèvement populaire d’octobre 2003 contre l’exportation de gaz aux États-Unis par le Chili et pour la nationalisation des hydrocarbures.