Initiatives paysannes dans la région cotonnière du Mali

Marc Dufumier*

 

136-page-001Du fait notamment des interventions multiformes de la Compagnie malienne des textiles (CMDT), organisme public de développement, l’agriculture du Sud-Mali a fait l’objet de profondes transformations au cours des trois dernières décennies[1]. Grâce notamment à l’acquisition d’animaux de trait et d’équipements attelés, de nombreux paysans ont été en mesure de remplacer leurs anciens systèmes d’agriculture sur abattis-brûlis par un système dans lequel les champs cultivés le sont désormais annuel­lement, sans avoir à les laisser périodiquement en friche (“jachère”). Cela tient au fait que ces parcelles mises tous les ans en culture sont de nos jours locali­sées sur un ager fertilisé par des apports de matières organiques en provenance des aires réservées à la pâture des animaux (saltus).

Cet article vise à montrer que ces changements dont l’importance est considérable du point de vue de la “durabilité” de l’agriculture ont d’abord été le produit de l’initiative et du travail de nombreuses familles paysannes qui ont pu avoir aisément accès à des crédits gagés sur leur production cotonnière. Loin de l’idée selon laquelle les paysans seraient irrémédiablement condamnés à l’inertie et à la seule autosubsistance, ils illustrent le fait que des agri­culteurs travaillant pour leur propre compte peuvent faire preuve d’initiatives, pourvu qu’ils en aient les moyens. Mais ces transformations de l’agriculture du Sud-Mali sont néanmoins allées de pair avec de nou­velles différenciations sociales au sein de la paysanne­rie et une diversification accrue des systèmes de production agricole ; le devenir de l’agriculture dans la région cotonnière paraît dorénavant conditionné par la façon dont pourront (ou non) être résolus les problèmes d’accès au capital et au foncier pour les familles les plus pauvres.

La question se pose avec d’autant plus d’acuité, que sur les injonctions de bailleurs de fonds interna­tionaux (FMI et Banque mondiale), le gouvernement malien envisage de procéder à la privatisation de la CMDT en 2008. Il lui a été déjà demandé de recen­trer ses interventions sur la seule filière cotonnière, avec pour objectif de ne prendre progressivement en charge que les opérations situées en aval de la pro­duction du coton-graine (transformation industrielle et commercialisation des produits qui en résultent). Ce recentrage pose la question de savoir quelles institutions pourraient assumer les services d’intérêt général qui cesseront dorénavant d’incomber à la CMDT.

1 – Migrations paysannes et agriculture d’abattis-brûlis

Du fait de la prévalence de l’onchocercose et de la trypanosomiase dans les zones méridionales les plus humides du Mali, les populations rurales se sont autrefois établies de préférence dans des zones sou­dano-sahéliennes moins arrosées. Suite aux mesures ayant permis de réduire l’incidence de ces deux mala­dies, tout au long du 20ème siècle, dans les sites les plus humides, certaines familles d’agriculteurs et d’éleveurs originaires des zones septentrionales ont entrepris de migrer vers le sud et s’y sont plus ou moins définitivement établis. Ce mouvement pro­gressif vers la région méridionale se poursuit encore de nos jours, mais les densités de population n’en restent pas moins encore très inégales entre un nord-est plus anciennement peuplé et le sud-ouest en voie de colonisation.

136 2

Source : Atlas du Mali, Les Éditions Jeune Afrique, Paris, 2001.

Les modalités de la colonisation agraire ont pres­que toujours présenté les mêmes modalités, quelles qu’en aient été les moments et les zones. Les premiers défricheurs ont commencé tout d’abord à pratiquer des systèmes d’agriculture sur abattis-brûlis au sein de très vastes espaces, délimitant ainsi progressivement des finages villageois de grande dimension dont leurs héritiers se considèrent encore aujourd’hui comme les propriétaires éminents. Seuls quelques petits “champs de case” situés aux abords immédiats des villages et régulièrement fertilisés par les apports des déchets de cuisine et les excréments de petits ruminants (ovins et caprins) pouvaient être cultivés tous les ans. Les parcelles plus éloignées (“champs de brousse”) n’étaient donc cultivées qu’épisodiquement, entre des périodes de friches (“jachères”), arbustives et arborées, de plus ou moins longue durée. Avec un outillage exclusivement manuel, les cultivateurs préféraient alors mettre d’abord en culture les terrains gravillonnaires, plus faciles à désherber.

À l’époque de la colonisation française, le rempla­cement des anciens prélèvements tributaires par un impôt de capitation payable en monnaie incita les agriculteurs à pratiquer des cultures de rente desti­nées à l’exportation (arachide, cotonnier). Au cours des premières décennies qui suivirent l’indépendance, l’introduction et la vulgarisation de la traction ani­male et de la charrue attelée légère par les sociétés cotonnières et les services de l’État ont permis de lutter plus facilement contre les herbes adventices sur les sols sablo-limoneux et limono-argileux plus pro­fonds et davantage enherbés[2]. D’où l’extension pro­gressive des superficies mises en culture sur ces terrains considérés comme plus “fertiles”, aux dépens des surfaces autrefois cultivées sur les sols gravillonnaires. Le recours à la traction animale, à des outils attelés divers (charrues, semoirs, sarclo-bineurs, etc.) ainsi qu’aux engrais chimiques, aux produits phytosanitaires et (plus tardivement) aux herbicides, ont permis par ailleurs une augmentation sensible des rendements à l’hectare. Ce phénomène a été observé en premier lieu dans les zones d’intervention de la CMDT où les récoltes de coton-graine vendues à cette société parapublique pouvaient être mises en gage pour l’obtention des crédits de campagne et d’équipements.

L’aménagement simultané de routes et de pistes à travers la région du Sud-Mali a permis l’intégration sans cesse croissante de la paysannerie aux échanges marchands, avec pour effet d’inciter les agriculteurs à diversifier toujours davantage leurs systèmes de culture en fonction des opportunités offertes par les marchés. Certaines grandes familles parmi les plus aisées ont ainsi commencé la mise en valeur arbori­cole et maraîchère de nombreux talwegs et bas-fonds réservés antérieurement à une riziculture pratiquée à petite échelle par les seules femmes (en saison des pluies) et à la circulation des troupeaux (en saison sèche). La mise en valeur agricole de ces zones s’est opérée néanmoins surtout au profit des seules famil­les héritières des anciennes “familles fondatrices” des villages. Ces dernières craignent en effet générale­ment que la plantation d’arbres et la pose de clôtures soient en fait le prélude à l’appropriation définitive des parcelles correspondantes par les familles allochtones. En tout état de cause, force nous est de constater que l’expansion de la culture cotonnière n’a été finalement qu’un des éléments de la diversifica­tion des systèmes de culture dans le sud du Mali[3]. Tant et si bien que ce que l’on a coutume d’appeler la “région cotonnière” est aussi devenue une région excédentaire en céréales[4] (plus de 350 000 tonnes par an en moyenne) et exportatrice de fruits, de noix de cajou et d’animaux sur pied.

2 – De l’abattis-brûlis à la complémentarité ager – saltus.

Il est encore fréquent de voir décrit l’évolution des modes de mise en culture dans la région coton­nière comme le passage progressif de systèmes d’abattis-brûlis à friches de longues durées à des systèmes de culture quasi-permanents entrant désormais en crise, du fait de la densité de popula­tion devenue trop élevée par rapport à la disponibilité en terre[5]. Mais la réalité semble en fait bien différente de ce que suggère ce schéma fort réducteur. Le système d’agriculture sur abattis-brûlis avec des successions culturales entrant en rotation avec des périodes plus ou moins longues de friches arbustives et / ou arborées a en effet été, en fait, peu à peu délaissé au profit d’un système dans lequel les parcelles mises en culture le sont désormais tous les ans, sans période de friche aucune, sans avoir occasionné pour autant une crise des rendements et des revenus.

La décision d’emblaver tous les ans les mêmes champs a toujours correspondu à un choix parfaite­ment délibéré et ne s’est nullement fait sous la contrainte. Les paysans y avaient en effet intérêt pour minimiser les temps consacrés aux défrichements, augmenter du même coup la productivité et la rému­nération du travail, et faciliter le gardiennage des animaux à l’écart des champs cultivés. Mais encore fallait-il pouvoir assurer le maintien de la fertilité de ces champs cultivés en continu, grâce à des transferts de matières organiques en provenance des terres de parcours. La possession de bovins, l’accès à leurs excréments et le recours à des charrettes pour les transports de matières organiques, ont été les éléments déterminants de cette transformation et conditionnent encore de nos jours la capacité des agri­culteurs à “stabiliser” l’ager et à ne plus devoir défri­cher de nouvelles parcelles dans les espaces laissés en recrû arbustif et arboré. La possession ou la location de charrettes permet désormais à de nombreux agri­culteurs d’aller chercher des feuilles mortes et autres débris végétaux dans les aires de parcours et de les mélanger avec les déjections animales accumulées dans les parcs à animaux et les fosses fumières[6].

Ces champs mis annuellement en culture sans jamais laisser la place à des friches arbustives ou arborées ont d’abord été situés sur des terrains pas trop éloignés de l’habitat et dont les sols sablo-limoneux ou limono-sableux sont relativement profonds. Mais ils ne se limitent plus aujourd’hui aux seuls petits “champs de case” d’autrefois et recou­vrent désormais des superficies bien plus étendues, en des endroits parfois plus éloignés de l’habitat. Ils ne sont plus seulement fertilisés avec les détritus ménagers et les déjections des petits ruminants, mais bénéficient dorénavant surtout de l’apport massif de fumure organique en provenance des parcs à animaux dans lesquels, pendant l’hivernage, le cheptel bovin est maintenu toutes les nuits, à la lisière entre les terres de parcours et les soles de cultures annuelles. Ces champs cultivés tous les ans constituent désormais un véritable ager. Ils sont aujourd’hui parfois situés à bonne distance des villa­ges, au voisinage des terres de parcours, non loin des parcs d’hivernage, afin de faciliter le transport des matières organiques depuis les terres de parcours vers les parcs d’hivernage et de ces parcs pour animaux vers l’ager. Cet ager apparaît donc bien comme le produit d’une extension progressive des anciens “champs de case” mais intègre de nos jours de nombreux “champs de brousse” et accueille doré­navant les plantes anciennement cultivées sur ces champs après abattis-brûlis : le cotonnier, les cultures céréalières (maïs, sorgho, mil, etc.) et l’arachide. Les sols gravillonnaires qui étaient autrefois préférentiel­lement mis en culture sont désormais délaissés au profit du seul pâturage par les ruminants. Ces aires pâturées tous les ans pendant l’hivernage et une grande partie de la saison sèche ne sont pratiquement plus jamais remises en culture et font donc désormais partie intégrante d’un véritable saltus. Ce saltus ne se limite bien sûr pas seulement aux zones gravillonnai­res anciennement cultivées mais comprend aussi les vastes superficies de cuirasses ferrugineuses ne l’ayant jamais été.

Le passage de l’agriculture d’abattis-brûlis à ce système dans lequel on observe une séparation nette entre les espaces cultivés annuellement et les terres strictement réservées aux parcours des animaux est allé de pair avec la mise en place progressive d’une bien plus grande association agriculture – élevage. Cette association de l’élevage à l’agriculture a com­mencé lors du passage de la culture manuelle à la culture attelée. Le recours à la traction animale pour le labour à la charrue a permis tout d’abord de lutter plus efficacement contre les herbes adventices, mais s’est révélé être peu compatible avec le maintien de souches d’arbres et d’arbustes dans les parcelles. Ainsi ne voit-on pratiquement plus de telles souches, au sein de l’ager, contrairement à ce que l’on pouvait observer autrefois dans les espaces soumis au système d’abattis-brûlis. Subsistent désormais dans les soles mises tous les ans en culture les seules espè­ces arborées dont la reproduction et le développe­ment ont été soigneusement protégés par les agri­culteurs : karité, néré, et plus rarement baobab et Acacia albida. Ces espèces n’en continuent pas moins de participer aujourd’hui aux transferts verticaux d’éléments minéraux depuis la profondeur des terrains cultivés vers la couche superficielle de leurs sols, grâce à l’interception de ces éléments par les puissants systèmes racinaires, à leur remontée au sein de la sève en direction de la biomasse aérienne et à la chute des feuilles mortes.

3 – Des différenciations sociales accrues au sein de la paysannerie

Ces transformations de l’agriculture ont d’abord été le fait de “familles élargies” dont les effectifs dépassent encore parfois la cinquantaine de person­nes[7] et dans lesquelles les revenus par actif (ou par personne) sont presque toujours les plus élevés. En effet, la taille des troupeaux, le niveau d’équipement, les surfaces cultivées par actif et les performances économiques obtenues au sein des exploitations, apparaissent étroitement corrélés avec les effectifs familiaux. Les performances supérieures des exploi­tations restées aux mains de “grandes familles”, et leur moindre vulnérabilité face à d’éventuels acci­dents résultent pour l’essentiel des faits suivants :

– les risques de très mauvais résultats économi­ques par suite d’évènements malencontreux au sein de la famille (maladies, accidents, etc.) y sont moindres que dans les familles de taille restreinte dans la mesure où leurs effets sont “socialisés” au sein d’un grand groupe de personnes et qu’il est plus facile d’y organiser des suppléances ;

– la répartition de la main-d’œuvre familiale par genre et classe d’âge y est beaucoup plus constante et moins aléatoire dans des familles de plus faible effectif ; elle permet donc une organisation du travail beaucoup plus régulière et bien moins chaotique ;

–les risques de décapitalisation inhérents à la phase du « cycle de Chayanov »[8], au cours de laquelle le nombre de bouches à nourrir par actif se trouve être trop important, y sont considérablement diminués ;

– il est possible d’y réaliser de sérieuses écono­mies d’échelle et d’y amortir plus aisément les gros équipements, tels que les engins motorisés (tracteurs, motopompes, etc.), sur de plus vastes surfaces. Ainsi, l’amortissement annuel d’une motopompe dont le coût d’achat s’élève pourtant à 250 000 francs CFA n’y représente finalement qu’une somme de 10 000 francs CFA par actif ;

– ces grandes exploitations sont celles qui dispo­sent du plus grand nombre d’animaux et sont les mieux équipées en traction animale et outils aratoires attelés (charrues, cultivateurs, semoirs, etc.). Ce sont aussi celles qui disposent de charrettes en grand nombre pour le transport des récoltes et des matières organiques de toutes sortes (fourrages, résidus de cultures, feuilles pour les litières, fumier, etc.) ;

– du fait de disposer d’un plus grand nombre d’animaux par actif, les grandes familles sont aussi celles qui mettent le plus à profit les ressources four­ragères du saltus et des autres terres de parcours (friches temporaires et chaumes en vaine pâture). L’accès inégal aux ressources fourragères des terres de parcours, via les contrastes observés dans la taille de troupeaux, est en fait devenu l’une des principales causes de différenciation sociale au sein de la paysannerie.

Pour toutes ces raisons, les grandes exploitations sont celles dans lesquelles les surfaces totales culti­vées par actif et les rendements moyens à l’hectare sont les plus élevés[9]. Du fait de l’abondance de la fumure organique, les rotations biennales intensives du type cotonnier – maïs y sont relativement fréquentes. Mais les grandes familles qui sont parvenu à accroître leurs revenus monétaires et leurs niveaux d’équipement grâce à la culture du cotonnier ne sont pas nécessairement celles dont les surfaces en cotonnier par actif sont aujourd’hui les plus élevées. En effet, les grandes familles les plus fortu­nées ont d’ores et déjà tendance aujourd’hui à se désintéresser de cette culture et à investir leurs capi­taux dans des aménagements de bas-fonds pour y réaliser des activités plus rémunératrices : plantations de manguiers, bananeraies, maraîchage de bas-fonds, etc. Le recours des grandes familles aux engins moto­risés (tracteurs, motopompes, etc.) et l’installation définitive de clôtures dans les bas-fonds semblent d’ailleurs préfigurer de nouvelles différenciations sociales en occasionnant un accès très inégal à l’irrigation et à la mise en valeur intensive des bas-fonds les plus fertiles. Quelques grandes familles parviennent à envoyer certains de leurs membres faire des études en ville ou y trouver des emplois salariés rémunérateurs. D’autres s’efforcent d’envoyer quelques-uns de leurs fils à l’étranger (Côte-d’Ivoire, Afrique du Nord, Moyen-Orient, Europe de l’Ouest).

Les exploitations tenues par les “grandes famil­les” sont presque toutes gérées par les hommes les plus âgés au sein de leurs lignages. Bien souvent, l’exploitation rassemble non seulement les épouses du chef d’exploitation et leurs progénitures, mais aussi leurs frères et sœurs, cousins et cousines, et leurs descendants. La terre y est généralement travaillée en commun par tous les membres actifs de la famille, à l’exception de quelques petites parcelles de bas-fonds (ou situées parfois sur les cuirasses ferrugineuses) confiées individuellement aux épouses ou à des hommes déjà âgés. Lorsque intervient le décès d’un chef d’exploitation au sein d’une très grande famille, il n’est pas rare d’observer sa frag­mentation en plusieurs exploitations filles (qui restent encore de relativement grande taille) avec un partage des terres, des animaux et des équipements, en proportion du nombre d’héritiers. Il arrive cependant que des jeunes demandent à quitter les exploitations de leurs “grandes familles” avant que n’intervienne la procédure normale de fragmentation avec héritage égalitaire.

Les “petites familles” qui proviennent de ce type de séparation prématurée ont alors le droit de travailler des parcelles pour leur propre compte sur des terrains dont leurs “grandes familles” d’origine étaient considérées comme les détenteurs légitimes ; mais elles se retrouvent par contre déshéritées de la plupart de leurs équipements et de leurs animaux. On comprend donc aisément que de telles scissions n’aient pas lieu très fréquemment au sein des “grandes familles” les plus riches. Les “petites familles” qui sont issues d’un tel éclatement et doivent ensuite assurer la gestion d’exploitations de dimension réduite et sous équipées se retrouvent en effet souvent dans une situation de grande vulnérabi­lité et ne parviennent alors que très difficilement à accumuler le capital d’exploitation qui leur serait nécessaire pour s’enrichir durablement.

À l’opposé des “grandes familles” à l’intérieur desquels la cohérence des liens familiaux a permis de stabiliser des effectifs importants, les “petites familles” issues de scissions prématurées paraissent particulièrement vulnérables en cas d’éventuels accidents, notamment lorsque ces familles présentent un nombre très élevé de personnes à alimenter par actif. Ce sont ces familles qui éprouvent aujourd’hui le plus de difficultés à s’équiper en traction animale et en outils attelés. Leur outillage est donc presque exclusivement manuel et leurs parcelles cultivées ne bénéficient que de transferts de matières organiques relativement limités en provenance du saltus. Ces familles de petite taille pratiquent encore bien souvent des systèmes de culture sur abattis-brûlis avec des rotations culturales dans lesquelles on observe des périodes de friche arbustive et arborée assez prolongées. Faute d’avoir accès à de la fumure organique et à des fertilisants minéraux en quantité suffisante, ces familles ne cultivent pratiquement pas de cotonnier. Leurs cultures se limitent donc pour la plupart à des plantes alimentaires destinées à leur autoconsommation (mil, sorgho, tubercules et légumineuses) et leurs revenus monétaires sont obtenus pour l’essentiel avec la vente de produits de cueillette (karité, bois de chauffe, etc.) et en louant une part de la force de travail familiale à l’extérieur, quitte même à envoyer travailler certains de leurs membres comme travailleurs saisonniers (navétanes) dans d’autres régions du pays ou comme ouvriers journaliers dans les villes les plus proches. Cette recherche d’emplois salariés à l’extérieur correspond alors bien souvent à une situation de crise économi­que au sein des exploitations.

Entre ces deux extrêmes, il existe plusieurs catégories d’exploitations de taille moyenne qui diffèrent surtout d’après la taille de leurs cheptels et leurs niveaux d’équipement en traction animale et matériels attelés. La taille de leurs troupeaux et la disponibilité en charrettes y conditionnent très directement l’accès à la fumure organique et la fréquence des rotations biennales les plus intensives. Les superficies cultivées en cotonnier par actif et leurs rendements à l’hectare semblent être supérieurs chez les familles de taille moyenne qui ont les moyens de transporter des quantités abondantes de matières organiques depuis le saltus, les parcs d’hivernage et les fosses fumières, en direction des parcelles cultivées sur l’ager.

Au-delà de la taille des familles et de leurs dispo­nibilités en terre, troupeaux et équipements, les éléments qui ont aussi été à l’origine de nouvelles différenciations sociales au sein de la paysannerie et conditionnent aujourd’hui les systèmes de produc­tion agricole sont :

– la proximité ou l’éloignement des routes et marchés pour la commercialisation des produits agricoles ;

– l’accès inégal aux terres de bas-fonds pour le maraîchage ou les plantations arboricoles ;

– les diverses opportunités de travail et de revenus à l’extérieur des villages.

4 – Le devenir de la paysannerie dans la région cotonnière

Nous avons vu que contrairement à un certain nombre d’idées préconçues, la majorité des parcelles mises en culture dans la région cotonnière du Mali-Sud sont désormais cultivées tous les ans au sein d’un véritable ager, sans n’être plus jamais laissées en friche pour des périodes supérieures à quelques mois. Cette “stabilisation” des systèmes de culture a été rendue possible, sans qu’il n’ait eu de crise agraire préalable, grâce à l’utilisation de la traction animale, de la charrue attelée, de la charrette et de la fumure organique et minérale.

Mais si environ 84 % des exploitations possèdent aujourd’hui une ou plusieurs unités de culture attelée complètement équipées[10], il n’en reste pas moins vrai que 16 % des familles sont encore insuffisamment outillées et ne peuvent donc pas fertiliser correcte­ment leurs parcelles. Ce sont ces dernières qui conti­nuent de pratiquer l’agriculture d’abattis-brûlis et peuvent de ce fait mettre en péril les surfaces de saltus dont on a vu pourtant le rôle essentiel sur la reproduction de la fertilité des champs cultivés sur l’ager. L’inscription de ces familles aux “programmes-coton” mis en œuvre par la CMDT vise d’ailleurs le plus souvent à obtenir des crédits de campagne, pour acheter des engrais minéraux et des produits phyto­sanitaires, même lorsque leur priorité n’est pas de cultiver des cotonniers. Elles ne disposent pas en effet des bovins et des charrettes qui leur seraient nécessaires pour fertiliser correctement leurs champs avec des amendements organiques. Suite à l’augmentation relative du coût des intrants chimi­ques intervenue au cours de ces dernières années[11], favoriser l’accès de ces paysans à la fumure organique apparaît donc comme un enjeu de toute première importance.

On ne saurait trop insister en effet sur le faible coût de la fertilisation organique à partir du moment où les exploitants sont bien dotés en animaux et en charrettes. La plus grande partie des transferts latéraux de matières organiques est en effet réalisée directement par les allers et retours d’animaux entre les aires parcourues dans la journée et les parcs dans lesquels ces animaux sont parqués durant la nuit. Le transport et l’épandage du fumier sur les parcelles exigent environ 8 jours de travail (au maximum) à l’hectare, pour les systèmes de culture les plus inten­sifs (rotations cotonnier-maïs ou maïs en rotation avec lui-même) ; mais ces journées de travail ont lieu en saison sèche, à un moment où le coût d’opportunité de la main-d’œuvre familiale est quasiment nul. Seule la coupe et le transport des chaumes et pailles de maïs ou sorgho destinés aux fosses compostières interviennent à une période où la main-d’œuvre est déjà fortement sollicitée, du fait des récoltes de coton et de mil. Mais ce fait plaide précisément pour que les paysans les plus pauvres puissent à leur tour s’équiper en traction asine et charrettes !

D’une façon générale, pour aider les familles les plus pauvres à “stabiliser” à leur tour les systèmes de culture sur l’ager, sans ne plus avoir à pratiquer des systèmes d’agriculture sur abattis-brûlis, il convien­drait sans doute de :

– Favoriser l’accès à la fumure organique pour les familles ayant peu ou pas de bovins, grâce à des contrats de fumure avec les éleveurs transhumants, l’achat de matières organique à d’autres exploitants, l’aide à l’achat de vaches mères pour constituer un troupeau, etc.

– Favoriser l’accès des bovins à une quantité suffisante de biomasse fourragère, par le biais d’une mise en défens de certaines portions du saltus pour aider à la régénération des espèces les plus appétées, y développer des cultures fourragères, etc.

– Subventionner l’accès aux charrettes pour les paysans qui en sont actuellement démunis et faciliter ainsi le transport des matières organiques.

– Développer l’élevage des bovins et favoriser l’accroissement de la taille des troupeaux dans les zones devenues récemment indemnes d’oncho-cercose et dans lesquelles les terres de parcours paraissent encore relativement abondantes.

De ce point de vue, le recentrage actuel de la CMDT sur la seule filière cotonnière, en vue de sa prochaine privatisation, paraît fort malvenu. Car ce sont en effet les familles les plus pauvres qui cultivent proportionnellement le moins de cotonniers et ont pourtant le plus besoin d’accéder aux crédits qui leur seraient nécessaires pour abandonner l’agriculture d’abattis-brûlis. On a vu en effet que, moins bien dotées en animaux et en charrettes, celles-ci éprouvent de sérieuses difficultés à cultiver indéfiniment leurs parcelles, faute de pouvoir accéder à suffisamment de fumure organique. Elles ne peuvent plus alors maintenir l’ager en l’état et se retrouvent contraintes d’abandonner de nouveau leurs parcelles à la friche et de défricher d’autres parcelles dans les zones de savane, avec le risque de devoir encore y pratiquer le système de culture sur abattis-brûlis.

L’erreur de la CMDT serait de vouloir promou­voir la production cotonnière en ne s’appuyant désormais que sur les grandes familles déjà bien dotées en animaux et équipements attelés, car ce sont celles-ci qui peuvent aujourd’hui bénéficier de reve­nus renvoyés par des parents émigrés et ne sont donc plus contraintes d’avoir recours à des prêts gagés sur le coton pour équiper toujours davantage leurs exploitations. Elles peuvent avoir intérêt à diversifier toujours davantage leurs systèmes de production et à ne plus consacrer une part importante de leurs ressources à la production cotonnière. Certaines d’entre elles ont déjà commencé à se détourner de celle-ci pour mettre en place des systèmes de culture (et d’élevage) plus rémunérateurs : maraîchage, bana­neraies, arboriculture fruitière, plantations d’anacardiers, troupeaux allaitants, etc. Avec une productivité du travail souvent plus de trois fois supérieure à celle du coton, le développement de ces types d’activités est à prévoir, notamment si les prix de coton-graine sont amenés à baisser davantage, en comparaison avec ceux des autres productions agri­coles et des intrants chimiques[12]. Ce moindre intérêt porté à la production cotonnière pourrait aussi s’étendre à d’autres catégories d’exploitants s’il leur devenait possible d’avoir aisément accès à des crédits non gagés sur cette dernière. Il n’est donc pas certain que le “recentrage” de la CMDT dans les seules acti­vités avales de la production cotonnière assure une plus grande rentabilité à cette compagnie, puisqu’un volume de 500 000 tonnes est indispensable pour envisager une réduction significative des coûts de revient du coton fibre[13].

Des changements importants sont aussi en cours dans la gestion du foncier, suite au passage à des systèmes de mise en culture annuelle, sans aucune période de friche de longue durée, et à l’établissement de clôtures autour des parcelles qui ont récemment fait l’objet d’aménagements pour les plantations fruitières et les cultures maraîchères. Ces évolutions laissent présager d’importants boulever­sements dans la transmission du foncier agricole, les droits de vaine pâture, les modalités d’accès aux points d’eau, etc. En effet, les enclosures et le sur­creusement des mares temporaires pourraient être le prélude à la transmission des parcelles encloses et des points d’eau aménagés au bénéfice des seuls enfants de ceux qui ont réalisé ces investissements à long terme ; elles pourraient rendre plus difficile la vaine pâture sur les parcelles définitivement encloses et l’accès des troupeaux sédentaires et transhumants aux marigots situés dans les bas-fonds. On ne peut donc pas totalement exclure l’émergence de graves conflits entre agriculteurs et éleveurs transhumants dans le futur.

À quoi semble s’ajouter depuis peu la marchandi­sation du foncier dans les zones proches des plus grandes villes (Bamako, Sikasso, Koutiala). De plus en plus nombreux sont les “chefs de terre” qui ven­dent des parcelles de terrains à des fonctionnaires ou des commerçants. Ces nouveaux propriétaires sont relativement absentéistes, d’où le fait qu’ils soient qualifiés « d’agriculteurs du dimanche » et emploient pour l’essentiel des journaliers agricoles. Les systè­mes de production agricole mis en œuvre sur les terrains concernés sont alors relativement extensifs (plantations fruitières exigeant peu de soin) et procu­rent finalement peu d’emplois et de valeur ajoutée à l’hectare. D’où le souhait de nombreuses “petites familles”, de pouvoir envoyer, elles aussi, des adultes à l’étranger, afin de lutter contre leur pauvreté.

En guise de conclusion

Du fait de la capacité innovatrice de la paysannerie et du caractère multiforme des interven­tions de la CMDT, la “région cotonnière” du Mali a pu échapper à la “crise de la fertilité” tant redoutée par certain. Cela est dû au fait que de nombreux paysans ont su mettre à profit les crédits qui leur étaient octroyés pour diversifier davantage leurs systèmes de production agricole et associer toujours plus étroitement agriculture et élevage. Mais rien n’indique que ce phénomène pourra désormais se poursuivre avec le “recentrage” en cours de la CMDT sur les seules activités cotonnières, dans la perspective d’une privatisation prochaine qui n’incite à travailler qu’avec les seules familles déjà solvables. Laisser les paysans les plus pauvres sans les moyens d’améliorer la fertilité de leurs parcelles ne paraît guère de bon augure ; car il est à craindre que faute de pouvoir, elles aussi, cultiver annuellement leurs parcelles sur un ager “stabilisé”, elles ne soient contraintes de continuer la pratique de l’abattis-brûlis aux dépens du saltus, d’où vient l’essentiel des amen­dements organiques, avec le risque de mettre en péril tous les acquis de la période récente en matière de reproduction de la fertilité. La question de savoir qui pourrait reprendre les missions de service public autrefois assignées à la CMDT se pose donc avec une acuité particulière.

 

Notes:

* Professeur à l’Institut National Agronomique Paris-Grignon (INAPG).

[1] Cet article reprend très largement les résultats d’une dizaine d’analyses-diagnostics de systèmes agraires, réalisées en 2005, sous la direction de l’auteur, par des étudiants de l’Institut polytechnique rural de Katibougou, de l’Institut national agronomique Paris-Grignon et du Centre national d’études agronomiques des régions chaudes, dans les cercles de Kita, Kati, Yanfolila, Bougouni, Sikasso, Yorosso, Koutiala, Bla et Dioïla :

Marion Beaudouin, Diagnostic agraire en zone cotonnière malienne : Bougouni, terres d’accueil à préserver, Centre National d’Études en Agronomie des Régions Chaudes (CNEARC) et École Nationale Supérieure d’Agriculture et des Industries Alimentaires (ENSAIA), Montpellier, 2005.

Didier Gomez, Rôles incontournables de la culture cotonnière dans les systèmes de production du Mali-Sud. Diagnostic agraire de la petite région agricole de Yorosso, CNEARC, Montpellier, 2005.

Yohann Charles Fare, Diagnostic agraire dans le « vieux bassin cotonnier » du Mali. Cas des villages de M’pelegosso et de Kaniko (cercle de Koutiala), et de Koumarela (cercle de Dioïla), DEA de géographie et pratique du développement, Institut National Agronomique Paris-Grignon (INAPG) et Université de Paris X – Nanterre, Paris, 2005.

Jérémie Guignand, Le passage de l’abattis-brûlis à l’association agriculture élevage dans le cercle de Kita. Un diagnostic agraire pour expliquer cette dynamique, CNEARC et École Supérieure d’agriculture de Purpan. Montpellier, 2005.

Mathilde Laval, Diagnostic agraire de Bankoumana, Mali. DAA développement agricole , INAPG, Paris, 2005.

Mathieu Le Grix, Diagnostic agraire en zone cotonnière malienne : la zone de Kanouala, DAA développement agricole, INAPG, Paris, 2005.

Henry Loua, Diagnostic agraire (typologie des systèmes de production) en zone cotonnière pour la création de données et d’indicateurs de suivi des exploitations, CNEARC, Montpellier, 2005.

Camille Roux, Diagnostic agraire d’une région cotonnière du Mali. Cas de la commune rurale de Banco, secteur CMDT de Dioïla, DAA développement agricole, INAPG, Paris, 2005.

[2] Au cours de la première moitié du vingtième siècle, les autorités coloniales avaient bien déjà tenté de promouvoir l’emploi d’une charrue dénommée “Bajak”, apparentée à la charrue Brabant utilisée autrefois en Europe. Mais celle-ci, beaucoup trop lourde, s’avéra en fait trop difficile à tracter par des ânes ou des bovins de petit gabarit ; son introduction fut donc un véritable fiasco…

[3] Cette diversification des systèmes de culture a cependant été parfois de pair avec une moindre importance accordée à certaines cultures dites secondaires (fonio, gombos, vouandzou, ignames, patates douces, dah, etc.), dont la responsabilité incombait autrefois souvent aux femmes.

[4] Maïs principalement.

[5] P Van der Poel et B. Kaya, « La recherche sur l’aménage-ment anti-érosif et la gestion de terroir au Mali-Sud », Les Cahiers de la recherche-développement, n° 27, septembre 1990, pp. 61-74. Ainsi s’exprimaient les auteurs en 1990 : « La durée des jachères s’est beaucoup raccourcie, les terres s’érodent et s’épuisent, les récoltes diminuent, la brousse est surpâturée et la couverture végétale disparaît (…). Un changement de ces systèmes encore basés sur la défriche sur brûlis s’avère donc nécessaire ».

Voir aussi A. Blokland, « La gestion des terroirs au Mali. Analyse des contraintes et des acquis dans les projets d’assistance technique néerlandais », Les Cahiers de la recherche-développement n° 26, juin 1990, pp. 44-53, Montpellier.

[6] Dans le cadre du suivi socio-économique d’un échantillon de 80 exploitations agricoles familiales des cercles de Koutiala, Kadiolo et Bougouni, H. Djouara, J.F. Bélières et D. Kébé, confirment que « l’évolution la plus remarquable sur la dernière décennie semble avoir été la progression des apports de fumure organique par hectare cultivé. Globalement, cette quantité est passée de 715 kg / ha à 1 300 kg / ha ». Cf. « Les exploitations agricoles familiales de la zone cotonnière du Mali face à la baisse des prix du coton-graine », Agricultures, Cahiers d’Études et de Recherches Francophones, 15-1, janvier – février 2006, pp. 64-71.

[7] On considérera qu’une “grande famille” est un lignage dont les effectifs dépassent 30 personnes. Mais il existe parfois des “grandes familles” qui intègrent chacune plus d’une centaine de personnes.

[8] A. Chayanov, L’organisation de l’économie paysanne, Librairie du regard, Alençon, 1990.

[9] Les grandes familles bien équipées en traction animale et en outils attelés (charrues, sarclo-bineurs, multiculteurs et semoirs) parviennent à cultiver une moyenne de 1,5 hectares par actif de cultures annuelles au lieu de un hectare maximum chez les familles qui continuent de pratiquer l’agriculture avec les seuls outils manuels. Leurs rendements en coton-graine dépassent le plus souvent les 1,2 tonnes à l’hectare tandis que ceux des petites familles sous-équipées n’atteignent généralement pas 0,8 tonne.

[10] Source : DPCG – Suivi évaluation : Annuaire statistique 02/03. Résultats de l’enquête agricole permanente. CMDT, mai 2004.

[11] Augmentation due pour une part à la dévaluation du franc CFA (intervenue en janvier 1994) et pour une autre part à la hausse substantielle des cours du pétrole et du prix des engrais azotés dérivés de la pétrochimie. Cf. J. Le Turioner, Évolution du cours des matières premières des engrais de septembre 2001 à septembre 2005. Bamako, IFDC. <www.wa-agritrade.net> (consulté le 16/02/06).

[12] Les cours internationaux du coton sont d’une grande volatilité et dépendent pour une part des subventions versées par le gouvernement nord-américain à ses propres exploitants. Il a été reproché à la CMDT d’accumuler des déficits en payant les agriculteurs maliens à un prix trop élevé. C’est pourquoi, en vue de sa privatisation prochaine, il lui a été demandé de réduire le prix payé aux producteurs de 210 à 160 francs CFA le kilogramme de coton-graine entre 2004/2005 et 2005/2006.

[13] N. Dembélé, A. Traoré, Situation synthétique de la CMDT. APCAM/MSU, document de travail n° 3, avril 2002, <http://www.aec.msu.edu/agecon/fs2/mali_pasidma/APCAM_MSU_WP3.pdf&gt; (consulté le 16/02/06).