« Serez-vous complices de ceux qui veulent en finir avec la gratuité du vivant ? » Lettre aux députés

Jean-Pierre Berlan*

 

135-page-001En 1845, le lobby des Fabricants de Chandelles, Bougies, Lampes, Chandeliers, Réverbères, Mouchettes, Éteignoirs, et des Producteurs de Suif, Huile, Résine, Alcool, et généralement de tout ce qui concerne l’Éclairage avaient pétitionné les députés dans les termes suivants :

… Nous subissons l’intolérable concurrence d’un rival étranger placé, à ce qu’il paraît, dans des conditions tellement supérieures aux nôtres, pour la production de la lumière, qu’il en inonde notre marché national à un prix fabuleusement réduit ; car, aussitôt qu’il se montre, notre vente cesse, tous les consommateurs s’adressent à lui, et une branche d’industrie française, dont les ramifications sont innombrables, est tout à coup frappée de la stagnation la plus complète. Ce rival, qui n’est autre que le soleil, nous fait une guerre (si) acharnée …

 Nous demandons qu’il vous plaise de faire une loi qui ordonne la fermeture de toutes fenêtres, lucarnes, abat-jour, contre-vents, volets, rideaux, vasistas, oeils-de-bœuf, stores, en un mot, de toutes ouvertures, trous, fentes et fissures par lesquelles la lumière du soleil a coutume de pénétrer dans les maisons, au préjudice des belles industries dont nous nous flattons d’avoir doté le pays, qui ne saurait sans ingratitude nous abandonner aujourd’hui à une lutte si inégale.

… Et d’abord, si vous fermez, autant que possible tout accès à la lumière naturelle, si vous créez ainsi le besoin de lumière artificielle, quelle est en France l’industrie qui, de proche en proche, ne sera pas encouragée ?.

 Le lecteur aura reconnu des extraits du pamphlet célèbre de Frédéric Bastiat, qui ferraillait contre les protectionnistes de son temps. Ce libéral conséquent avait pressenti le principe économique de notre modernité néo-libérale, la croissance illimitée, quel qu’en soit le coût : toute activité gratuite, parce qu’elle lèse le secteur marchand correspondant, devra être, soit interdite, soit taxée à son profit.

Les êtres vivants commettent un crime impardonnable : ils se reproduisent et se multiplient gratuitement. Certains en éprouvent même du plaisir. Depuis plus de deux siècles, notre société livre à cette gratuité une guerre longtemps secrète[1] dont la dernière bataille est en cours.

En 1961, la convention de l’Union pour la Protection des Obtentions Végétales (UPOV) a été signée par les six pays fondateurs du Marché Commun pour stimuler la sélection clonale de plantes conservant leurs caractères héréditaires individuels d’une génération à la suivante, blé, orge, etc. c’est-à-dire le remplacement de variétés par un modèle ou génotype unique produit en autant de copies que nécessaire, un clone par conséquent. Pour cette convention, le facteur génétique n’avait pas de prix au double sens paradoxal que sa valeur marchande est nulle car l’agriculteur le multiplie à satiété dans son champ, alors que sa valeur sociale est inestimable. Par exemple, après la guerre, le blé “Étoile de Choisy”, un clone de l’INRA, a révolutionné la culture du blé en France. Cette convention interdit à un semencier de vendre les semences d’un clone sans l’autorisation de son obtenteur / sélectionneur. Elle vise à protéger un obtenteur du pillage de son clone par des semenciers indélicats. Mais elle laisse l’agriculteur libre de semer le grain récolté et tout clone (appelé à tort “variété”) reste une ressource génétique disponible pour poursuivre le travail de sélection.

La version originale de l’UPOV satisfaisait les sélectionneurs de l’époque, qui étaient de grands agronomes agriculteurs passionnés par les plantes et travaillant avec les généticiens / sélectionneurs de l’INRA. Ce système fonctionnait bien et l’INRA pouvait faire respecter ce qu’il jugeait être l’intérêt public. Mais depuis qu’un cartel de fabricants d’agro-toxiques contrôle les semences[2], l’INRA ne pèse pas lourd. De plus, les gouvernements successifs — Monsieur Allègre s’est particulièrement distingué dans cet exercice — ont mis directement les chercheurs au service de ces transnationales qui n’entendent pas se contenter des profits, somme toute modestes, que la redevance UPOV et la réglementation administrative attribuaient aux agronomes – sélectionneurs. Le cartel exige maintenant d’en finir avec cette injustice de la gratuité de la reproduction des êtres vivants, d’autant plus qu’il se heurte à une résistance populaire mondiale. Séparer la production de la reproduction, cela signifie stériliser le vivant par un moyen quelconque, administratif, réglementaire, biologique, ou légal. En mars 1998, le brevet « Contrôle de l’expression des gènes » déposé par la recherche publique états-unienne ( !) et une firme privée, et connu sous le nom donné par ses opposants, Terminator, marquait le triomphe technique de la loi du profit sur la loi de la vie, mais constituait une bourde politique majeure puisqu’elle révélait le secret de mieux gardé de la sélection et de la génétique agricole : la loi de la vie s’oppose à la loi du profit, et c’est évidemment la vie qui a tort.

En 2001, le gouvernement Jospin a pris une mesure inédite de lutte contre la gratuité de la Vie, la “Cotisation Volontaire Obligatoire” (George Orwell aurait aimé cette expression) pour les semences de blé tendre. Que l’agriculteur sème le grain qu’il récolte ou qu’il achète des semences, il doit payer une redevance à l’obtenteur ! Ce dispositif sera étendu à d’autres espèces. Une commission estimera le prix de cette marchandise nouvelle, le “droit à semer”. Comment, puisqu’il y a pléthore et donc pas de marché ? Pourquoi pas un “droit à respirer” ? On ne pourra plus dire comme Madame du Deffand, au temps de Louis XV : « On taxe tout, hormis l’air que nous respirons ».

On connaît la technique emblématique des industriels des “sciences de la vie” : « Terminator », la production de semences transgéniques dont la descendance est stérile. En 1998, Terminator avait soulevé une vague d’indignation telle que Monsanto avait dû annoncer qu’il abandonnait cette technique de stérilisation. Mais en octobre 2005, une fois l’indignation retombée, l’Office Européen du Brevet a accordé le brevet Terminator dans l’indifférence générale. Monsanto et ses concurrents / alliés travaillent d’arrache-pied à cette méthode jamais abandonnée — c’est l’arme absolue contre la Vie, qui cible en priorité les paysans du Tiers monde « pour les soulager de la faim » veulent nous faire croire le cartel et ses affidés, qui non seulement ne suppriment pas la faim là où ils sévissent (en Argentine, au Brésil ou même aux États-Unis) mais cherchent ouvertement à asservir ces paysans et par conséquent à les appauvrir davantage et à les chasser dans les bidonvilles de la planète.

En novembre 2004, l’Assemblée nationale unanime (sauf le groupe communiste) a transposé la Directive Européenne 98/44 de soi-disant « brevetabilité des inventions biotechnologiques ». Tout ce qui est transgénique est devenu brevetable (article 4), ce qui, comme le montre l’exemple nord-américain, mettra fin à la pratique fondatrice de l’agriculture, semer le grain récolté. Il est piquant que les communistes se retrouvent dans le camp qui défend les valeurs libérales — et significatif qu’ils soient seuls à le faire.

L’Union européenne nous propose aujourd’hui une version 1991 du traité de l’UPOV qui confère à l’obtenteur « le droit exclusif de produire, reproduire, conditionner aux fins de la reproduction ou de la multiplication, offrir à la vente sous tout autre forme, exporter, importer, détenir à une des fins ci-dessus mentionnées du matériel de reproduction et de multiplication de la variété protégée ».  Elle prévoit pour l’instant une dérogation spéciale, accordée par le Conseil d’État, pour que l’agriculteur puisse semer le grain récolté.

L’Assemblée nationale discutera donc prochainement de la ratification de l’UPOV 1991, adoptée le 23 février par le Sénat.

Les parlementaires n’ont pas conscience qu’il s’agit là d’un changement complet de perspective. Alors que la protection accordée à l’obtenteur par la version originale de l’UPOV visait à empêcher le pillage de ses obtentions / clones par des concurrents et que semer le grain récolté allait de soi, trente ans plus tard, la protection accordée à l’obtenteur devient absolue, et semer le grain récolté n’est possible que par dérogation. Le cartel des agro-toxiques étend  ainsi son contrôle totalitaire sur le vivant.

 L’Union européenne, le lobby des agro-toxiques et le gouvernement ont réussi jusqu’ici à faire passer ce dispositif de stérilisation légale et gratuite du vivant au profit d’un cartel de fabricants d’agro-toxiques pour une opération de routine technique. Il s’agit d’exempter le cartel des coûts et des difficultés de la mise au point de techniques biologiques de stérilisation comme Terminator ou les GURTS[3], de méthodes de restriction de l’utilisation des gènes, de la fabrication non pas de plantes stériles mais de plantes handicapées.

En somme, le gouvernement demande au législateur de créer un privilège sur la reproduction des êtres vivants. Contre l’intérêt public. Contre celui des agriculteurs. Au profit de producteurs de poisons. Au nom du libéralisme !

Un privilège incite ceux qu’il lèse à tricher. La prochaine étape sera donc de créer une police génétique pour le faire respecter. En Amérique du Nord, Monsanto engage des entreprises de détectives privés pour débusquer les éventuels “pirates” et offre aux agriculteurs qui voudraient dénoncer leurs voisins une ligne téléphonique gratuite ( !). En Europe, la police génétique sera-t-elle privée ou publique ? C’est le choix que la Commission Européenne et le gouvernement veulent imposer au législateur. Est-ce un choix respectueux de l’éthique du vivant ? Dans le même temps, la création d’un catalogue alternatif pour les variétés paysannes dites “de conservation”, qui les protégerait de l’expropriation par le cartel des fabricants d’agro-toxiques, est au point mort.

Dernière pierre du projet gouvernemental : le projet de loi sur la coexistence entre clones chimériques brevetés[4] et clones traditionnels organise la pollution génétique. Il s’agit de créer le fait accompli en accélérant encore la destruction déjà catastrophique de la biodiversité. Organiser cette coexistence, c’est en effet euthanasier l’agriculture biologique, dont le seul tort est de s’efforcer d’utiliser la gratuité de la nature plutôt que les moyens de production industriels — engrais chimiques, pesticides, machines, irrigation — tous à base de pétrole. Ces pétro-intrants marchands s’avèrent ruineux pour les humains, les sols, l’eau, bref pour notre milieu de vie. Quelle myopie au moment-même où tout le monde sait que la parenthèse de cette pétro-agriculture industrielle obsolète est en train de se refermer !

Sur ce terrain comme sur d’autres, une société totalitaire est en gestation. De vote en vote, de règlement en règlement, de mesure en mesure, insensiblement, le législateur est aspiré dans une spirale funeste et détestable dont il ne voudrait à aucun prix si la propagande du cartel des “chandelles transgéniques” ne le trompait pas.

Nous sommes confrontés à une offensive soigneusement coordonnée de l’État, des transnationales des nécro-technologies, et bien entendu, de la Commission européenne. Cette offensive dont la dernière manifestation est l’envoi d’huissiers au domicile de Gilles Lemaire (et certainement à celui des autres faucheurs volontaires), vise à disperser les opposants aux nécro-technologies sur une série de fronts (étiquetage et taux de contamination tolérable, coexistence avec ses différents leurres comme les distances devant séparer les cultures, le taux de pollution génétique admissible pour les semences, les controverses sur les risques, les procès à répétition, les poursuites des faucheurs, etc.). Pendant que nous nous dispersons et nous épuisons sur ces questions importantes mais périphériques, le complexe génético-industriel avance en catimini son projet central mortifère de confiscation du vivant.

L’Office Européen du Brevet a accordé le brevet Terminator (octobre 2005) dans l’indifférence générale, les entreprises qui avaient prétendu abandonner cette technique si prometteuse y travaillent officiellement d’arrache-pied (j’avais écrit un article en 2000 « Terminator ne mourra jamais ! » pour expliquer que jamais les entreprises de nécro-technologies ne renonceraient à cette arme décisive contre la vie), l’Assemblée Nationale a transposé la directive européenne de brevetabilité des soi-disant « inventions biotechnologiques » (décembre 2004) et s’apprête, après le Sénat, à ratifier la nouvelle version (1991) de la Convention de l’UPOV, qui crée le privilège sur la reproduction des êtres vivants pour les fabricants d’agro-toxiques.

Ne nous y trompons pas : la fin de la gratuité de la vie est un tournant de civilisation avec, au bout, des catastrophes inouïes. Et cette guerre à la gratuité du vivant fait partie d’un processus plus général et dément, celui de notre expropriation progressive de tous les espaces de gratuité, ceux qui ne sont pas régis par la marchandise.

Messieurs les Députés, ouvrez les yeux ! Nos libertés sont en danger. Ne confiez pas l’avenir biologique de nos enfants et de notre planète aux fabricants d’agro-toxiques !

 

Notes:

* Jean-Pierre Berlan est Directeur de recherche à l’INRA.

[1] La question du contrôle marchand de l’hérédité s’impose aux aristocrates anglais, grands amateurs, comme chacun sait, de chevaux. À la suite d’une longue évolution, ils inventent au XVIIIème siècle les courses modernes de chevaux et le type de cheval adapté, le “pur-sang” anglais. Un “pur-sang” l’est par vertu de son “pedigree” qui atteste de sa filiation, de son appartenance à la caste. Un animal sans papier, un roturier en somme, ne vaut rien, quelle que soit par ailleurs sa capacité en course. Un “pur-sang” possède un actif de valeur, son appartenance à la caste, même s’il est incapable de courir. Les aristocrates anglais ne font que transcrire dans le domaine animal leurs propres règles de transmission du pouvoir et de la richesse. À la fin du XVIIIème siècle, les grands éleveurs anglais, lorsqu’ils fondent les races modernes, appliquent aux animaux de ferme, bovins et ovins, ce système aristocratique de contrôle de l’hérédité qui perdure encore maintenant avec les Livres des Origines qui concernent aussi bien les animaux de ferme que les animaux de compagnie.

Pour les plantes, le contrôle de l’hérédité — du “sang”, une expression que l’on rencontre parfois — est évidemment plus difficile. Il faut attendre la deuxième partie du XIXème siècle, pour que les premiers sélectionneurs professionnels, en hommes d’affaires, se rendent compte que tant que le grain récolté est aussi la semence de l’année suivante, ils n’ont pas de marché. Avec beaucoup de finesse politique, ils comprennent qu’ils doivent mener leur guerre contre la gratuité de la vie dans le plus grand secret. Avec les soi-disant OGM, leurs successeurs fabricants d’agro-toxiques, parviennent au but : séparer ce que la Vie confond, d’un côté la production qui peut rester entre les mains des agriculteurs, de l’autre la reproduction qui doit devenir leur monopole.

[2] En une vingtaine d’années, l’industrie des semences est passée sous le contrôle des fabricants d’agro-toxiques : DuPont, Monsanto, Syngenta, Bayer, Dow. Seul Limagrain, 4ème semencier mondial, n’est pas adossé à un agro-chimiste.

[3] GURT : sigle anglais signifiant « Technologie de Restriction de l’Utilisation des ressources Génétiques ». Il s’agit des mécanismes biotechnologiques d’interruption de l’expression de matériel génétiquement modifié, du type “Terminator” [ndlr].

[4] Il s’agit des OGM [ndlr].