Dix ans de partenariat Euro-Med, quel résultat ?

Intervention à l’Assemblée générale du Forum social syndical euro-méditerranéen

 

Abdeljelil Bedoui*

 

135-page-001.jpgJe tiens à remercier les organisateurs de la 3ème Assemblée générale du Forum social syndical Euro-Med pour leur invitation afin de présenter la conférence d’ouverture intitulée : 10 ans de partenariat : quel résultat ?

Ce sujet, au-delà de son intérêt et de son actualité, couvre beaucoup de domaines relatifs aux dimensions économiques, sociales et politiques.

Pour tenter de l’aborder selon une démarche analytique, je me trouve contraint d’adopter, assez souvent, un style télégraphique. En outre, sans nier les nuances et les différences qui existent nécessairement entre les pays du Sud de la Méditerranée, je serais amené à dégager et à insister sur les tendances fortes résultant des accords de partenariat plutôt que de m’arrêter sur les détails qui risquent d’alourdir sans intérêt cet exposé.

Enfin, animé par le même souci de couvrir d’une façon claire et accessible l’ensemble des domaines je devais renoncer aussi à la présentation d’une information statistique, pourtant abondante et me contenter d’illustrer certains phénomènes à partir de données relatives au Maghreb et en particulier à la Tunisie qui a signé le premier accord de partenariat avec l’Union européenne en 1995.

Ces remarques étant faites, il faut rappeler que le processus de Barcelone visait au départ, en 1995, la construction d’une région Euro-Med de paix, de stabilité et de prospérité partagées.

Cette intention généreuse affichée par tous les partenaires a créé un grand espoir chez les acteurs de la société civile en particulier, qui avaient cru à l’existence d’une réelle volonté politique pour mener ce processus à son terme et réaliser un projet sociétal intégrateur et porteur de modernité, et de progrès pour les partenaires.

La mise en œuvre de ce processus a donné lieu à la signature d’un ensemble d’accords bilatéraux de partenariat (ou d’association) entre l’UE d’un côté et les différents pays du Sud Euro-Med de l’autre. Ces accords visent à bâtir une vaste zone de libre échange entre les deux rives de la Méditerranée, en conformité avec le principe de réciprocité prôné par l’OMC, tout en l’accompagnant de fonds structurels pour faciliter les réformes envisagées (libéralisation, privatisation, mise à niveau…).

Dix ans plus tard, l’espoir suscité au départ a vite cédé la place, à la déception chez les uns et la contestation chez les autres et dans tous les cas au désarroi et à l’inquiétude chez tous les acteurs impliqués directement dans le processus de Barcelone.

C’est aussi le diagnostic établi par tous ceux (du Nord comme du Sud) qui ont cherché à évaluer le processus de Barcelone et ont conclu à l’échec du processus. Cette conclusion a été démontrée et réaffirmée par différentes analyses présentées récemment les 1 et 2 octobre 2005 à l’occasion d’un colloque organisé à Marseille par l’Institut de la Méditerranée et le Cercle des Économistes.

Partant de cette unanimité, mon intervention va chercher :

       – à expliquer les origines de l’échec,

       – à rappeler le contenu de l’échec en distinguant les différentes dimensions économique, sociale et politique et en dégageant les principaux aspects relatifs à l’échec,

       – à identifier les conditions et les perspectives d’une relance du processus de Barcelone.

1 – À l’origine d’un échec

Au-delà des intentions généreuses affichées au départ par les 15 membres de l’UE et les 9 pays dits méditerranéens du Liban au Maroc, ils y avaient des préoccupations, des attentes et des logiques non convergentes, non stratégiques et inscrites dans une logique traditionnelle concernant le rapport État / Société dans le Sud et les relations Nord – Sud du côté de l’UE :

1.1 – Du côté des pays du Sud

La recherche d’un partenariat avec l’UE était envisagée dans le but de pouvoir faire face aux nouvelles contraintes de la mondialisation induites par l’ouverture, la logique de la réciprocité, du multilatéralisme et de la compétitivité.

Sans envisager une transformation chez eux du rapport État / Société ni un renforcement du rapport Sud – Sud, les États du Sud dans une perspective opportuniste sur le plan économique et politique attendaient de l’UE :

– un appui financier pour réaliser les réformes et la mise à niveau de leurs entreprises, infrastructures et capital humain ;

– bénéficier d’un calendrier approprié pour faire aboutir les réformes et gérer chez eux les conflits d’intérêt ;

– créer un effet d’annonce pour améliorer leur attractivité des investissements directs étrangers (IDE), soulager leur endettement devenant excessif et relancer leur croissance pour réduire le chômage et la pauvreté ;

– utiliser le partenariat comme moyen de légitimation des régimes politiques non démocratiques dans la mesure où la transformation du rapport État / Société, pourtant nécessaire pour créer une mobilisation intérieure des acteurs et des ressources, n’était pas envisagée bien que l’article 2 des accords les engage à le faire.

De sorte que le partenariat est ainsi recherché par les pays du Sud dans un contexte de mondialisation et d’endettement dans le but :

– de faciliter la transition libérale,

– de combler le déficit démocratique,

– de faire face aux contraintes propres à une économie d’endettement par une amélioration de l’attractivité des IDE.

 1.2 – Du côté des 15 pays du Nord

Au-delà des déclarations généreuses, les pays du nord étaient animés par une démarche et une vision périphérique marchande et sécuritaire de ses rapports avec les pays du sud futurs partenaires :

– une vision périphérique dans la mesure où le Sud est considéré comme un arrière-pays qui recèle des richesses utiles et nécessaires (pétrole, gaz, marché…) pour le progrès européen et la compétition entre blocs (triade) dans le contexte de la mondialisation.

Cette vision périphérique traditionnelle explique la priorité accordée à la dimension économique marchande sur la base de l’application du principe de la réciprocité par les pays du Sud, alors que les pays du Nord, au nom de l’exception agricole et de la clause de sauvegarde évoquée en particulier dans le domaine du textile, se réservent le droit de protéger leurs intérêts spécifiques. En outre, cette vision périphérique marchande domine les relations Nord – Sud aux dépens des dimensions sociale et culturelle qui sont soit absentes, soit négligeables et dans tous les cas elles sont négligées.

– une vision sécuritaire : pour les pays du Nord, un Sud endetté, surpeuplé (à titre d’exemple, la fécondité des pays arabo-musulmans leur impose de créer 100 millions d’emplois nouveaux d’ici 2020, et 40 millions pour le seul Maghreb), bloqué dans son développement et dirigé par des pouvoirs non démocratiques et non légitimes représente une situation critique et annonciatrice :

       * d’une accentuation de l’émigration,

       * d’une montée du terrorisme,

       * et d’un risque d’instabilité politique.

Ensemble de phénomènes qui constitue une menace sérieuse pour le Nord qui se contente de la gérer pour pouvoir l’atténuer.

D’où des préoccupations divergentes porteuses dès le départ d’un grand risque d’échec du partenariat :

– Les pays du Sud cherchaient l’Assistance pour faire face aux nouvelles contraintes de la mondialisation et à leur déficit démocratique et comptaient sur la complaisance, voire la complicité des pays du Nord animés par une logique marchande et sécuritaire pour protéger leurs intérêts et garantir leur prospérité.

– Les pays du Nord, refusant d’envisager une rénovation des relations Nord – Sud et d’ouvrir des perspectives d’adhésion et d’intégration de leur rive Sud, se sont contentés d’une gestion périphérique marchande et sécuritaire d’une région riche mais menaçante. D’où une absence de convergence qui ne peut annoncer qu’un échec.

2 – Contenu et ampleur de l’échec

L’échec, pratiquement annoncé, s’observe principalement à trois niveaux.

2.1 – au niveau économique

       – En premier lieu, il faut souligner que malgré une plus grande insertion internationale, le rythme de croissance est resté faible et inchangé. Or pour faire face aux problèmes socio-démographiques (précarité, chômage, pauvreté…), on estime qu’il faut doubler au minimum le rythme actuel de la croissance qui est de 3 à 3,5 % et atteindre un taux de croissance durable de 7 % environ.

       – En deuxième lieu, il faut remarquer que le maintien d’un rythme de croissance faible est lui-même le résultat d’un taux d’investissement qui n’arrive pas à dépasser les 25 % dans les meilleures des cas. Or pour atteindre 7 % de croissance on estime qu’il faudrait réaliser un taux d’investissement de 30 % au moins. Ce qui nécessite des possibilités de financement accrues.

       – En troisième lieu, il faut souligner que le problème de financement se trouve aggravé dans tous les pays, exception faite de l’Algérie, qui par ailleurs affronte d’autres problèmes relatifs à l’ampleur des goulots d’étranglement en particulier au niveau infrastructurel qui empêche d’augmenter substantiellement le taux d’investissement (infrastructure, ressources humaines, esprit entreprenerial, problèmes de gouvernance, etc.).

Le problème de financement résulte de différents facteurs :

* Pour beaucoup de pays (exemple la Tunisie) le niveau d’endettement est resté élevé et tend même à s’aggraver entraînant l’accroissement des flux de remboursement et réduisant considérablement les capacités de financement des investissements.

* Le système bancaire accablé par des créances douteuses est amené à renforcer les mesures prudentielles et à maintenir les taux d’intérêt à des niveaux élevés, pénalisant de la sorte les investissements. À titre d’exemple et malgré une certaine amélioration de la situation en Tunisie, les crédits non performants représentent environ 23 % des engagements du système bancaire.

* Les ressources publiques traditionnelles s’épuisent dans tous les cas suite à la mise en place de la zone de libre échange (ZLE), étant donné l’importance des impôts liés aux importations avant la création de la ZLE, et dans d’autres cas suite à l’épuisement de la rente pétrolière (cas de la Tunisie).

* Des IDE en deçà de l’attente et de ce qui est requis par le niveau d’endettement et la recherche d’une relance de la croissance. Le Maghreb a même vu sa part dans les IDE mondiaux passée de 0,04 % (avant partenariat au cours de la période 1990-95) à 0,02 % après partenariat. Cette évolution indique une absence de l’effet d’annonce et les limites d’une gestion périphérique et sécuritaire.

* Un comportement de désarroi et de repli du secteur privé local suite à une compétition accrue et à la dégradation de l’environnement politique et institutionnel dans certains cas comme la Tunisie.

       – En quatrième lieu, il faut relever que les systèmes productifs sont restés fragiles et figés : cette situation résulte du comportement des différents acteurs :

* L’État se contente d’opérer une mise à niveau qui concerne pour l’essentiel les secteurs traditionnels (textile, cuir et chaussures, agro-alimentaire, tourisme) qui sont de moins en moins dynamiques au niveau du commerce international et qui font face à une concurrence de plus en plus forte et accrue. En outre, cette mise à niveau est menée dans un esprit d’assistance, constamment reconduit, en contrepartie d’allégeance politique.

Enfin, ces secteurs traditionnels ont pu connaître un certain développement dans le cadre de l’accord multifibre (AMF) et de zones off shore. Or, l’accord AMF est démantelé depuis janvier 2005 et les activités off shore bénéficiant jusqu’ici d’avantages fiscaux et douaniers ne pourront plus bénéficier du même traitement avec l’achèvement en 2008 de la mise en place de la ZLE. À cette date, il n’y aura plus lieu de traiter différemment les activités off shore et on shore dans un marché de libre échange.

* De leur côté, les IDE crées sont réalisés dans le cadre de la privatisation et / ou orientés vers des activités traditionnelles (prospections pétrolières, textile, tourisme, banque, commerce…).

* Quant au secteur privé local, il prend de moins en moins de risque et manifeste un comportement de désarroi et de repli sur les secteurs encore protégés et assistés (agriculture, agroalimentaire, services, BTP).

 – En cinquième lieu, il faut relever le caractère figé de la structure des exportations qui restent toujours à faible contenu technologique et main-d’œuvre qualifiée. En effet, de l’absence d’une diversification du système productif, il en est résulté une structure des exportations figée, caractérisée par un contenu technologique faible et une polarisation accrue autour de quelques produits destinés principalement au marché européen, avec parallèlement un recul de la part des pays maghrébins dans le commerce mondial. Cette part est passée de 2 % en 1980 à 0,7 % en 2001, alors qu’au cours de la même période, les échanges internationaux ont augmenté en moyenne de 5,4 % par an dans le monde et de 5,3 % concernant les échanges internationaux de l’UE. De cette évolution, il est résulté une baisse de la part des échanges maghrébins dans les échanges extérieurs de l’UE passant de 4,7 % en 1980 à 2,1 % en 2001.

Il faut souligner que l’analyse comparative à l’échelle internationale montre que, l’UE joue un rôle relativement faible en tant que locomotive économique sur le plan régional pouvant déboucher sur une diversification des échanges et une intégration horizontale des pays du Sud.

C’est ainsi que le commerce global inter-arabe se limite à environ 8 % des échanges de la zone. De son côté, le commerce régional du groupe des pays partenaires méditerranéens se limite à environ 6 % de leurs exportations. Par comparaison, le commerce intra-zone représente 60 % des échanges en Europe, 30 % en Asie et 20 % en Amérique. Calculée sur la longue période, la part du commerce intra-zone dans les pays méditerranéens a enregistré une progression moindre que celle d’autres ensembles régionaux, oscillant entre 4 et 6 % au cours de la période 1970-2002, contre une progression de 36 à 50 % pour les pays membres de l’ALENA, 11 à 25 % pour l’Amérique du Sud et 2 à 11 % pour les pays du pacte Andin. Cette évolution est enregistrée malgré que « l’indice de complémentarité » des producteurs des pays méditerranéens ait été estimé par différentes recherches comme étant similaire à celui de zones d’intégration régionale tels que l’APEC et le Mercosur. Ceci permet de conclure que les relations traditionnelles comme l’actuel partenariat entre les pays du Sud méditerranéen et l’UE ont contribué, largement à entretenir, jusqu’ici, une sous exploitation du potentiel de développement des échanges régionaux.

– Enfin, et en sixième lieu, parallèlement à la fragilisation du contenu des exportations, on assiste à une aggravation des déficits commerciaux : un système productif figé, une structure des exportations inchangée, une polarisation géographique des exportations accrue et limitée à un nombre réduit de produits traditionnels subissant une forte concurrence (le textile, le tourisme…) n’ont pas manqué ensemble d’aggraver le déficit commercial avec l’UE pour la quasi-majorité des pays du Sud non pétroliers. Cette situation se trouve encore aggravée par la détérioration des termes de l’échange et la perte continue de la valeur des monnaies locales des pays du Sud.

2.2 – Au niveau social

Il faut souligner que le maintien jusqu’ici enregistré d’un faible rythme de croissance conjugué à une situation macroéconomique encore fragile a été obtenu par des pratiques multiples de dumping :

– Dumping fiscal se traduisant par un manque à gagner fiscal pour l’État destiné à améliorer l’attractivité du pays et à encourager sans grands résultats les investissements privés locaux et étrangers. Ce dumping fiscal est aggravé par le démantèlement tarifaire entraîné par la création de la ZLE qui se traduit depuis 1995 par une baisse des recettes fiscales provenant des droits de douanes.

– Dumping monétaire destiné à encourager les exportations et soutenir la compétitivité du pays mais se traduisant par un accroissement du coût de la dette extérieure exprimée en monnaie locale, par un renchérissement des importations, une aggravation du déficit commercial extérieur et un découragement des IDE. Ces derniers nécessitant plutôt une certaine stabilité du taux de change en mesure de garantir le pouvoir d’achat des bénéfices réalisés et transférés dans les pays du Nord, fournisseurs d’IDE.

– Dumping social résultant d’une politique de désinflation compétitive qui accorde la priorité à la lutte contre l’inflation au lieu de la lutte contre le chômage. Concrètement ce dumping social s’est accompagné :

* d’une réforme des Codes du travail destinée à flexibiliser l’emploi et le salaire. Ce qui revient à donner plus de facilités pour le patronat en termes d’embauche (contrat à durée déterminée, allongement de la période de stage…) d’usage de la force de travail (durée de travail, classification, organisation de travail, rotation élevée, flexibilité interne accrue…) et de licenciement (plus de facilité pour la rupture des contrats de travail et moins de pénalité réduisant ainsi le coût de licenciement) ;

* désindexation des salaires sur les prix. Cette désindexation, conjuguée à la flexibilité de l’emploi et des salaires, intervient parce que le salaire est utilisé de plus en plus comme une variable d’ajustement. En effet, contrairement à une économie centrée sur l’espace national, dans une économie ouverte, soumise à une concurrence sans cesse accrue, dotée d’un système productif fragile et incapable de dégager des gains de productivité substantiels, le salaire acquiert le statut d’un coût et devient une variable d’ajustement que l’on cherche constamment à comprimer pour soutenir la compétition des exportations que l’on cherche à accroître par tous les moyens aux dépens de la demande intérieure. Alors que, dans une économie centrée sur l’espace national, comme ce fut le cas avant l’application du programme d’ajustement structurel (PAS), le salaire était utilisé comme un revenu qui participe à la formation d’une demande intérieure qui constituait le principal moteur de la croissance ;

* révision de la fréquence des ajustements des salaires. En Tunisie, depuis 1990, la fréquence est de 3 années au lieu d’une année avant l’application du PAS. Depuis la signature de l’accord de partenariat, cette nouvelle fréquence a débouché sur une détérioration du pouvoir d’achat des salariés, malgré la baisse enregistrée du taux d’inflation ;

* la baisse du taux d’inflation a été elle-même enregistrée par un indice des prix à la consommation qui n’est plus représentatif de l’évolution du contenu du panier de consommation et des pratiques des consommateurs. De sorte que l’évolution de cet indice des prix ne peut que déboucher sur une sous-estimation de la dégradation réelle du pouvoir d’achat des salariés ;

* recul des dépenses de santé, des dépenses éducatives et de la protection sociale suite à la tendance au désengagement de l’État observée au niveau des services non marchands. À titre d’exemple, en Tunisie, la tendance au désengagement de l’État, depuis l’application du PAS, s’est traduite par une augmentation de la part des dépenses des ménages dans les dépenses totales de la santé qui est passée de 42,3 % en 1987 à plus de 48 % en 2000. Alors que celle de l’État a baissé passant de 43 % à 32 % entre les mêmes dates. De leur côté, les caisses de sécurité sociale sont de plus en plus sollicitées pour participer au financement du budget de la santé publique tout en subissant les coûts croissants des services médicaux fournis par le secteur privé de la santé. De sorte que leur part dans la dépense de la santé est passée de 14,7 % à plus de 20 % entre les mêmes dates ;

* réduction de la compensation des produits de base (en Tunisie la part des dépenses de la caisse générale de compensation (CGC) dans la consommation privée est passée de 6,6 % en 1984 à 1 % en 2003).

Le rétrécissement de la sphère non marchande résultant du désengagement de l’État et de l’élargissement des rapports marchands (privatisation, libéralisation, réduction de la compensation) s’est traduit par :

* une tendance à la marchandisation des conditions de reproduction de la population et particulièrement des salariés qui représentent environ 65 % de la population active occupée. Cela veut dire que la population pour se reproduire est amenée de plus en plus à passer par le marché, à prendre en charge une partie croissante des dépenses nécessaires à sa reproduction (santé, éducation, formation, culture..) et à payer le prix du marché (suite à la réduction de la compensation et à la privatisation des entreprises publiques) ;

* cette évolution est enregistrée au moment où l’emploi devient de plus en plus précaire (contrat à durée déterminée, travail temporaire et saisonnier, longue période de stage mal rémunérée) et le salaire de plus en plus flexible et au moment où la productivité du travail s’accroît sous l’effet principalement de l’intensification du travail résultant de l’accroissement de sa flexibilité ;

* augmentation de l’emploi informel et élargissement du secteur privé entraînant une faible syndicalisation ;

* accroissement du chômage dû à la faiblesse de l’investissement privé : ce taux de chômage est d’environ 28 % en Algérie, 15 % en Tunisie et 13 % au Maroc ;

* aggravation des inégalités de la répartition des revenus qui a handicapé la demande intérieure sans pour autant débouché sur une relance de l’investissement privé malgré l’augmentation de la part des entreprises du secteur privé dans le revenu national ;

* augmentation de la contribution des salariés à la formation de la fiscalité directe parallèlement au recul relatif des dépenses sociales publiques : d’où une perversion de la politique de redistribution qui n’a pas manqué d’aggraver la répartition primaire. En effet, en Tunisie, parallèlement à la baisse de la part du revenu salarial brut dans le revenu national brut qui est passée de 39 % en 1983 à environ 34 % en 2003, on assiste à une augmentation de la contribution des salariés à la formation de l’ensemble des impôts directs. Cette contribution est passée de 35,2 % en 1983 à plus de 46 % en 2003. Cette évolution est enregistrée parallèlement au recul des services non marchands suite au désengagement de l’État ;

* enfin, augmentation de l’émigration clandestine qui n’a pas manqué de renforcer le souci sécuritaire de l’UE, qui, à partir de sa logique périphérique et sécuritaire, tend à sous-traiter cette question par les pays du sud et à fermer les yeux sur le caractère autoritaire des régimes politiques qui sont ravis de remplir cette mission.

2.3 – La dimension politique et institutionnelle

Malgré que l’accord de partenariat engage les partenaires à respecter les libertés individuelles et collectives et à accélérer la construction d’un État de droit qui garantit celles-ci et établit la séparation des pouvoirs, les préoccupations sécuritaires et la logique périphérique et marchande de l’UE ont conforté les régimes politiques autoritaires du Sud, qui n’ont pas été sérieusement interpellés pour respecter leurs engagements relatifs à cette question. Il en est résulté des phénomènes pervers qui n’ont pas manqué handicaper l’évolution socio-économique caractérisée par une inertie déconcertante sur le plan structurel, institutionnel et comportemental.

En effet, parallèlement à la libéralisation et à la marchandisation de la vie économique (logique marchande) on a assisté à une absence de la démocratisation de la vie politique (logique sécuritaire).

L’absence d’une synchronisation entre évolution économique et évolution politique a été à l’origine :

       – de la constitution de lobbies informels influents, protégés politiquement et se livrant à une privatisation de l’État, au détournement du patrimoine public et menaçant même la propriété privée ;

       – de la généralisation de la corruption utilisée consciemment par les différents acteurs économiques qui pensent de la sorte pouvoir atténuer les obstacles et les contraintes qui pèsent sur les activités économiques et se protéger contre les abus des différentes autorités dans un contexte de flou réglementaire, d’absence de contre-pouvoirs réels et d’une justice indépendante ;

– de l’instabilité des règles de jeu et de leur application discriminatoire dans différents domaines relatifs à l’accès au crédit, au paiement des impôts, à l’application du code d’investissement et l’octroi des avantages, à l’accès aux services des différentes administrations, au remboursement des créances douteuses, etc. ;

– cette situation fausse le calcul économique des agents, crée des coûts de transaction pour les uns et procure des avantages indus pour les autres, créant ainsi des situations de concurrence déloyale — ensemble de facteurs qui explique l’inquiétude des agents, leur comportement de repli et de désarroi débouchant ainsi sur une inertie comportementale et une fuite des entreprises et des capitaux à la recherche d’autres environnements qui offrent plus de sécurité pour les biens, les capitaux et les personnes. Ce comportement de repli ne cesse de se renforcer malgré les généreuses incitations fiscales et financières accordées par l’État au secteur privé. En Tunisie, le coût total de ces incitations représente en moyenne environ 25 % des investissements ayant bénéficié de ces incitations.

3 – Nécessité et urgence d’un partenariat global, cohérent et stratégique permettant de jeter les bases d’un réel co-développement et d’ouvrir des perspectives d’adhésion

3.1 – Des leçons à tirer de l’expérience des 10 dernières années

Il faut souligner que l’effet d’annonce dans les pays qui sont candidats à une future adhésion à l’UE a été considérablement plus élevé. Il s’est traduit par :

– la rapidité et la crédibilité des réformes menées par les pays candidats ;

– par une synchronisation des réformes sur le plan économique, social et politique ayant débouché sur des transformations substantielles sur le plan structurel, institutionnel et comportemental ;

– une plus grande visibilité et adhésion des acteurs et une plus grande attractivité des pays ;

– un soutien financier conséquent de la part de l’UE. En effet, les ressources allouées aux pays du sud méditerranéens n’ont représenté que 5  € / an / habitant, contre 15 à 20 pour les dix nouveaux entrants dans l’UE ;

– une orientation massive des IDE vers ces pays candidats à l’adhésion. En effet, on estime que pour 1 € d’IDE réalisé au Maghreb, il y a 5 à 10 € qui sont réalisés dans les 10 nouveaux pays adhérents à l’UE.

Par contre, dans les pays du Sud liés par des accords de partenariat, nous assistons à une situation dramatique dans la mesure où, ces pays sont soumis et à des degrés divers à des tendances fortes générant la perte d’une partie importante de l’ensemble des facteurs qui constitue les fondements de la croissance et du développement : fuite des capitaux privés résultant de la dégradation de l’environnement politique et institutionnel dans la plupart des pays du Sud, transfert continu et croissant Sud – Nord de ressources financières au titre de remboursement de la dette, immigration clandestine touchant particulièrement les non qualifiés, drainage organisé et renforcé par le Nord des qualifiés originaires du Sud, comportement de désarroi et de repli des investisseurs aggravant de la sorte l’inertie sur le plan structurel et institutionnel, divorce entre la société et l’État et perte de confiance dans les institutions, etc.

Certes, les responsabilités sont partagées entre le Nord et le Sud et on ne peut accabler outre mesure le partenariat. Mais le Nord, principal architecte des relations internationales et des intégrations régionales en cours, assume certainement une lourde responsabilité.

Ces résultats contrastés entre les pays futurs adhérents et ceux qui sont liés par un accord de partenariat avec l’UE devraient inciter à la réflexion et déboucher sur une redéfinition du partenariat.

Certes en mars 2003, la Commission européenne a cherché à redéfinir ses relations avec l’ensemble de son voisinage qui ne se limite pas aux pays méditerranéens. Le caractère très hétérogène des nombreux voisins d’une Europe élargie a amené cette dernière à proposer un partenariat à la carte élargi à différents domaines en fondant sa politique de voisinage sur une différenciation entre voisins. Dans ce cadre, l’engagement de l’UE avec chacun de ses partenaires est appelé à être progressif et subordonné au respect d’objectifs de réformes préalablement fixés et visant un alignement sur les acquis communautaires dans les différents domaines retenus par les partenaires.

Cette nouvelle politique de voisinage, au-delà de l’affirmation de la nécessité du respect des droits de l’homme et de la volonté d’engager le dialogue avec les sociétés civiles, s’inscrit toujours dans une logique périphérique sécuritaire et marchande qui cherche à élargir la coopération à de nombreux domaines tout en laissant la liberté aux États du Sud de fixer les domaines prioritaires et sans pour autant envisager des perspectives d’adhésion des pays du Sud, fussent-elles dans un futur lointain.

Au lieu de chercher à entretenir de simples rapports de bon voisinage les partenaires Euro-Med ont intérêt plutôt à procéder à des ruptures en mesure de réunir les conditions pour un partenariat stratégique qui favorise la mise en place d’un processus de co-développement durable, solidaire et équitable.

3.2 – Des ruptures à réaliser pour un partenariat stratégique

– Rompre du côté du Nord avec la logique marchande (exclusivement intéressée par l’ouverture, la libéralisation et la privatisation) et périphérique qui renforce les asymétries et traite le Sud comme une périphérie menaçante, et non un espace complémentaire ayant un potentiel et pouvant renforcer l’UE dans sa compétition pour le leadership mondial.

– Rompre avec la logique périphérique d’intégration verticale en aidant parallèlement au renforcement de l’intégration horizontale Sud – Sud.

– Rompre le tête–tête entre États en impliquant d’une façon engageante et institutionnalisée les acteurs représentatifs des sociétés civiles pouvant bousculer les inerties et mobiliser les ressources et les énergies.

– Rendre l’avenir du partenariat suffisamment crédible, lisible et visible pour tous les acteurs en :

       * adoptant une vision stratégique et globale du partenariat basée sur les ruptures indiquées ci-dessus ;

       * ouvrant de réelles possibilités pour une adhésion future des pays du Sud qui arrivent à réunir les conditions requises ;

       * élargissant les domaines du partenariat (scientifique, technologique, social, culturel) avec une forte implication d’organismes gérés démocratiquement et d’organisations représentatives de la société civile ;

       * renforçant les moyens financiers par une annulation de la dette publique envers l’Europe et un allègement de la dette privée. Ce renforcement doit être lié à une mise à niveau sur le plan politique, infrastructurel et institutionnel selon un calendrier engageant afin de couvrir tous les domaines et garantir une synchronisation qui rassure les acteurs ;

       * en prévoyant des mécanismes de contrôle et des sanctions en cas de non respect des engagements.

Conclusion

Bref, le Partenariat doit être en mesure de rénover les rapports Nord – Sud dans le sens d’une réduction des asymétries, de renforcer les rapports Sud – Sud pour accélérer l’intégration horizontale, de redéfinir les rapports entre État et sociétés dans le Sud pour permettre un réel renforcement des sociétés civiles, de redéfinir le rapport État / Économie dans le Sud dans le sens de la rupture avec le principe libéral de la neutralité des politiques économiques.

Ces différentes rénovations et redéfinitions devraient atteindre un seuil critique permettant de bousculer les inerties comportementales, structurelles et institutionnelles, de rassurer les acteurs et les mobiliser et d’ouvrir des perspectives réelles pour la création d’un espace intégré Euro-Med solidaire et compétitif.

Dans la réalisation de ce projet sociétal, le Forum Social Syndical devrait jouer un rôle moteur pour favoriser un tel projet et lui donner une dimension sociale consistante et sans cesse élargie. Car, le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il est absurde, inadmissible et indécent qu’au moment même où l’humanité connaît un développement sans précédent des forces productives (technologies de l’information et des télécommunications, biotechnologies, technologies génétiques, spatiales…) et des possibilités quasi illimitées d’accroissement des richesses, l’on assiste parallèlement à une régression du social, avec une augmentation de l’exclusion, de la pauvreté et de la précarité et une aggravation des inégalités à tous les niveaux. Quand les progrès et les richesses sont confisqués par des minorités qui s’enrichissent à l’ombre des régimes autoritaires, comment peut-on alors s’étonner de la montée de l’intégrisme, du terrorisme et de l’immigration clandestine ? Comment aussi peut-on dans ces conditions prétendre vouloir construire une zone Euro-Med de paix, de stabilité et de prospérité partagée ? Et peut-on le faire sans réaliser nécessairement les ruptures que nous avons indiquées plus haut ?

 

Note:

* Université de Tunis, décembre 2005.