Les agriculteurs d’Almeria : entre soumission au système capitaliste et exploitation des travailleurs immigrés

Bernard Roux*

 

135-page-001Les économies agricoles des pays développés ont perdu les caractéristiques des paysanneries dont elles sont issues : le faible niveau des techniques, la couverture des besoins en travail par de nombreux membres de la famille, l’utilisation d’une fraction notable de la production à des fins d’autoconsommation, une articulation au marché soumise à la domination des intermédiaires locaux, un fort ancrage au territoire du fait de la dépendance aux ressources locales, l’appartenance à des communautés structurées. L’économie de marché a fait progressivement disparaître ces traits, éliminant par ailleurs la majorité des exploitations agricoles.

Les facteurs qui ont provoqué ces transformations concernent quelques grands domaines : la technologie, qui détermine et modifie les façons de produire ; le travail, par lequel se créent les rapports sociaux dans et à l’extérieur de l’unité de production ; la mise en marché, qui définit les relations avec le reste de l’économie et de la société ; les ressources naturelles et la localisation géographique, qui contribuent aux conditions de la concurrence ; les politiques publiques, qui canalisent les choix de société à l’égard de l’agriculture.

Or, il existe des situations qui, plus que d’autres, mettent en lumière le sort réservé aux formes de production paysannes dans les sociétés développées, là où le marché dicte sa loi avec le plus de liberté et de force, déstructurant et remodelant l’économie, la famille et la communauté. C’est l’une de ces situations qui sera analysée ici, pour décrire et interpréter ces mécanismes transformateurs : l’agriculture intensive de la région littorale de la province d’Almeria, dans le sud de l’Espagne.

Des petits et moyens agriculteurs méditerranéens

Ce cas est exemplaire de l’intégration complète de l’agriculture familiale, paysanne à l’origine, dans l’économie de marché la plus achevée. Par ailleurs, c’est un exemple rare de développement agricole marqué par l’expansion de la production, des terres et du nombre de travailleurs. C’est aussi un cas particulièrement intéressant par son poids et sa signification économique : la valeur ajoutée créée est le pilier économique de la région, tant par le volume de richesse créée que par l’entraînement qu’elle produit sur les autres secteurs d’activité. De plus, les caractéristiques techniques de la production, le maraîchage irrigué sous serre, expliquent une concentration géographique extrême des exploitations qui offre au regard un paysage agraire unique et spectaculaire : une « mer de plastique », expression due à l’impression que suscite l’étendue de ces serres vues des flancs de la montagne voisine.

Cette agriculture, implantée sur la frange littorale de la province d’Almeria, la plus à l’Est de la Communauté autonome d’Andalousie, a donné lieu à des études qui ont mis en relief son originalité[1]. Elle est située sur un périmètre principal : le Campo de Dalias (de l’ordre de 20 000 hectares de serres), situé à environ 30 km à l’ouest de la ville d’Almeria (170 000 habitants), capitale de la province. Un deuxième périmètre, situé à 20 km à l’est d’Almeria, le Campo de Nijar, compte environ 4 500 ha de serres, et dans un troisième périmètre, toujours à l’est, très près de la capitale, on trouve 1 500 hectares de serres. En termes de superficie, ces 25 000 hectares cultivés sous ce type d’abri impressionnent : représentant 52 % de la totalité de la surface sous serre en Espagne, ils constituent le pôle de production intensive de fruits et légumes le plus important d’Europe et du bassin méditerranéen, dont les produits sont très majoritairement exportés vers les marchés de l’Union européenne.

Combien d’agriculteurs trouve-t-on sur ce pôle ? L’information statistique ne permet pas de le savoir précisément car les recensements agricoles sont publiés au niveau de la province. C’est ainsi qu’on apprend que la province d’Almeria comptait 34 723 exploitations en 1999, dont 75 % avaient moins de 5 hectares et une surface moyenne de 1,5 hectare. L’administration de la Communauté autonome indiquait que le Campo de Dalias, en 1997, concentrait plus des deux tiers de ces exploitations (24 374 unités de production couvrant 26 109 hectares de surface totale, soit pratiquement un hectare en moyenne). Il est possible qu’une confusion se soit produite entre exploitation et parcelle, ce qui aurait conduit à surestimer le nombre d’exploitations. Ce que confirmerait une autre information, fournie par un organisme de recherche local, indiquant une surface moyenne par exploitation de 2,4 hectares, dont 2 hectares de serres[2], vision de la réalité qui prend en compte une certaine concentration récente de la terre, mais l’exagère probablement. Finalement, devant ces chiffres contradictoires, on ne peut qu’adopter une fourchette large, entre 15 000 à 20 000 agriculteurs — nombre en vérité considérable sur un si petit espace agricole — dont la très grande majorité sont des exploitants petits et moyens, combinant la main-d’œuvre familiale et la main-d’œuvre salariée saisonnière.

L’une des contraintes les plus fortes auxquelles ces agriculteurs sont confrontés est la pression du marché international. Intégrés aux chaînes de commercialisation européennes, ils sont en concurrence avec les autres régions européennes et mondiales cultivant des fruits et légumes et donc obligés de rechercher par tous les moyens à améliorer leur productivité et à réduire leurs coûts de production. Deux voies s’offrent à eux pour cela : la première est la mise à jour technologique permanente, la deuxième l’utilisation de la main-d’oeuvre immigrée, présente dans la région d’Almeria et dont on verra plus loin qu’elle offre d’énormes avantages pour ces agriculteurs.

À l’origine : des paysans pauvres

D’où viennent ces agriculteurs ? Pour en connaître les origines et l’itinéraire, il faut remonter aux premières années du régime franquiste. Dans les années cinquante, la zone littorale de la province d’Almeria est pratiquement inculte et déserte. La fertilité des sols étant très faible et l’espace occupé par des élevages extensifs de grandes exploitations, l’utilisation en est marginale. À cette époque, Franco a un double discours par rapport à l’agriculture : d’une part, il favorise les grandes exploitations dont les propriétaires ou les exploitants sont un soutien ferme à son régime et, d’autre part, il met en œuvre des politiques populistes en direction des petits paysans et des journaliers, qui sont les laissés pour compte du système social agricole.

Cette politique dite de “colonisation”, qui va durer trente ans, fait partie des méthodes que le franquisme utilise comme vitrine pour affirmer que le régime intervient en faveur des pauvres. C’est pourquoi, un peu partout en Espagne, et surtout dans les zones où se trouvent des réserves d’eau venant des barrages ou des nappes phréatiques, sont mis en place des périmètres irrigués. L’État réalise une politique d’aménagement qui conduit à installer des paysans pauvres, en leur affectant des terres qu’ils ont la possibilité d’acheter sur le très long terme avec des prêts très bon marché.

C’est dans ce cadre politique que, dans la région d’Almeria, dotée de réserves souterraines en eau, l’État opère des forages, met en place un réseau d’irrigation et construit des villages pour accueillir les nouveaux venus que l’on appelle les “colons” (d’où le nom de “colonisation” donnée à cette pratique), paysans issus des nombreuses familles vivant dans l’arrière-pays montagneux, où les conditions de reproduction des exploitations sont difficiles. Les agriculteurs que l’on trouve maintenant à Almeria proviennent de cette “colonisation”, à laquelle s’est ajoutée l’arrivée d’exploitants qui se sont installés dans la période récente, par le jeu du marché foncier.

C’est en 1953 qu’est réalisé le premier périmètre de 1 500 hectares. L’aménagement va se poursuivre pendant une quinzaine d’années, pour arriver à une superficie de 15 000 hectares, les distributions de terres se faisant à l’échelle de 2 à 3 hectares par exploitant. La mise en valeur est encadrée par l’Institut national de colonisation, organisme d’État qui dispose, localement, de techniciens et de moyens pour permettre aux paysans de se former et d’adopter les systèmes de production vers lesquels ils sont orientés. Une difficulté va se produire dans ce processus : les techniciens proposent des systèmes agricoles totalement inadaptés à la situation. Ils ont en tête le système de polyculture – élevage traditionnel, irrigué, dans lequel on cultive la luzerne pour alimenter des vaches laitières. Or, les conditions ne sont pas du tout réunies pour que ces cultures prospèrent car les nappes phréatiques sont salées, principalement les nappes supérieures. C’est pourquoi les luzernes et les autres cultures du système s’avèrent inopérantes. Les paysans se trouvent donc devant des systèmes qui n’ont pas le succès technico-économique espéré et qui vont être abandonnés au profit de techniques s’appuyant sur d’anciens savoir-faire appliqués dans la région voisine de Grenade : d’une part un aménagement du sol capable de combattre la salinité des eaux d’irrigation, d’autre part la construction de serres froides s’inspirant des armatures utilisées pour la culture de la vigne en hauteur.

Des agriculteurs héritiers d’un savoir paysan, poussés à l’adoption des techniques les plus récentes

Maîtrisée de longue date par les agriculteurs de la zone côtière grenadine, il existait une très vielle méthode qui permettait d’utiliser pour l’irrigation les eaux salines de la nappe phréatique. Elle consistait à créer un milieu fertile sur des sols squelettiques en apportant de la terre argileuse sur une trentaine de centimètres d’épaisseur et, au-dessus, du sable sur dix centimètres ; entre ces deux éléments était disposée une couche de fumier d’une épaisseur de trois à cinq centimètres. Par la mise en place de ce milieu composite est résolu le problème de la salinité : la strate argileuse fait barrage aux remontées salines, le sable absorbe une partie de la salinité et le fumier apporte de la fertilité. Cette technique, localement appelée enarenado, va être, à partir des années soixante, la base du système de culture qui s’est substitué au premier système de polyculture – élevage proposé au début de la “colonisation”. C’est une véritable révolution pour les paysans d’Almeria, à qui elle est transférée et qui vont pouvoir cultiver des fruits et légumes à partir de l’eau à forte salinité des nappes phréatiques. Cette méthode héritée d’un très ancien savoir paysan, que les techniciens vulgarisateurs vont adopter, transférer et diffuser, constitue le premier et fondamental pilier technologique du nouveau système de culture, sans lequel la mise en valeur agricole de cette zone eut été impossible.

La deuxième technique est l’abri constitué à partir d’un matériau en matière plastique soutenu par un système original d’armature de bois et fils de fer. Dans les années cinquante, les serres étaient totalement ignorées, mais, dans les zones montagneuses de l’arrière-pays, il existait des cultures de raisin de table qui se pratiquaient grâce à une conduite des ceps à grande hauteur, maintenus par des armatures constituées de poteaux de bois et de réseaux de fil de fer. Ces armatures ont servi de point de départ pour la conception des abris pour les cultures. Construites sur les parcelles d’enarenado, elles vont être le support pour de grandes bâches de plastique transparent qui, en retombant sur les côtés, constituent la serre. Ce type d’abri est simple, peu coûteux, constructible par les paysans eux-mêmes. Son rôle est la valorisation à bon marché de l’énergie solaire en période hivernale et printanière afin de cultiver des fruits et légumes à contre-saison. Afin de diffuser les règles à respecter pour la construction des serres, se mirent progressivement en place des groupes de spécialistes allant de paysan en paysan pour les aider à les édifier. Commencée modestement dès les années soixante, la construction de ce type de serre froide s’accéléra dans les années soixante-dix pour exploser dans les années quatre-vingt et quatre-vingt-dix. Accompagnant cette expansion, des améliorations des matériaux et de la configuration des abris furent apportées au fil du temps.

Par ailleurs, à ce système original, reposant sur des méthodes sui generis, furent appliquées des techniques mises au point ailleurs[3]. Ce fut le cas, tout d’abord, de l’irrigation au goutte-à-goutte importée d’Israël dès le début des années quatre-vingt. Puis, à la fin des années quatre-vingt-dix se répandit le dispositif de gestion électronique de l’irrigation qui permit de programmer l’adjonction d’engrais en même temps que la distribution d’eau. Le contrôle climatique de l’intérieur de la serre est la plus récente avancée technologique. Toutes ces techniques ne sont pas adoptées par la totalité des agriculteurs en raison de leur coût, mais leur diffusion se fait cependant de manière rapide : à l’heure actuelle, l’irrigation au goutte-à-goutte est généralisée, la fertilisation automatisée est présente dans 85 % des serres et la programmation informatisée de l’irrigation et de la fertilisation concerne 30 % des exploitations. Enfin, sur une partie notable des surfaces cultivées (5 000 hectares en 2000), la méthode de l’enarenado est abandonnée pour laisser la place aux cultures sur substrat artificiel (laine de roche, perlite, fibre de coco). Tout cela explique la forte augmentation des rendements au cours des vingt dernières années, passés de 35 tonnes par hectare en moyenne au début des années 1980 à 50 tonnes par hectare au début du vingt-et-unième siècle.

Insérés dans des réseaux commerciaux très concurrentiels, les agriculteurs d’Almeria sont fortement incités à l’adoption des techniques nouvelles, poussés en cela par les 800 techniciens, appartenant essentiellement aux multiples firmes privées et coopératives présentes dans la région. Ainsi, issue d’un savoir paysan original, cette agriculture continue à appliquer ce savoir mais en l’associant aux techniques les plus récentes mises au point pour les cultures sous abri. On se trouve donc devant une communauté d’exploitants agricoles baignant dans l’univers du progrès technique, que l’économie de marché soumet à ses injonctions : toujours plus d’investissement et de gains de productivité pour faire face à la tendance constante de la baisse des prix des produits agricoles.

Des agriculteurs familiaux qui recherchent une main-d’œuvre saisonnière flexible et bon marché

Pour répondre à ces injonctions, l’un des moyens est la réduction des coûts. Or, dans ces exploitations, le poste le plus coûteux est constitué par les dépenses en salaires. On peut s’en étonner puisqu’il s’agit de petites et moyennes exploitations familiales. En fait, pendant plusieurs périodes du cycle de production, celle de la récolte notamment, la demande de travail excède largement les possibilités offertes par le seul groupe familial vivant sur l’exploitation. Pendant une époque, il a pu être fait appel au groupe familial élargi et à l’entraide, mais cette éventualité est de plus en plus aléatoire pour ne pas dire impossible. L’élévation du niveau de vie des familles d’agriculteurs et la modification générale des comportements vis-à-vis de l’effort manuel diminuent le volume de la force de travail mobilisable au sein de la famille étroite : souvent le chef d’exploitation constitue le seul travailleur de l’unité de production. Il faut donc se tourner vers le marché du travail.

Sur une même parcelle, les agriculteurs cultivent successivement deux espèces, si ce n’est trois, au cours d’une même année (concombre / tomate, haricot vert / pastèque, courgette / melon, poivron / haricot vert, etc.). Ces productions maraîchères sont obtenues avec beaucoup de main-d’œuvre : de l’ordre de 600 à 700 jours de travail par hectare et par an (que l’on compare avec un hectare de blé dans une grande exploitation mécanisée : il n’en demande même pas trois !). En moyenne, on estime que le travail réalisé dans les serres d’Almeria est réparti à peu près également entre le travail familial et le travail salarié[4]. Évalué en unités de travail annuel (UTA : temps de travail d’un homme employé à plein temps toute l’année), la quantité de travail fournie par hectare de serre est de l’ordre de 2,5 UTA, dont 1,25 UTA par des salariés[5]. Ce travail salarié représente plus de la moitié des coûts directs — constitués par la main-d’œuvre, les produits phytosanitaires, les plants, l’eau, les engrais, l’énergie, les films plastiques des serres — ce qui explique que la limitation du coût de la force de travail soit l’un des objectifs majeurs des agriculteurs.

L’un des moyens par lesquels ils parviennent à compresser les dépenses de main-d’œuvre consiste à ajuster au jour le jour les embauches aux besoins, les serres se remplissant d’un grand nombre de travailleurs aux périodes de besoin maximum, principalement les récoltes, et pouvant se trouver complètement vides entre deux cultures, généralement pendant les mois d’été. Outre les impératifs liés aux cycles naturels de production, les agriculteurs affrontent des imprévus. Qu’une récolte s’avance en raison d’un phénomène climatique inattendu, qu’elle soit moins importante que prévue, qu’une commande commerciale oblige à récolter plus rapidement une quantité donnée : voilà autant de raisons qui obligeront à embaucher plus d’ouvriers à un moment où cela n’était pas envisagé. C’est pourquoi les agriculteurs veulent pouvoir ajuster instantanément la force de travail sur leurs exploitations, sans surcoût et sans risquer de mal réaliser telle ou telle opération. La main-d’œuvre apparaît ainsi comme la variable d’ajustement du système : celui-ci fonctionne économiquement d’autant mieux que les exploitants disposent d’une réserve de force de travail mobilisable à tout moment et qu’ils peuvent se défaire sans contrainte du jour au lendemain des ouvriers embauchés. La flexibilité de l’emploi est le maître mot de ce système productif.

Avec de telles modalités d’emploi, il n’existe que très peu d’ouvriers salariés permanents : en raison des particularités des cycles de production qui s’arrêtent presque tous pendant les mois d’été, une main-d’œuvre embauchée sans discontinuité serait alors oisive. Seules les plus grandes exploitations, très peu nombreuses, emploient des permanents, généralement espagnols. Les exploitants ont donc une stratégie simple d’entrepreneur, par laquelle ils recherchent le moindre coût du travail en même temps que le maximum de souplesse de l’emploi, tout en s’efforçant d’obtenir la garantie du travail bien fait.

L’autre face du marché du travail : les immigrés

Pour appliquer cette stratégie, la situation géographique de la région d’Almeria, face au Maroc, bénéficie grandement aux serriculteurs. Ils disposent en effet du réservoir de travailleurs que constituent les immigrés maghrébins et africains venus en Espagne clandestinement par le détroit de Gibraltar au péril de leur vie, convoyés par des passeurs sans scrupule sur des embarcations de fortune[6]. Avant de pouvoir s’installer durablement dans une ville où une région rurale et de régulariser leur situation par rapport à la loi espagnole, ces immigrés doivent souvent attendre longtemps. Aussi, pour subsister, n’ont-ils pas tellement d’autre choix que d’aller offrir leurs bras dans les secteurs qui pratiquent le travail au noir, principalement la construction et l’agriculture. Comme clandestins ou après leur régularisation, certains s’installent dans la région et y restent pendant plusieurs années, d’autres, ne voyant dans l’Andalousie qu’une étape, avec l’espoir de la quitter le plus vite possible, n’y font qu’un bref séjour. On estime à 35 000 le nombre d’immigrés présents dans la zone des serres d’Almeria.

Ce flux permanent d’immigrés qui alimente la fraction du marché du travail que les économistes qualifient de “secondaire”[7] forme une force de travail dans laquelle les agriculteurs peuvent puiser sans contrainte. Les tâches dans les serres ne demandant pas une grande qualification, il est facile pour les agriculteurs de trouver la main-d’œuvre nécessaire, bien que les conditions de travail soient très pénibles. Les rémunérations sont, en principe, régulées par des accords entre syndicats agricoles et entrepreneurs, mais ces barèmes sont très rarement respectés. Un grand nombre des petits patrons, que sont les agriculteurs familiaux, sont des employeurs peu scrupuleux, qui profitent de la situation pour payer au minimum ces travailleurs sans défense. L’une des dernières enquêtes (2002) effectuées dans cette région a relevé, parmi les tarifs les plus bas, des salaires de 20 € par jour pour 10 heures de travail, soit 2 € de l’heure, alors que le tarif contractuel était de 4,5 € de l’heure.

La préoccupation des immigrés au quotidien est à peu près la même pour tous : trouver du travail vaille que vaille en utilisant tous les canaux informels éprouvés : se présenter aux agriculteurs aux abords de leurs serres ou de leurs parcelles, répondre à une intermédiation d’un ami ou d’un parent, ou se rendre à l’aube aux points de rencontre avec les employeurs, véritables marchés aux journaliers bien dans la tradition andalouse. Malgré tout, les jours de chômage sont nombreux, les agriculteurs voyant venir à eux bien plus de travailleurs qu’ils n’en ont besoin. Une enquête réalisée auprès de deux cents marocains et africains dans la région d’Almeria a montré que 30 % travaillaient moins de quatre mois, 20 % entre quatre et six mois, 38 % entre sept et neuf mois et seulement 7 % entre dix et douze mois (5 % ne répondaient pas ou ne savaient pas)[8]. Pas étonnant dans ces conditions que 70 % des émigrés répondant à cette même enquête aient dit, que « les choses n’allaient pas bien pour eux depuis leur arrivée en Espagne », 90 % de ce même échantillon assurant, pourtant, que « quitter leur pays avait été la meilleure décision »[9].

Déjà très mal payés, et une bonne partie du temps chômeurs, ces travailleurs doivent en outre supporter des conditions sociales exécrables. Leurs conditions de vie sont à l’image de leur statut : « invisibilité sociale » et misère matérielle. Ils habitent pour la plupart dans des cabanes insalubres (cortijos) parmi les serres, ou s’entassent dans des appartements des quartiers pauvres. Les immigrés s’efforcent de passer inaperçus, économisant autant qu’ils le peuvent pour envoyer périodiquement le mandat attendu par la famille, comme le font tous les travailleurs émigrés du monde. Heureux, mais très rares sont ceux qui vivent avec femme et enfants. Complètement marginalisés, livrés à eux-mêmes, ces travailleurs ne sont pas admis dans les lieux publics, ne bénéficient d’aucune politique pour améliorer leur situation. Seules quelques ONG et l’un des syndicats de travailleurs, le SOC (Sindicato de Obreros del Campo) s’efforcent de leur venir en aide. À ces conditions matérielles désastreuses s’ajoute un climat de racisme éprouvant qui éclate parfois en violences physiques, le plus souvent impunies, comme ce fut le cas lors des véritables émeutes que connut, en 2000, El Ejido, la ville née du développement de cette agriculture[10].

Enfin, il faut souligner que les flux migratoires non seulement ne se tarissent pas mais augmentent en se diversifiant. Aux premiers immigrés qui venaient d’Afrique du Nord et d’Afrique noire, se sont ajoutés, ces dernières années, des ressortissants d’Amérique latine, comme des Équatoriens et des Péruviens. Dernièrement, viennent en outre des Européens de l’Est, clandestinement ou de manière structurée et organisée, sur la base de contrats : les Espagnols sont en train de reproduire ce que nous faisions avec les vendangeurs espagnols, il y a une trentaine d’années. Ainsi fonctionne cette agriculture constituée de très nombreux petits et moyens exploitants, en recourant vis-à-vis des immigrés à des pratiques sociales aux limites du respect des droits de l’homme.

Conclusion : les agriculteurs d’Almeria, des acteurs économiques sans marge de manœuvre dans le système capitaliste

Les deux caractéristiques fondamentales de cette agriculture d’Almeria, qui fournit les marchés européens de ses légumes frais de contre-saison, sont donc, d’une part, un ensemble composite de techniques, constitué par des méthodes de culture spécifiques, héritées de savoirs paysans, jointes aux méthodes les plus avancées et, d’autre part, l’articulation au marché du travail à travers l’emploi d’immigrés. Tout cela mis en œuvre par des exploitants familiaux sur des petites et moyennes exploitations. Il s’agit d’un exemple parfait d’intégration et de soumission de l’agriculture au système capitaliste.

Les économistes ont démontré, dans les années soixante-dix, que les exploitations familiales présentent un grand avantage pour les économies de marché[11] : elles permettent de produire au moindre coût, où plutôt elles permettent de ne pas compter les facteurs de production à leur juste prix, en particulier la main-d’œuvre familiale et le capital foncier, ce que ne feraient pas des entreprises capitalistes, c’est-à-dire fonctionnant exclusivement avec du travail salarié. La preuve, c’est que les quelques tentatives faites pour développer de telles entreprise ont avorté à Almeria. C’est pourquoi les petites et moyennes exploitations familiales conviennent parfaitement aux grandes surfaces commerciales, qui contrôlent entre 60 % et 80 % des achats de fruits et légumes en Europe et qui, toujours à la recherche de la maximisation du profit, imposent des conditions contractuelles toujours plus draconiennes aux producteurs d’Almeria, baissant continuellement les prix. Du côté amont du système, à l’inverse de l’aval, les prix des engrais, produits phytosanitaires, films plastiques et équipements divers ne cessent d’augmenter.

En conséquence, les marges des exploitations se réduisent et les agriculteurs font tout pour répercuter sur les saisonniers les conséquences de la soumission qu’ils sont obligés d’accepter de la part des grandes surfaces, sous peine de devoir disparaître. D’où les embauches calculées au plus près des besoins, l’intensité du travail demandé et la pression sur les salaires, toutes choses d’autant plus faciles à mettre en œuvre que les travailleurs sont des immigrés, dont un certain nombre sont clandestins. D’où, également, la course aux nouvelles technologies, source d’amélioration de la productivité mais aussi d’un endettement croissant qui oblige à accepter des conditions de vente défavorables pour faire face aux remboursements. C’est ce cercle vicieux qui fait des serriculteurs d’Almeria des acteurs du développement sans marge de manœuvre.

Vue sous l’angle de l’analyse économique standard, cette situation est considérée comme le triomphe de la théorie des avantages comparatifs. Voilà une région qui a su profiter de son climat méditerranéen, de la dynamique de son économie locale et d’une offre pléthorique de force de travail bon marché pour devenir l’une des principales régions européennes productrices de fruits et légumes, c’est-à-dire qui produit aux plus bas coûts. On vient de voir ci-dessus ce que cela signifie en termes de valorisation du travail familial et de niveau des salaires pour les immigrés.

Mais cela n’empêche pas qu’on parle de “miracle économique” et de “mer de plastique” lorsqu’on évoque la serriculture d’Almeria. Et il est vrai que les chiffres sont impressionnants : entre 1975 et 2001, la superficie cultivée a doublé pour être portée à 25 000 hectares, les rendements ont augmenté de 86 %, la production a été multipliée par 3,7, la proportion de la production exportée est passée de 9 % (1980) à 55 %[12]. Tirée par la production de fruits et légumes, l’économie agricole de la province se trouve en tête de liste des provinces espagnoles pour la croissance du PIB agricole. On évalue à 16 000 le nombre d’emplois induits dans les secteurs auxiliaires de la serriculture qui génère, quant à elle, de l’ordre de 60 000 emplois. On pourrait ajouter, pour caractériser ce système local, ses effets sur l’environnement, ceux-là très négatifs : dégradation de la qualité des eaux par la surexploitation des nappes phréatiques qui provoque la salinisation, utilisation considérable de produits chimiques, accumulation d’énormes quantités de déchets, notamment due aux bâches en plastique usagées des serres.

Mais, comme le dit un article, on peut aussi résumer positivement la situation : « La culture intensive de fruits et légumes [d’Almeria] est le noyau structurant de tout un système productif local qui intègre un grand nombre d’activités capables de créer de fortes interrelations entre elles »[13]. Ces activités liées à la serriculture sont, principalement, le conditionnement et la commercialisation (8 500 emplois), le transport (2 400 emplois), la fourniture de facteurs de production industriels (2 500 emplois). Les agriculteurs des périmètres de culture intensive d’Almeria se trouvent au cœur de ce système localisé, partie intégrante de l’économie de marché, soumis à ses règles et à son influence, tant de la part de l’amont que de l’aval du système. Grâce à l’efficacité dont ils font preuve, selon les normes capitalistes, ils sont la clé du fonctionnement d’une chaîne d’approvisionnement des marchés européens, le long de laquelle chaque maillon cherche à réaliser le plus grand profit possible, eux-mêmes étant réduits à la portion congrue, voyant leurs bénéfices se réduire sous la pression des grandes surfaces.

Obligés d’avoir recours à de la main-d’œuvre salariée du fait de la raréfaction de la force de travail autrefois fournie par le groupe domestique, ces petits et moyens exploitants familiaux reportent la pression imposée par ce système économique sur les travailleurs immigrés que les conséquences de l’état actuel du monde et la géographie mettent à leur disposition. Pas plus que sans les agriculteurs, le système ne peut fonctionner sans le travail des immigrés, qui donne « un goût amer à nos fruits et légumes »[14] en raison de l’exploitation infligée à ces travailleurs : bas salaires, précarité de l’emploi, chômage partiel, pénibilité et dangerosité du travail, conditions de vie dégradantes, exclusion sociale.

Ainsi fonctionne cette économie agricole dans les économies développées, conceptualisée en une simple loi de l’offre et de la demande, dont la présentation aseptisée masque les conditions économiques et sociales réelles de la production et des échanges. En ce qui concerne la place de l’agriculture dans le système, l’exemple des serriculteurs d’Almeria permet de comprendre comment les familles paysannes d’autrefois ont été amenées à évoluer et à se soumettre au marché pour se reproduire. Incités par toutes les composantes du système à adopter les techniques les plus récentes, ces agriculteurs se sont transformés en hybrides d’exploitants familiaux et d’entrepreneurs, adoptant les raisonnements et les comportements dictés par l’économie du profit : investissement et endettement, substitution du travail salarié au travail familial et recours aux immigrés, augmentation de la production et contractualisation de la commercialisation. Ainsi, quarante ans après l’installation des premiers “colons” sur les périmètres irrigués d’Almeria, il ne reste plus grand-chose des valeurs, des comportements et de l’économie de ces familles paysannes venues des montagnes de l’arrière-pays.

 

Notes: 

* Chercheur, UMR Économie publique, Institut National de la Recherche Agronomique – Institut National d’Agronomie de Paris Grignan.

[1] Cf. B. Olea Porcel, Empresas agrarias de cultivos intensivos en la Costa del sol, Universidad de Malaga, 1985 ; P. Molina et D. Provansal, Campo de Nijar : cortijeros y areneros, Instituto de estudios almerienses, Diputacion de Almeria, 1989 ; C. De Los Llanos, L’Andalousie dans l’Europe. L’essor du secteur fruitier et maraîcher, Publications de la Casa de Velazquez, série Recherches en sciences sociales, Madrid, 1990 ; B. Roux, « La mise en œuvre des avantages comparatifs dans l’agriculture méditerranéenne », Revue d’Économie Régionale et Urbaine, n° 4-1988 ; B. Roux, « Estado, agricultura familiar y modernidad : el desarrollo de la horticultura intensiva en las regiones litorales del sur de Espana », Demofilo n° 15, 1995, Fundacion Machado, Séville ; B. Roux, « Agriculteurs et immigrés dans l’Europe du Sud : des stratégies sans marges de manœuvre », in : Intégration euro-méditerranéenne et stratégies économiques, L’Harmattan, Paris, 2003.

[2] J. Perez, J.C. Lopez, M.D. Fernandez « La agricultura del sureste : situacion actual y tendencias de las estructuras de producion en la horticultura almeriense » in : La agricultura mediterraneea en el siglo XXI, Instituto Cajamar, Almeria, 2002.

[3] B. Betegon, Étude du système agraire de El Ejido : un exemple d’agriculture intensive sous abri plastique, Mémoire de DESS, Développement agricole, IEDES, Université de Paris I, 2001.

[4] M. Ladislas, Marché du travail et relations sociales dans les serres d’El Ejido, Mémoire de fin d’études, INA PG, Paris, 2001.

[5] B. Betegon, op. cit.

[6] F. Checa, « Migracion, riesgo y beneficio. Los immigrantes africanos en la provincia de Almeria », Demofilo n° 15, 1995, Fundacion Machado, Séville ; F. Checa, « Del riesgo de las pateras a la supervivencia en los invernaderos. Inmigrantes en la provincia de Almería », Revista de Economía y Sociología del Trabajo, nº 29-30, 1995 ; E. Roquero : « Asalariados africanos trabajando bajo plástico », Sociología del Trabajo, nouvelle série, nº 28, 1996.

[7] M. Piore, « On-the-Job Training in a Dual Labor Market », in : Public-Private Manpower Policies, Arnold R. Weber et. al., (sous la dir. de), Industrial Relations Research Association, Madison, 1969 ; F. Wilkinson, The Dynamics of Labour Market Segmentation, Academic Press, Londres, 1981.

[8] F. Checa, « Migracion, riesgo y beneficio. Los immigrantes africanos en la provincia de Almeria », Demofilo n° 15, 1995, op. cit.

[9] Ibid.

[10] Forum civique européen, El Ejido, terre de non-droit. Rapport d’une commission internationale sur les émeutes racistes de février 2000 en Andalousie, co-édition Forum civique européen, Comité européen de défense des réfugiés et immigrés, Bâle / Limans, 2001.

[11] B. Roux, « L’agriculture familiale en Europe : une perspective historique », in : L’avenir des paysans, M. Haubert (sous la dir. de), Paris, PUF, 1999.

[12] F.J. Cortes, R. Garcia, G. Molina, « Claves par la interpretacion del modelo almeriense basado en la agricultura de alto rendimiento », in : La agricultura mediterraneea en el siglo XXI, Instituto Cajamar, Almeria, 2002.

[13] J. Cortes, R. Garcia, G. Molina, « Claves par la interpretacion del modelo almeriense basado en la agricultura de alto rendimiento », op. cit.

[14] Forum civique européen, « Le goût amer de nos fruits et légumes. L’exploitation des migrants dans l’agriculture intensive en Europe », Informations et commentaires, n° hors série, co-édition Forum civique européen, Association pour un nouveau développement, Limans / Corenc, mars 2002.