Damien Junca*
Anne-Sophie Marie*
Fabienne Perucca*
Dans de nombreux pays du Sud, la rareté de l’eau, de plus en plus dramatique, contraint les gouvernements à redéfinir leur politique de gestion de la ressource. En Inde, afin de remédier aux problèmes de surexploitation et de mauvaise distribution de l’eau d’irrigation, un mode de gestion décentralisée a été mis en place en milieu rural. Cette initiative consiste à transférer aux usagers de l’eau d’irrigation la gestion de leur propre système hydraulique en déléguant à des associations d’usagers de l’eau, les WUAs (Water Users Associations), des compétences qui appartenaient auparavant à l’État[1]. Ce cadre institutionnel instaure de nouvelles règles de fonctionnement : la participation est envisagée comme un moyen pour rationaliser les comportements individuels des usagers. Cette politique s’inscrit dans le cadre plus large d’un projet de la Banque mondiale développé à l’échelle internationale : le Participatory Irrigation Management (PIM), la gestion participative de l’eau.
Cependant, cette initiative semble ignorer une dimension fondamentale de la ressource, le commun, que nous définirons comme un accord social reposant sur la représentation partagée d’une ressource vitale qui organise un territoire et une communauté d’individus. En effet, l’eau est un élément structurant dans de nombreuses sociétés, comme c’est le cas en Inde où elle est un facteur de cohésion sociale. Dès lors, la gestion participative de l’eau, telle qu’elle est conçue par le PIM, peut-elle faire l’économie du commun ?
Cet article se propose d’analyser la tragédie du commun de l’eau d’irrigation, qui correspond à l’absence de prise en compte de la valeur sociale et culturelle de la ressource, pour aboutir à sa surexploitation croissante. Le PIM se présente comme une solution à la tragédie provoquée par les politiques d’agriculture intensive (1). Toutefois, en se fondant sur des institutions et un commun de fiction, la politique de gestion participative aggrave la tragédie (2).
1 – La gestion participative, une tentative de réponse à la crise du commun
La gestion traditionnelle de l’irrigation témoigne du rôle central du commun, qui permettait de fédérer la communauté villageoise indienne autour de l’eau (1.1). Cependant, la Révolution Verte, lancée dès 1968, a contribué à la désintégration du commun en encourageant une exploitation individuelle de l’eau sans se soucier de la mise en place d’un nouvel accord social (1.2). Le PIM se propose alors de mettre en place une nouvelle gestion, basée sur une logique individuelle et incitative, pour lutter contre l’épuisement de la ressource (1.3).
1.1 – L’eau, élément structurant de la communauté villageoise indienne
La Cour suprême indienne a reconnu, en 2000, le droit à l’eau comme un droit fondamental[2] en vertu de l’article 21 de la Constitution qui dispose le droit à la vie[3]. Cette reconnaissance constitutionnelle est révélatrice de la place centrale qu’occupe l’eau dans la société indienne. L’eau, en Inde, était traditionnellement considérée comme un bien sacré et faisait l’objet d’un culte ancestral. Dans la mythologie hindoue, le Gange prend sa source au paradis et la chevelure de Shiva amortit sa chute sur terre. Aussi, tous les membres de la communauté sont responsables du kumbh, la jarre sacrée de l’eau[4]. « Jâl, mot sanscrit[5], désigne l’eau sacrée, dans ses usages rituels, et l’eau précieuse, culturellement et religieusement marquée, dont l’emblème est le Gange (gangâ jal). Il se distingue de pânî, l’eau de tous les jours »[6]. La dimension religieuse explique que la société traditionnelle ne concevait ni limite ni prix à la ressource et que l’eau était collectée et conservée avec le soin que requiert tout bien vénéré.
Cette conception sacrée imprégnait toute l’identité communautaire et renforçait le « système symbolique »[7] qui organisait la société-village de manière holiste. L’eau était le ciment d’un accord social entre les castes, toutes amenées à jouer un rôle précis dans sa gestion et à bénéficier ainsi d’un accès sécurisé à une ressource préservée. De telle sorte « la gestion du patrimoine commun constitu[ait] le capital social[8] d’une communauté »[9]. Cette notion de capital social, au centre de la notion de commun, s’établissait sur une double norme de coopération et de réciprocité. La coopération entre tous les habitants du village reposait sur « un système de sanctions graduelles et de surveillance mutuelle (surveilleur – surveillé) »[10]. Dans le cas de l’Inde, cette surveillance s’inscrivait dans un cadre communautaire non anonyme dans lequel un individu qui manquait à ses obligations était stigmatisé et sanctionné par la communauté. Dès lors, la « participation effective [était] garantie par le contrôle social et l’ostracisme de nature matérielle et symbolique »[11]. La réciprocité et le sentiment de dépendance mutuelle prenaient corps dans la notion de travail en commun. Le shramdâm, le « don du labeur », et le sevâ, le service offert religieusement et respectueusement, constituaient « des fondements éthiques qui surdétermin[aient] la rationalité individuelle et collective »[12].
La gestion du commun était fondée sur « l’existence d’un droit coutumier à l’échelle locale », qui fondait les normes sociales sur lesquelles reposaient les usages[13]. Le contrôle et le consensus social, bien que reflet de la structure inégalitaire de la communauté, permettaient une gestion durable et efficace de la ressource. Ils attestaient de l’existence d’un réel « territoire socio-hydraulique »[14], le communal. Par ailleurs, l’organisation sociale qui sous-tendait la gestion de l’eau a permis de développer des techniques de conservation traditionnelle. Par exemple, dans la région du Bihar au nord-est de l’Inde, le système d’Ahar Pyne permettait de transférer de l’eau d’une rivière vers un réservoir (ahar), par l’intermédiaire d’un canal d’écoulement naturel (pyne). Ce dernier assurait une alimentation régulière en eau pour l’ensemble de la communauté.
Le commun représente donc une véritable institution au sens de J.R. Commons, puisqu’il permet « l’action collective dans le contrôle, la libération, et l’expansion de l’action individuelle »[15]. Il s’agit d’une institution informelle, reposant sur les coutumes et les représentations collectives qui ont un rôle cognitif et informationnel.
1.2 – La « transformation de l’abondance en rareté »[16]
La Révolution Verte, lancée en 1968, pour augmenter de manière rapide et spectaculaire la productivité agricole a fait émerger de nouveaux enjeux liés à l’appropriation de la ressource et aux règles d’irrigation. Cette politique volontariste s’accompagnait d’investissements majeurs dans la mécanisation, le développement du crédit et la commercialisation des produits. La principale innovation résidait dans le remplacement des cultures traditionnelles, le millet et le sorgho, par de nouvelles variétés à rendement élevé, introduites avec des engrais chimiques et avides d’eau. Leur culture a entraîné la mise en place d’un gigantesque système d’irrigation intensive. L’irrigation des cultures s’est intensifiée après la signature par l’Inde des Accords Généraux sur le Commerce et les Services en 1994. Au terme des négociations de l’Uruguay Round, les exportations des principaux produits agricoles ont été libéralisées. Cette pression internationale sur le rendement des cultures a profondément changé le mode de production et donc le cadre de référence de l’organisation communale.
En effet, les normes de coopération s’affaiblissent dès lors qu’une modification exogène, telle que la révolution verte, atteint la cohésion interne de la communauté[17]. La transformation des structures agraires a entraîné la dislocation du lien social et une fragmentation du système symbolique qui fondait le partage des ressources dans l’Inde rurale. De plus, l’introduction de nouvelles techniques, comme les pompes mécaniques, et la négation de la norme coutumière du partage de l’eau, à travers les nouvelles règles administratives, ont modifié les représentations et les perceptions du commun. Outre le fait de réduire la biodiversité et de priver les sols de matière organique vitale, l’agriculture industrielle a causé la déperdition du savoir et des pratiques traditionnels agricoles[18]. Ainsi, « le passage du régime communal et de ses règles coutumières au régime partie privé, partie étatique, a entièrement déstructuré l’ensemble d’un système qui était à l’origine de la participation collective aux travaux d’intérêt général »[19].
On assiste alors à l’individualisation progressive de la production et de l’accès à l’eau, et à l’émergence de comportements opportunistes. En effet, « la probabilité d’être sanctionné baisse en deçà d’un certain seuil »[20], ce qui affaiblit le pouvoir de régulation de la sanction. Lorsque aucune nouvelle norme légitime n’est encore acceptée par la communauté et que les mécanismes de coordination sont coûteux, les agriculteurs peuvent être tentés d’agir comme “passager clandestin”. L’installation de pompes mécaniques individuelles à partir des années 1970 pour accéder aux réserves souterraines témoigne de cette logique individualiste. La situation que connaissent les campagnes indiennes quant à l’usage de l’eau est l’illustration de la “tragédie des communaux”[21]. G. Hardin établit que tout bien laissé en régime de libre accès sans véritable définition de droits de propriété ou d’usage est inévitablement surexploité. Si chaque individu cherche à augmenter ses rendements, il aura tendance à exploiter plus intensivement la ressource dans une logique de court terme et à ne pas participer à la maintenance des équipements locaux.
L’affaiblissement de la conception de l’eau comme commun et les insuffisances de la gestion planificatrice étatique ont entraîné une dégradation de l’entretien des infrastructures, l’augmentation des conflits d’allocation et des inégalités dans la répartition de l’eau le long de la chaîne d’irrigation. À long terme, cette situation n’est pas durable : paradoxalement, des stratégies indivi-duelles rationnelles conduisent à des résultats collectifs irrationnels[22]. En l’occurrence, le résultat collectif que l’Inde connaît aujourd’hui est une nette diminution des disponibilités en eau douce : de 6177 m3 / an / habitant en 1952, la disponibilité est tombée à 1869 m3 / an / habitant en 2001 et on estime qu’elle sera de 341 m3 / an / habitant en 2025. Au vu de la situation actuelle, le pays pourrait bien connaître prochainement une situation de stress hydrique[23].
1.3 – Le PIM, une démarche incitative pour remédier à la surexploitation de l’eau
Le fiasco de la Révolution Verte en matière de gestion de l’eau amène le Gouvernement indien et la Banque mondiale à concevoir un nouveau modèle pour une gestion efficace de l’irrigation. Le manque d’attention au contexte local et aux usagers est avancé comme une piste pour comprendre les échecs des précédentes tentatives. Le terme d’empowerment est alors largement diffusé par les organisations internationales pour démontrer « la volonté de faire participer les pauvres au processus de décision, de leur donner le pouvoir de gouverner, au sens d’influer sur les politiques »[24]. Le nouveau modèle qui s’impose pour les pays en développement est celui du Participatory Irrigation Management (PIM) : une gestion participative de l’irrigation, reposant sur une implication forte des usagers.
Le processus de réforme en Inde est amorcé dès janvier 1997, dans l’État pionnier de l’Andhra Pradesh, au sud de l’Inde, où le Farmers’ Management of Irrigation Systems Act annonce la mise en place des WUAs, les associations d’usagers de l’eau d’irrigation, auxquelles sont déléguées de nombreuses compétences en matière de gestion de la ressource (opérations d’entretien, de maintenance, de distribution et de collecte des charges de l’eau). Au fil des années, de nombreux autres États indiens adoptent cette politique, encouragée au niveau de l’État central par le soutien financier de la Banque mondiale. L’objectif du PIM est clairement défini dans le Management of Irrigation System Act de 2000 de l’État du Tamil Nadu : « Promouvoir la distribution de l’eau entre ses utilisateurs, assurer la maintenance du système d’irrigation, une utilisation efficiente et économique de l’eau qui permette d’optimiser la production agricole en impliquant les fermiers et en leur inculquant le sens de la propriété sur les systèmes d’irrigation dans le cadre des contraintes budgétaires »[25].
La Banque mondiale définit les avantages du PIM dans un document officiel[26] dans lequel elle élabore une méthode destinée aux gouvernements. Le PIM vise à résoudre les problèmes de surexploitation et de manque d’entretien en mettant en œuvre une nouvelle régulation sociale. Il cherche à modifier les comportements des usagers en les inscrivant dans un cadre institutionnel formel. Le PIM s’appuie sur une lecture “économique” de l’action collective et sur la conception d’un homo œconomicus réagissant à des incitations ; la participation est une pure démarche de calcul du rendement. L’idée maîtresse est de faire prendre conscience aux usagers de l’intérêt qu’ils ont à coopérer. En contrôlant collectivement l’ensemble du système d’irrigation, les agriculteurs ne sont plus soumis à l’incertitude de disponibilité de l’eau qui caractérisait le libre accès. Ils peuvent en effet s’accorder pour planifier une exploitation raisonnable de leur ressource et contrôler ensemble les comportements des divers usagers.
La participation n’est donc pas vue comme une fin en soi, mais comme un moyen pour « améliorer la productivité et la soutenabilité des systèmes d’irrigation »[27]. En d’autres termes, cette politique ne vise pas la reconstruction d’une gestion de l’eau structurée autour du commun, mais elle compte sur le potentiel d’efficience d’une situation où des individus rationnels gèrent collectivement une ressource. Toutefois, les études de cas sur l’application du PIM en Inde témoignent de résultats très mitigés. Si la gestion participative peut avoir un impact positif sur l’entretien des réseaux, elle n’améliore ni la qualité du service, ni sa productivité[28]. De surcroît, le PIM a tendance à aggraver la situation plutôt qu’à l’améliorer. Les insuffisances d’une telle politique invitent donc à s’interroger sur une dimension négligée par le PIM : le commun.
2 – Le Participatory Irrigation Management, des institutions factices pour une participation sans commun
La gestion participative cherche à imposer un nouveau mode de gestion de l’eau qui ne fait pas l’objet d’un accord social. De telle sorte, le PIM ne peut atteindre son objectif : non seulement les WUAs se montrent incapables de rationaliser les comportements des usagers (2.1), mais en plus, leur détournement institutionnalise les comportements qu’elles prétendaient modifier (2.2). Enfin, en encourageant la marchandisation de la ressource, le PIM détruit toute possibilité de commun (2.3).
2.1 – L’échec de la rationalisation des comportements
Les WUAs constituent des institutions formelles, une structure organisée autour d’un ensemble de règles et de pratiques collectives qui évoluent dans le temps[29]. L’institution est nécessaire pour prendre en charge les caractéristiques matérielles de l’eau (bien nécessitant une infrastructure lourde de réseau et revêtant un caractère monopolistique) mais aussi pour générer des incitations. En effet, « compte tenu de la nature de l’eau, la dimension incitative ne peut être pensée et comprise que dans un cadre institutionnel »[30]. Ainsi, l’instauration des WUAs témoigne d’une tentative d’encadrer la politique de rationalisation du commun, qui consiste à organiser la communauté agricole selon un principe d’efficience économique. Les WUAs sont mises en place pour garantir des régularités dans les comportements des individus et pour renforcer la confiance des usagers dans le système.
Cependant, le PIM n’a qu’un effet très limité sur les pratiques de gestion de l’eau : les études de cas en Andhra Pradesh et au Tamil Nadu révèlent une inertie des comportements des usagers en matière d’irrigation[31]. Cette inertie s’illustre tout d’abord au niveau administratif dans la réticence des départements d’irrigation de chaque État à déléguer une partie de leurs prérogatives aux usagers de l’eau. Les fonctionnaires continuent à opérer une rétention d’information à l’encontre des usagers ; ils profitent également de la maîtrise des ressources financières pour usurper le pouvoir aux usagers et une partie des finances locales[32]. Par ailleurs, on note que l’objectif principal du PIM qui était de mettre en place une gestion équilibrée sur l’ensemble d’une chaîne d’irrigation n’est pas atteint. La domination des agriculteurs situés en amont des canalisations sur ceux situés en aval perdure. En Andhra Pradesh, « même après la formation des WUAs, les agriculteurs déclarent qu’il n’y a pas beaucoup de différence pour l’accès à l’eau. (…) Les agriculteurs en amont utilisent plus d’eau (…) personne ne les contrôle, et l’association ne peut pas les influencer »[33].
Par ailleurs, la politique de gestion participative souffre d’une incohérence qui empêche toute modification des comportements. En effet, les WUAs ne s’occupent que de la gestion des eaux de surface et elles ignorent les eaux souterraines. Or les nappes phréatiques, qui fournissent une grande partie de l’eau d’irrigation, souffrent d’une surexploitation à cause de l’usage des pompes mécaniques. Le PIM ne peut pas s’imposer comme nouvelle norme légitime régissant les comporte-ments, puisqu’il se présente comme une gestion partielle de l’irrigation.
L’observation révèle donc, par certains aspects, l’échec du PIM à faire respecter les règles d’une gestion basée sur la rationalité des acteurs. Or, si le commun ne s’impose pas à tous les membres de la communauté, ils n’ont aucune raison de modifier leurs comportements. Le rôle des institutions formelles serait de compléter le commun, institution informelle, dans la gestion de l’eau[34]. Cependant, les WUAs tendent à s’y substituer et on en revient donc à “la tragédie des communaux”. Par ailleurs, le manque de participation effective est renforcé par le détournement de ces institutions, ce qui aggrave l’inefficience de la gestion de l’eau.
2.2 – Le détournement des institutions et la fiction du commun
En pratique, les WUAs agissent comme un cadre de reproduction des rapports de domination dans une communauté où les castes jouent encore un rôle structurant. Elles deviennent ainsi un instrument de légitimation des inégalités d’accès entre les usagers. L’illustration la plus évidente est la confiscation des bénéfices des WUAs par les hautes castes, comme en Andhra Pradesh, où les présidents des WUAs sont très majoritairement de gros propriétaires fonciers. En raison de la place centrale qu’occupe la ressource dans toute communauté, cette confiscation du pouvoir des WUAs par une élite locale transforme l’institution en un lieu de lutte pour le pouvoir politique[35]. Les présidents des WUAs, qui voient dans ces organisations une opportunité pour élargir leur pouvoir, agissent à leur guise. L’absence de contrôle de leurs activités leur permet de recourir à des méthodes populistes pour assurer leur réélection, en se montrant par exemple arrangeants sur les conflits et négligents sur la collecte des taxes. Ils préfèrent également utiliser les fonds disponibles pour des travaux de surface bien visibles plutôt que pour des travaux de profondeur plus pénibles[36]. Ainsi, la persistance des rapports sociaux inégalitaires explique le peu d’intérêt qu’ont les basses castes, les agriculteurs marginalisés, les sans-terre, les femmes et les locataires, à participer à une structure qui reproduit et légitime la domination.
Le PIM est donc caractéristique d’une approche top / down des problèmes de l’irrigation. On veut appliquer en Inde un modèle sans tenir compte des particularités sociales du pays, incompatibles avec les fondements de ce modèle[37]. C’est tout le système d’incitations voulu à travers la mise en place de ces institutions qui est remis en cause dans la pratique : au lieu de fédérer les usagers autour d’institutions acceptées et légitimes, les individus les plus puissants s’en servent pour asseoir leur pouvoir. Le simple aspect formel de l’institution n’est pas suffisant pour permettre une gestion durable de la ressource, et l’exemple de l’Inde montre bien qu’une institution trop faible peut aggraver les rapports de domination qu’elle prétend combattre. Le détournement des WUAs est d’autant plus problématique que ce cadre institutionnel sera un relais pour l’instauration de marchés d’eau, consacrant la valeur marchande de la ressource.
2.3 — Le marché, face cachée de la gestion participative
La gestion participative proposée par la Banque mondiale repose sur l’idée de transférabilité des droits d’eau entre les usagers. La Banque mondiale souhaite ainsi aboutir à une “marchandisation” de la ressource. En effet, elle affirme que « les marchés de l’eau constituent la manifestation formelle du transfert des droits d’eau »[38]. La mise en place d’un marché de l’eau dans le secteur de l’irrigation représente selon elle une incitation supplémentaire pour une gestion plus efficiente de l’eau. « Le principe est que l’opérateur qui utilise les infrastructures et la ressource (usus) sera d’autant plus efficace qu’il tire profit (fructus) de son effort »[39]. Cependant, l’absence de définition précise de droits d’eau a conduit à la mise en place de marchés de l’eau informels sur les eaux souterraines. L’exploitation intensive et inégalitaire de l’eau qui en résulte nous met en garde sur les conséquences néfastes d’une telle marchandisation étendue aux eaux de surface.
En Inde, la gestion et la propriété des eaux de surface et des eaux souterraines sont désolidarisées. L’État est censé être propriétaire des nappes phréatiques mais l’interprétation du droit coutumier et des droits riverains engendre une appropriation privée de celles-ci. Or, la répartition des droits de propriété du bien va déterminer l’usage qui en sera véritablement fait[40]. Par l’addition de trois lois coloniales[41] définissant les droits coutumiers, la propriété et le transfert de la terre, le propriétaire d’un terrain est propriétaire de la nappe phréatique située sous sa terre. Les ayants droits sont finalement ceux qui ont les premiers investi leur travail dans la terre et dans les infrastructures d’irrigation. Dès lors, « la question de l’attribution optimale des droits d’eau n’a pas de fondement pratique puisque, précisément, ceux-ci sont indiscutablement attachés à la terre »[42]. Par conséquent, les propriétaires prélèvent librement l’eau et les sans-terre sont exclus de facto de l’usage de l’eau.
Une dérive de ce phénomène d’appropriation privée des droits d’eau est donc le développement de marchés informels sur les nappes phréatiques. À Chennai par exemple, ville du sud-est qui souffre d’importantes pénuries d’eau, l’entreprise publique d’eau et d’assainissement achète depuis 2000 de l’eau aux agriculteurs possédant des puits à une quarantaine de kilomètres au nord de l’agglomération[43]. L’impact de cette marchan-disation sur l’économie rurale est clair : les agriculteurs qui vendent leur eau à la ville sont incités à se désolidariser du reste de la communauté rurale car « les revenus retirés de la vente d’eau sont très supérieurs à ceux de leur production agricole ». Les autres agriculteurs sont donc contraints de réduire leur surface irriguée et d’amortir la baisse de leur revenu en diminuant l’emploi agricole. « Une conséquence directe est l’émergence d’une nouvelle dimension inégalitaire entre ceux qui ont réussi et ceux qui ont échoué. Les premiers émergent comme des vendeurs d’eau potentiels et les derniers sont réduits au statut d’acheteurs d’eau »[44]. Les marchés d’eau, en consacrant un rapport individualisé à la ressource, contribuent donc à l’éclatement du territoire socio-hydraulique.
En faisant de la transférabilité des droits d’eau une ligne directrice du PIM, la Banque mondiale institutionnalise ces marchés informels à l’échelle des eaux de surface. Étant donné l’incapacité des WUAs à répartir équitablement la ressource, la solution des marchés d’eau entérine une propriété commune de fiction et elle prive les plus démunis de leur droit d’usage en délivrant à d’autres le droit de posséder la ressource. La marchandisation atomise la communauté pour laisser un marché, dominé par les propriétaires terriens, réguler la gestion de l’irrigation. « Dans de telles conditions, l’offre va s’effectuer dans une structure monopolistique et rien ne peut garantir que l’eau parviendra effectivement aux plus pauvres, pour lesquels l’eau est destinée à leur consommation finale et non à une production valorisée sur le marché »[45]. La mise en place de marchés d’eau consacre une vision purement marchande de la ressource qui entraîne l’individualisation du rapport à l’eau. Le principe de rationalisation du commun régissant le PIM risque donc de conduire à la dissolution d’une conception partagée de l’eau basée sur son utilité sociale, ce qui rend problématique toute tentative de gestion commune, et risque donc de renforcer la situation de surexploitation.
Conclusion
Le PIM met en place une gestion de l’eau dans laquelle la participation n’est qu’un trompe-l’œil : l’efficience économique, unique objectif, ne permet pas l’émergence d’un nouvel accord social sur l’eau. L’exemple de l’Inde montre que la désintégration du commun ne peut pas être compensée par un modèle individualiste et extérieur aux réalités locales. L’expérience du PIM montre que « l’esprit de participation, cet empowerment dont on parle tant depuis peu et qu’on cherche tant à recréer en l’imposant d’en haut, voire de l’extérieur, ne surgit pas d’un vide social mais d’un système global » [46]. L’eau est une ressource vitale qui ne peut pas être traitée comme un bien marchand, ni régulée par des institutions factices ne prenant pas en compte son utilité sociale. Le commun est donc une forme particulière d’institution, permettant « l’action collective dans le contrôle, la libération et l’expansion de l’action individuelle » [47] indispensable à toute gestion efficace et équitable de l’eau.
Aujourd’hui, de nombreux mouvements populaires s’étendent à l’ensemble de l’Inde pour réclamer la reconnaissance de l’eau comme bien de la communauté. Ces manifestations attestent d’une prise de conscience de la nécessité de gérer l’eau de façon équitable et durable en permettant une participation authentique. L’organisation Tarun Bharat Sangh mobilise par exemple la population au Rajasthan pour reconstruire les Johads, des réservoirs traditionnels qui collectent et conservent l’eau de pluie. La ressource est partagée entre tous les membres du village qui décident en commun de la construction et de l’entretien du système d’irrigation [48]. evant le succès de cette réhabilitation de techniques traditionnelles, le “modèle indien” apparaît porteur d’espoir sur la scène internationale. Toutefois, il faut surtout mettre l’accent sur la capacité des individus à s’organiser autour d’une ressource vitale. Plutôt que de vouloir imposer un modèle uniforme de gestion de l’irrigation, des solutions adaptées aux situations restent à imaginer. Il s’agit alors de réfléchir sur la capacité des individus à « réinventer une troisième voie qui ne soit ni le privé (nijî) ni le collectif (sâmâjik) (…), mais le commun, où chacun trouve sa dignité dans l’exercice de sa compétence » [49].
Notes:
* Séminaire Tiers Mondes, Institut d’Études Politiques de Rennes.
[1] Gouvernement de l’Inde, Ministère des Ressources Hydriques, National Water Policy, New Delhi, Inde, 2002, <http://wrmin.nic.in/welcome.html>.
[2] Cour Suprême de l’Inde, affaire Narmada Bachao Andolan vs. Union of India, décembre 2000 : « Water is the basic need for the survival of human beings and is part of right of life and human rights as enrished in Art. 21 of the Constitution of India ». [L’eau est le besoin essentiel pour la survie des êtres humains et fait partie du droit à la vie et des droits de l’homme, tels que l’article 21 de la Constitution de l’Inde les a enrichis].
[3] Constitution de l’Inde, Article 21, « Protection of life and personal liberty ». [Protection de la vie et des libertés personnelles] : « Nul ne saurait être privé de la vie ou de ses libertés personnelles en dehors des procédures établies par la loi ».
[4] V. Shiva, La guerre de l’eau, Parangon, Paris, 2003.
[5] Langue indo-aryenne qui fut la langue sacrée et la langue littéraire de l’Inde ancienne.
[6] Anupam Mishra, Traditions de l’eau dans le désert indien : les gouttes de lumière du Rajasthan, étude traduite du hindi et présentée par A. Montaut, L’Harmattan, 2001, p. 12.
[7] L. Dumont, La civilisation indienne et nous, Paris, Armand Colin, 1975, p. 74.
[8] « Le capital social d’un groupe se constitue historiquement par le développement endogène de normes de comportement et l’institutionnalisation de ces normes en règles », cf. M. Rudd, 1999, repris in : E. Bon, « Systèmes d’irrigation par gravitation du nord de l’Inde : le rôle du capital social dans la gestion locale des ressources communes », Revue Tiers-Monde, tome XLII, n° 166 avril-juin 2001.
[9] E. Bon, op. cit., 2001, p. 339.
[10] S. Plante et P. Andre, « La gestion communautaire des ressources naturelles, cadre de référence pour une réflexion sur les communautés locales », Revue canadienne des sciences régionales, XXV:1, 2002, p. 6.
[11] E. Bon, op. cit., p. 338.
[12] Ibid, p. 346.
[13] S. Plante et P. Andre, op. cit., p. 10.
[14] P. Mathieu, A. Benali, O. Aubriot, « Dynamiques institutionnelles et conflit autour des droits d’eau dans un système d’irrigation traditionnel au Maroc », Revue Tiers-Monde, tome XLII, n° 166 avril-juin 2001, p. 357.
[15] J.R. Commons, « Institutional Economics », American Economic Review, vol. 21, n° 3 décembre 1931, p. 650.
[16] V. Shiva, op.cit., p. 15.
[17] P. Mathieu, A. Benali, O. Aubriot, op.cit.
[18] V. Shiva, op.cit.
[19] A. Montaut, op. cit., p. 14.
[20] E. Bon, op. cit., p. 341.
[21] G. Hardin, « The tragedy of the commons », Science, vol 162, 1968.
[22] E. Ostrom, Governing the commons. The Evolution of Institutions for Collective Action, Cambridge University Press, 1990.
[23] Disponibilité en eau inférieure à 1 000 m3 / an / habitant, Fiche de synthèse (2005) « Le secteur de l’eau en Inde », Mission économique, Ambassade de France en Inde.
[24] C. Baron, P. Bauby, « Figures d’eau », Sciences de la société, n° 64, février 2005, p. 14.
[25] Tamil Nadu Farmers’ Management of Irrigation System Act, 2000, cité par A. Rajagopal et S. Janakarajan, de l’Institut d’Études du Développement de Madras, <http://www.water-2001.de/datenbank/546076235.41368.14/ WATER%20RIGHT%20PAP.doc>.
[26] « Electronic Learning Guidebook On Participatory Irrigation Management », <www.worldbank.org/wbi/pimelg>.
[27] Banque mondiale, <www.worldbank.org/wbi/pimelg>.
[28] D. Vermillion, Fifth international Seminar, on PIM Tackes the Challenges Facing Andhra Pradesh, 1999, <www.inpim.org>. Cf. aussi : K.V. Raju et C.V.S.K. Sarma, « Water rights in India : a case study of Andhra Pradesh » in : International working conference on water rights : institutional options for improving water allocation, Hanoi, Vietnam, 12-15 février 2003, p. 17.
[29] J.R. Commons, op. cit.
[30] C. Menard, « Enjeux d’eau : la dimension institutionnelle », Revue Tiers-Monde, tome XLII, n° 166 avril-juin 2001, p. 272.
[31] Cf. B.R. Nikku, « Water Users Associations in Irrigation Management : Case of Andhra Pradesh, South India Opportunities and challenges for collective Action », 9ème Conférence biennale de l’Association Internationale pour l’étude de la propriété commune, Victoria Falls, Zimbabwe, 17-12 Juin 2002, p. 29 ; A. Rajagopal et S. Janakarajan, op. cit., p. 11 et V.R. Reddy et P.P. Reddy, « How participatory is Participatory Irrigation Management (PIM) ? A study of Water Users Associations (WUAs) in Andhra Pradesh » Working Paper n° 65, Center for economic and social studies, Hyderabad, Inde, 2005, p. 34.
[32] B.R. Nikku, op. cit., p. 9.
[33] B.R. Nikku, ibid.
[34] J.R. Commons, op. cit.
[35] V.R. Reddy et P.P. Reddy, op. cit.
[36] En Andhra Pradesh, entre 1997 et 2001, 71 % du budget a été destiné à des opérations de Réhabilitation Minimum. Les initiatives de travaux de plus grande ampleur n’ont concerné que 29 % du budget, et se sont arrêtées après deux ans. Cf. B.R. Nikku, op. cit., p. 13.
[37] B.R. Bruns et R. Meinzen Dick, « Frameworks for Water Rights: an overview of institutional options », in : Negotiating Water Rights, Bruns & Meinzen Dick (sous la dir. de) 2000.
[38] Banque mondiale, <www.worldbank.org/wbi/pimelg>.
[39] L. Breuil, « Quels modèles de gouvernance pour la gestion des services d’eau dans les pays en développement ? Rôle de la participation des usagers au sein de partenariats innovants », Sciences de la société, n° 64, février 2005, p. 141.
[40] A. Thaithe, « L’eau : besoin, droit ou quel bien public ? », Colloque Les biens publics mondiaux, Association Française de Science Politique, Section d’Études Internationales, Pau, 25-26 octobre 2001, p. 7.
[41] Il s’agit de l’Easement Act et du Transfer of Property Act de 1882 ainsi que du Land Acquisition Act de 1894.
[42] E. Bon, op. cit., p. 345.
[43] M. Llorente, M.H. Zerah, « Enjeux d’eau en Inde. Des effets allocatifs et redistributifs complexes entre usagers et territoires », Sciences de la société, n° 64 février 2005, p. 184.
[44] S. Janakarajan, 2002, in : M. Llorente et M.H. Zerah, op.cit.
[45] G. Grellet, « Systèmes d’irrigation et droits de propriété », Revue Tiers-Monde, tome XLII, n° 166 avril-juin 2001, p. 325.
[46] A. Montaut, op. cit., p. 13.
[47] J.R. Commons, op. cit., p. 650.
[48] V. Shiva, op.cit.
[49] A. Montaut, op. cit., p. 22.