Abdelhamid Merad-Boudia*
Hadj Saadi**
C’est en février 1997 qu’est prise une décision du Conseil Économique et Social de la Ligue Arabe[1] pour le programme exécutif en vue de l’instauration d’une Grande Zone Arabe de Libre Échange (GZALE). Deux ans plus tôt, à la conférence de Barcelone, l’Union Européenne (UE) a mis en œuvre le Partenariat Euro-Méditeranéen visant à instaurer à terme une zone de libre-échange (ZLE) entre les quinze pays de l’UE et les douze pays tiers méditerranéens (PTM) dont huit sont des pays arabes[2].
Quels liens peut-on établir entre ces deux processus d’intégration régionale visant tous deux la mise en place de zones de libre-échange, de type Nord – Sud pour l’une et Sud – Sud pour l’autre ? Se présentent-ils comme des projets complémentaires ou concurrentiels ? Tel est l’objet de cette communication qui sera développée en trois points. Le premier point présentera les principaux indicateurs du Monde Arabe. Le second point examinera la dimension de la GZALE et ses potentialités. Le troisième point déterminera la nature de l’articulation qui peut être établie entre les deux processus d’intégration régionale[3], les accords d’association euro-méditerranéens et la GZALE.
I – Brève présentation du Monde Arabe : quelques indicateurs économiques
Au carrefour de trois continents, à la limite de l’Afrique, en lisière de l’Europe et à l’extrémité du continent asiatique, le Monde Arabe est détenteur des deux tiers des réserves d’hydrocarbures. Il occupe une place importante sinon stratégique[4]. Il a totalisé un PIB de l’ordre de 600 milliards de dollars en 1998, mais il reste néanmoins tributaire des fluctuations des prix des hydrocarbures. On peut noter que 35 % de ce PIB constituent la part relative des pays méditerranéens arabes partenaires de l’UE dans le processus de Barcelone (Libye exclue) et 65 % reviennent aux autres membres de la ZLE.
En termes de population, le Monde Arabe a compté, en 1998, près de 270 millions d’habitants dont plus de 60 % relèvent des pays méditerranéens arabes partenaires de l’UE et 40 % des autres pays membres de la ZLE arabe, avec une superficie de 14,2 millions de km2, soit 10,2 % de la superficie mondiale. À elle seule, l’Égypte compte plus de 67 millions d’habitants, soit le quart environ de la population totale des pays arabes alors que l’ensemble des six États du Conseil de Coopération du Golfe (Arabie Saoudite, Koweït, Bahreïn, Oman, Qatar, Emirats Arabes Unis) ne regroupe qu’une vingtaine de millions d’habitants, soit 8 % du total. Le PIB / tête des pays arabes s’élève, en moyenne, à environ 2 200 dollars tandis que le premier « Rapport arabe sur le développement humain » (PNUD, 2002) met l’accent sur les trois déficits relatifs aux libertés, à la participation des femmes et au savoir qui entravent le développement dans la région arabe.
Les flux d’échanges sont essentiellement des flux Nord-Sud. L’UE est le premier partenaire commercial. Elle représente, en effet, 26 % de leurs importations. En même temps, la part des importations européennes en provenance des pays arabes est faible et a nettement fléchi au cours des vingt dernières années, passant d’une moyenne de 25 % du total en 1980 à 6 % en 1997. Par comparaison avec les autres pôles, le Japon absorbe 16 % des exportations arabes et représente 12 % de leurs importations. Avec les États-Unis, les chiffres sont respectivement de 9 % pour les exportations et de 13 % pour les importations.
Les échanges commerciaux intra-arabes sont faibles et n’atteignent pas 10 % du total. Mais, au regard de la composition des importations et des exportations intra-arabes, il y a une augmentation, depuis 1986, des exportations non-énergétiques dont des produits chimiques, textiles, électriques et d’habillement. On peut penser qu’une libéralisation des régimes commerciaux permettrait d’augmenter, d’une manière significative, les échanges intra-arabes.
II – La Grande Zone Arabe de Libre-Échange
Le programme exécutif de la Ligue Arabe, signé en février 1997, prônant la création d’une GZALE va plus loin que les accords précédents à un double titre[5]. Il comprend, en effet, des engagements explicites en faveur de la réduction des droits de douane mais il impose aussi un calendrier d’application. Les pays arabes signataires se sont ainsi engagés à réduire leurs droits de douane et taxes assimilées de 10 % par an à compter du premier janvier 1998 et à les abolir complètement d’ici 2008. La consolidation des nomenclatures douanières nationales (adoption d’une nomenclature douanière commune) est entrée en vigueur le 31 décembre 1997 tandis que, pour les nouveaux membres, elle intervient à la date à laquelle la ratification est notifiée à la Ligue Arabe.
Au moment de son entrée en vigueur (1er janvier 2005), la zone arabe de libre-échange comprend 17 États membres, un est en cours d’adhésion[6] et quatre autres n’ont pas encore adhéré[7]. Selon les rares études disponibles, la GZALE comporte un potentiel de dynamisation des échanges relativement important, en particulier dans les secteurs textiles, agro-alimentaires et manufacturiers.
Selon les statistiques disponibles, le surplus existant des produits agricoles peut encourager un accroissement des exportations entre les pays arabes. Durant la période 1990-97, la valeur des exportations agricoles est passée de 4,5 à 5 milliards de dollars soit une hausse de 3,5 %. Par contre, la valeur nette des importations de la GZALE s’est élevée à 2,5 milliards de dollars en 1997 dégageant ainsi des potentialités réelles que le marché agricole et agro-alimentaire arabe peut offrir aux pays membres.
En ce qui concerne les produits manufacturiers, les exportations des pays membres de la GZALE ont représenté 38,9 milliards de dollars en 1997, soit 90 % du total des exportations industrielles arabes. Les importations des produits manufacturiers se sont élevées à 93 milliards de dollars, la même année. Par conséquent, le solde représentant les possibilités d’échanges inter-arabes reste important.
Quant à l’industrie textile, elle atteint 35 % de la production industrielle globale des pays arabes et 15 % environ du PIB global. Les exportations des produits textiles ont représenté 7 milliards de dollars en 1998, soit 5,3 % des exportations totales arabes et 23 % du total hors hydrocarbures.
Enfin, si le commerce inter-arabe n’a pas dépassé 1,5 milliard de dollars en 1997, (soit moins de 10 % de l’ensemble des échanges commerciaux des pays arabes), l’instauration de la GZALE devrait accroître le commerce entre les pays membres car si certains de ces pays ont des productions qui se concurrencent sur les marchés d’exportation, ils sont aussi complémentaires dans plusieurs autres secteurs.
III – Articulation de la GZALE et du Partenariat euro-méditerranéen : une neutralisation de l’effet centre – périphérie ?
Il importe de dégager les logiques respectives du partenariat euro-méditerranéen et de la GZALE pour tenter de répondre à la question de savoir si ces deux processus d’intégration verticale et horizontale sont complémentaires ou concurrentiels. Les accords d’association euro-méditerranéens sont des accords bilatéraux de libre-échange. Il y a un accord UE – Tunisie, UE – Maroc, UE – Algérie, UE – Jordanie, etc. Il n’y a pas de négociation d’entité à entité et par conséquent pas de négociation Ligue Arabe– UE, ni Union du Maghreb Arabe – UE. Il y a bien un accord UE – Conseil de Coopération du Golfe mais les six pays concernés ne sont pas impliqués dans le processus de Barcelone. Les effets à court et moyen terme induits par l’instauration d’une ZLE euro-méditerranéenne sont désormais clairement identifiés[8]. Il s’agit :
– d’une part de la baisse des recettes fiscales qui résulte du désarmement douanier. Selon les pays, le manque à gagner fiscal se situe entre 10 et 20 % des recettes publiques ;
– d’autre part, de la menace que l’ouverture aux produits industriels européens fait peser sur les systèmes productifs locaux. Par exemple, pour la Tunisie et le Maroc, on estime à 33 et 40 % respectivement les entreprises de la production manufacturière que la déprotection menace de faire disparaître. Face à ces tendances spontanées liées à l’instauration d’une ZLE, toutes les études citées dans la note 1, tendent à montrer que seule une augmentation significative des flux d’IDE dans la région peut compenser ce choc d’ouverture tant par les effets attendus sur l’offre à moyen terme que par l’effet de contribution à un bouclage macro-économique épargne – investissement – croissance satisfaisant, étant donné l’écart qui existe (le plus élevé du monde), au niveau des pays partenaires méditerranéens, entre le taux d’épargne et le taux d’investissement. La signature des accords d’association euro-méditerranéens devait attirer, pensait-on, davantage d’investissements étrangers en provenance de l’UE ainsi que d’autres régions du monde. Par rapport aux anciens accords de coopération, les nouveaux accords d’association euro-méditerranéens sont le signe d’un ancrage plus crédible à l’espace économique européen, ce qui est susceptible d’entraîner des anticipations positives vis-à-vis de la région. Or, contrairement aux attentes, les IDE en direction de la région ne se sont pas intensifiés. C’est ainsi qu’entre 1992-1995 et 1996-1997, alors que les flux d’IDE en direction des pays en développement passent d’une moyenne annuelle de 81 milliards de dollars à près de 140 milliards de dollars (soit une augmentation de 70 % par an), les flux en direction de la région méditerranéenne baissent ou restent inchangés. Pour six pays arabes méditerranéens de la région, par exemple (Égypte, Jordanie, Liban, Maroc, Syrie, Tunisie), les flux d’IDE sont passés d’une moyenne annuelle de 1,7 milliard de dollars à 1,6 milliard de dollars. Entre ces deux dates, les entrées de capitaux ont baissé pour le Maroc de 439 millions de dollars à 405 millions de dollars et pour la Tunisie de 421 millions de dollars à 306 millions de dollars avec, pour cette dernière, un pourcentage IDE/PIB qui passe de 2,6 % à 1,6 % reculant ainsi d’un point. Les accords d’association euro-méditerranéens n’ont donc pas stimulé les flux d’IDE escomptés[9].
Il est assez courant d’invoquer la concurrence des pays de l’Europe de l’Est même si des travaux de plus en plus nombreux[10] tendent à montrer qu’il est possible d’investir au Nord et au Sud, un investissement “horizontal” propre aux PECO et un investissement “vertical” plus adapté aux économies des pays partenaires méditerranéens car « la nouvelle frontière ouverte par l’élargissement de l’Union européenne n’est pas identique à la nouvelle frontière qui pourrait s’ouvrir demain sur la rive Sud de la Méditerranée ».
Mais, selon notre analyse, si certains facteurs internes, extra-économiques, peuvent être avancés, la cause principale réside dans la nature même des accords d’association euro-méditerranéens. Ces derniers sont des accords de libre échange. Les entreprises et les investisseurs européens ont toutes les raisons d’hésiter à investir dans les pays du Sud de la Méditerranée du fait notamment de l’importance des barrières douanières intra-régionales. Les marchés de chacun de ces pays isolés les uns des autres sont trop étroits et trop petits pour attirer les IDE. Bien plus, le maintien des barrières douanières élevées entre les pays du Sud de la Méditerranée inciterait plutôt les flux d’IDE à s’implanter dans l’UE. Ce qui leur donnerait accès au vaste réseau de ZLE du Sud. Les accords d’association euro-méditerranéens créent ainsi un environnement dans lequel les flux d’IDE ont tendance à se diriger plus vers l’UE, le centre, que vers les pays arabes méditerranéens partenaires, la périphérie. Les accords euro-méditerranéens se caractérisent donc par cet effet “centre – périphérie”.
Au fond, ces accords ne vont pas beaucoup plus loin que des accords de libre-échange et ne constituent pas des accords d’intégration poussée. Ils ne modifient guère l’accès des pays arabes méditerranéens partenaires au marché de l’UE qui était déjà garanti, de manière unilatérale, par les anciens accords de coopération conclus durant les années 1970. Ces accords ont effectivement permis d’attirer les IDE en provenance de la CEE. Par exemple, des pays comme le Maroc et la Tunisie ont enregistré un accroissement des investissements européens orientés sur les exportations, en particulier dans les textiles, l’habillement et la chaussure.
Mais, avec l’effet “centre – périphérie” attaché aux accords d’association, les IDE en direction de la région sont susceptibles de décroître et au mieux de rester à un niveau inchangé. Dans tous les cas, une augmentation est improbable, les accords ne donnant pas de nouvelles incitations significatives pour stimuler les IDE[11].
Dans ces conditions, la mise en œuvre de la GZALE pourrait contribuer à réduire, voire à supprimer l’effet “centre – périphérie” des accords bilatéraux de libre échange conclus avec l’UE. Elle ouvrirait un vaste marché arabe où les investisseurs pourraient s’installer et s’allier aux sources de capitaux arabes. Toutes les expériences d’intégration régionale indiquent que le processus d’intégration coïncide avec une nette expansion des échanges et une intensification des flux d’IDE. Un axe Sud – Sud articulé sur des accords Nord-Sud peut neutraliser l’effet “centre – périphérie”. De ce point de vue, la GZALE est complémentaire avec les accords d’Association Euro-Méditerranéens. Il reste que la question est ouverte de savoir si la mise en œuvre de la Zone Arabe de Libre-Échange conforte un statut de simple périphérie de l’Union européenne ou ambitionne au contraire, tout en s’appuyant sur les objectifs de Barcelone, une réelle émergence de la région arabe quand on considère par ailleurs les projets concurrents[12] de structuration de l’espace méditerranéen.
Notes:
* et ** Université Pierre Mendès France de Grenoble.
[1] La Ligue des États arabes a été créée le 22 mars 1945 à Alexandrie (Égypte) par sept États (Arabie Saoudite, Égypte, Irak, Liban, Syrie, Yémen, Transjordanie). Elle compte aujourd’hui vingt-deux membres : Algérie, Arabie Saoudite, Bahreïn, Comores, Djibouti, Égypte, Émirats Arabes Unis, Irak, Jordanie, Koweït, Liban, Libye, Maroc, Mauritanie, Oman, Somalie, Soudan, Syrie, Tunisie, Yémen, Autorité palestinienne. Le siège de la Ligue, transféré du Caire à Tunis en 1979 suite à la signature du traité de paix israélo-égyptien retourne en Égypte le 31 octobre 1990. Depuis leur institutionnalisation en 1964, les sommets des chefs d’États sont l’instance suprême, tandis que des comités permanents spécialisés (économie, politique, culture, etc.) ont été constitués. Des conseils restreints (défense, économie, etc.) se réunissent avec les ministres concernés également sous l’égide de la Ligue. Le dernier sommet de la Ligue des États arabes, le 17ème, s’est tenu à Alger les 22 et 23 mars 2005.
[2] Il s’agit des pays suivants : Algérie, Égypte, Jordanie, Liban, Maroc, Palestine, Syrie et Tunisie.
[3] Hugon, P. : « Les économies en développement au regard des théories de la régionalisation », Revue Tiers Monde, n° 196, janvier – mars 2002, p. 9-25.
[4] Boustani R. et Fargues P. (1990) : Atlas du Monde Arabe, Paris, Bordas. Lemarchand, P. (sous la dir.) (1994) : Atlas géopolitique du Moyen-Orient et du Monde Arabe, Éditions Complexe. Corm, G. (2002) : L’Europe et l’Orient, Paris, La Découverte. Gresh, A.et Vidal, D. (1996) : Les 100 portes du Proche-Orient, Editions de l’Atelier / Éd. Ormières. Fabriès-Verfaillie M. (1998) : L’Afrique du Nord et le Moyen-Orient dans le nouvel espace mondial, Paris, PUF.
[5] Les projets d’intégration économique arabe ont été nombreux. On peut mentionner le projet du Marché Commun Arabe de 1964 lancé par de nombreux pays (Égypte, Jordanie, Maroc, Syrie, Koweït) dont les principes de base sont à l’origine de l’Accord de facilitation et de développement des échanges entre les pays arabes de 1981 et qui lui-même a inspiré les négociations pour relancer la GZALE. L’absence d’engagement contraignant explique le peu d’effet sur le commerce entre pays arabes.
[6] Il s’agit de l’Algérie.
[7] Mauritanie, Somalie, Djibouti et l’Union des Comores.
[8] Voir : – Merad-Boudia, A. (2001) : « Le partenariat euro-méditerranéen : un espace de demande effective à promouvoir », Mondes en Développement, Tome 29, n°115-116, p. 115-121.
– Bensidoun, I.; Chevallier, A. (1996) : Europe-Méditerranée : le pari de l’ouverture, Paris, Economica.
– Kebabdjian, G. (1995) : « Le libre-échange euro-maghrébin : une évaluation macro-économique », Revue Tiers Monde, n° 144.
– Leveau, R. (rapport du groupe présidé par) (2000) : Le partenariat euro-méditerranéen : la dynamique de l’intégration régionale, Commissariat Général du Plan, Paris, La Documentation Française.
– FEMISE Rapport 2002, sur le partenariat euro-méditerranéen.
Voir aussi : Coussy, J. (2001) : « Économie politique des intégrations régionales, une approche historique », Mondes en développement, tome 29, n° 115-116.
[9] Ces chiffres sont extraits de diverses contributions in OCDE (2001) : Vers une intégration régionale arabe et euro-méditerranéenne, Paris.
[10] Cf., entre autres, « 5+5 », L’ambition d’une association renforcée, Cercle des Économistes, coordination : Jean-Marie Chevalier, Olivier Pastré, décembre 2003.
[11] Moiseron, J. Y. (2002) : « La crise du régionalisme en Méditerranée », Revue Tiers Monde, n° 169, janvier – mars, pp. 91-112.
[12] En particulier, le projet américain « Greater Middle East » ou « Grand Moyen-Orient ».