Celso Furtado[1]
Des économistes venus de nombreux pays se réunissent aujourd’hui, ici, pour échanger leurs expériences et réfléchir aux graves problèmes qui affectent le monde en développement confronté au modèle néo-libéral que le processus de mondialisation impose.
Dans un passé pas très lointain, des rencontres comme celle-ci donnaient lieu à des discussions assez restreintes auxquelles seuls quelques initiés pouvaient participer. Aujourd’hui, grâce aux progrès des techniques de l’information, les thèmes qui vont être abordés ont déjà été débattus dans des réseaux virtuels comme celui qui a organisé ce séminaire ici, en coordination avec l’Institut d’Economie de l’Université Fédérale de Rio de Janeiro et la CEPAL. Les participants, professeurs et chercheurs, disposent ainsi des moyens les plus adéquats pour assurer la continuité des échanges d’idées et les approfondir et aussi pour fournir à l’opinion publique les informations utiles que les centres de pouvoir ont tendance à monopoliser.
Pour alimenter les débats qui auront lieu ici, permettez-moi de traiter de quelques questions qui, à première vue, peuvent paraître typiquement brésiliennes et qui sont pourtant, à vrai dire, des questions communes à la grande majorité des pays en développement.
À la différence de ce qui se passait, au Brésil, vers le milieu du siècle dernier, quand j’occupais le portefeuille de la planification et que je dirigeais l’élaboration du plan triennal, nous disposons aujourd’hui d’une connaissance approfondie des structures économiques et sociales de notre pays. Grâce à celle-ci, nous savons pertinemment qu’au Brésil, il n’y a pas de corrélation entre croissance économique et développement. Il est commun de dire que notre pays est un cas notable de mal développement.
Peu de régions au monde ont atteint, dans les années 50 et 60, un taux de croissance aussi élevé, et réalisé un processus d’industrialisation aussi intense. La part de l’investissement dans le produit intérieur brut brésilien a atteint, au cours de cette période, des niveaux rarement égalés, ce qui veut dire un effort considérable d’accumulation, en particulier dans les secteurs des transports et de l’énergie. Cependant, dans ces années-là et dans les années qui ont suivi, les salaires réels de la majorité de la population n’ont pas reflété la croissance économique. Le taux de chômage déguisé, c’est-à-dire la part des personnes qui gagnent en-dessous du salaire minimum dans leur emploi principal, se maintenait à un niveau étonnamment élevé. Et plus grave encore, cette croissance ne bénéficiait que peu ou pas du tout à la grande majorité de la population rurale. Il est vrai que dans cette période, la classe moyenne, qui était jusque-là assez réduite, commençait à prendre une place croissante. D’un autre côté, l’émergence de cette classe moyenne qui se développait au milieu de la pauvreté, voire de la misère de pratiquement un tiers de la population, prouvait, à l’évidence, l’échec de la politique de développement adoptée.
Si les vingt années de régime militaire n’ont pu qu’aggraver cette situation, nous devons nous demander pourquoi, maintenant que la démocratie a été rétablie au Brésil, il paraît malgré tout si difficile de promouvoir des changements dans ce sens ?
Pour essayer de donner une réponse, il n’est pas inutile de rappeler certaines idées de base : la croissance économique telle que nous la connaissons apporte son soutien à la préservation des privilèges des élites qui satisfont leur soif de modernisation ; et d’un autre côté, le développement est toujours caractérisé par un projet social sous-jacent. Disposer de ressources pour investir est loin d’être une condition suffisante pour préparer un futur meilleur pour la majorité de la population. C’est lorsque le projet social donne la priorité à l’amélioration effective des conditions de vie de cette population que la croissance peut subir sa métamorphose et se transformer en développement.
Cette métamorphose ne se fait pas spontanément. Elle est le produit de la mise en oeuvre d’un projet, l’expression d’une volonté politique. Les structures des pays qui ont mené un processus de développement économique et social n’ont pas été produites par une évolution automatique et inerte, mais le résultat de choix politiques orientés vers la construction d’une société apte à assumer un rôle dynamique dans ce processus.
Dans le cas du Brésil, on doit affronter un problème qui conditionne tout le reste : la récession. Il y a un accord pour dire que la crise que le pays doit affronter tient à des causes multiples et complexes mais peut-être qu’aucune ne pèse autant que le manque de contrôle des leviers économico-financiers, par les gouvernements successifs. La récession qui affecte le Brésil a pour cause principale l’amputation immodérée des investissements publics, ce qui engendre des effets particulièrement néfastes dans les régions les plus dépendantes des actions du gouvernement fédéral. Contraindre un pays qui n’a toujours pas pris en compte les besoins minima de la majorité de sa population pour ne pas paralyser les secteurs très modernes de son économie à geler les investissements dans les secteurs de base comme la santé et l’éducation, cela pour atteindre des objectifs d’ajustement de la balance des paiements imposés par ceux qui bénéficient des taux d’intérêt élevés, c’est quelque chose qui défie l’entendement.
On comprend que ces bénéficiaires défendent leurs intérêts. On ne peut pas comprendre que nous, nous ne défendions pas avec le même acharnement le droit à développer le pays. Si le point de vue de ceux qui défendent la récession, qui placent les intérêts de nos créanciers au-dessus de tout autre considération dans l’élaboration de la politique économique continue à prévaloir, alors, disons que nous nous préparons à une période prolongée de régression économique qui conduira au démantèlement d’une bonne partie de ce qui a été construit dans le passé. L’expérience nous a suffisamment appris que si l’on n’attaque pas de front les problèmes fondamentaux, l’effort d’accumulation tend à reproduire, sous une forme aggravée, le mal développement. En revanche, si nous parvenons à satisfaire cette condition fondamentale qu’est la reconquête du droit à mener une politique de développement, alors aura sonné l’heure de la vérité pour nous tous.
Deux fronts seraient, à mon avis, capables de susciter un vrai changement qualitatif dans le développement du pays : la réforme agraire et une industrialisation qui facilite l’accès aux technologies de pointe.
Le développement n’est pas seulement un processus d’accumulation et d’augmentation de la productivité globale dans l’économie mais, plutôt et essentiellement, un chemin d’accès aux formes sociales les plus aptes à stimuler la créativité humaine et à répondre aux aspirations de la collectivité. On a l’habitude de dire que la réforme agraire constitue une avancée sur le plan social, mais qu’elle engage un coût économique élevé. C’est un point de vue ambigu. L’objectif véritable de la réforme agraire est de libérer les paysans pour qu’ils se transforment en acteurs dynamiques de l’économie. Les réformes agraires qui déboucheront sur la collectivisation des terres échoueront d’un point de vue économique puisque les structures traditionnelles engendrent la passivité — raison pour laquelle il y a sous-utilisation du potentiel productif du monde rural — et en même temps la grande entreprise agricole présuppose un volume élevé de capital et présente, seule, des avantages évidents au plan opérationnel pour les secteurs liés à l’activité agricole.
Dans le cas brésilien, les structures agraires sont le principal facteur qui explique l’extrême concentration de la rente. Pas tant parce que la rente est plus concentrée dans le secteur agricole que dans l’ensemble des activités productives mais, parce que, n’ayant pratiquement aucune possibilité d’améliorer ses conditions de vie à la campagne, la population rurale tend à se déplacer vers les zones urbaines, où elle accroît l’offre de main d’œuvre non qualifiée. Une nouvelle structure agraire devra avoir comme objectif principal de donner de l’élasticité à l’offre de produits alimentaires de consommation courante. Il s’agit d’une pré-condition, même si elle ne garantit pas le développement. Cela présuppose l’existence d’un « moteur », selon l’expression habituelle des économistes, ou alors, qu’il y ait un centre dynamique capable d’impulser l’ensemble du système. Il faut le dire : il n’y a pas de développement sans accumulation et sans progrès technique. Son impulsion dynamique vient de l’harmonie interne du système productif dans son ensemble, ce qui ne devient possible qu’avec l’industrialisation. La question cruciale est dans la définition du type d’industrialisation capable de générer un véritable développement.
Je ne prétends pas esquisser ici une ébauche de la politique industrielle pour le pays. J’aimerais seulement rappeler un point. L’unification du marché national réalisée dans les années 30 répondait à l’exigence d’un certain degré d’industrialisation. Ses effets négatifs sur les segments les plus fragiles du tissu industriel ont pu être amortis, un certain temps, grâce aux coûts élevés des transports interrégionaux. Dans les années 50 les transports finirent par être largement subventionnés au travers de la construction des routes et de la politique de bas prix des carburants. Aujourd’hui, nous sommes à un autre niveau et le pays devra revenir à une industrialisation qui puisse lui donner accès aux technologies de pointe. Mais la question de fond ne doit pas être oubliée : toute politique d’industrialisation au Brésil doit prendre en compte la dimension continentale et les particularités régionales du pays.
Ce n’est pas par arrogance que je me permets de parler à mes collègues économistes sur le ton du conseiller. L’âge ne nous donne aucun droit, mais l’expérience nous arme pour affronter bien des difficultés. Nous savons qu’une lutte de l’importance de celle que nous avons à mener ne pourra être victorieuse qu’avec la participation enthousiaste de toute une génération. À nous, chercheurs des sciences sociales, incombe la responsabilité majeure de veiller à ce que ne se répètent pas les erreurs du passé, ou, plus exactement, à ce qu’on ne revienne pas aux fausses politiques de développement dont les bénéfices viennent se concentrer dans les mains d’un petit nombre.
Note:
[1] Celso Furtado avait rédigé ce texte pour la IIIème Conférence internationale du Réseau Celso Furtado organisé à Rio de Janeiro du 4 au 6 mai 2004, mais, déjà malade, il n’avait pu s’y rendre. La publication posthume de ce texte a été autorisée par Rosa Freire d’Aguiar, son épouse, que nous remercions ici. Gérard de Bernis en a assuré la traduction.