Villes du Sud-Est asiatique : présentation du dossier

Patrice Allard et Alda Del Forno

 

130-page-001Ce dossier se situe à la suite d’un séminaire sur les villes du Sud-Est asiatique qui a eu lieu à Grenoble à l’occasion de la Semaine de solidarité et de coopération organisée par les Universités grenobloises, sous le patronage du Haut Conseil à la Coopération Internationale.

Confronter les dynamiques à l’œuvre et les difficultés rencontrées dans les villes des régions de la Périphérie et celles des Centres, leur rapport à la campagne ainsi que les analyses dans leurs similitudes et leurs divergences, constituait le projet de cette rencontre.

1 – L’objet-même de l’étude, la ville distinguée et opposée à la campagne, pose des difficultés de définition. Caractériser un territoire est en premier lieu du ressort du géographe. Pourtant, si, actuellement, les contours de la ville ancienne paraissent bien délimités, c’est parce que l’ensemble cohérent qu’ils renferment est l’héritier d’une histoire à chaque fois originale qui a créé des liens souvent institutionnalisés. Les traces des cadres administratifs anciens perdurent : communes devenues quartiers ; un mouvement démographique spécifique s’instaure : stagnation ou régression du nombre d’habitants, à l’inverse de la croissance que connaissent les banlieues.

L’agglomération, l’aire urbaine, dans laquelle se situe la ville est plus difficile à définir. La continuité de l’espace construit, la densité de population, constituent des repères. Mais leur caractère normatif les rend incertains. Que dire alors de la région métropolitaine urbaine (hinterland) dont les activités sont devenues interdépendantes de celles de la métropole ? Elle constitue un espace polarisé autour de la cité ; elle devient alors observable à partir des échanges (pas seulement économiques), des déplacements d’hommes et de marchandises qui s’y produisent et des manifestations du pouvoir des centres de décision qui y sont installés. La difficulté s’accroît encore quand la ville est métropole (la “ville-mère”). Cette dimension n’est pas à mettre seulement en relation avec les dimensions de la cité. Elle « renvoie aux fonctions de tête de réseau, de points de contrôle et d’articulation de flux de tous ordres que remplissent les métropoles »[1]. En un mot, elle se situe au cœur d’un espace polarisé dont la dimension est variable (régionale, nationale, voire internationale). Elle subordonne des villes de moindre importance, constituant ainsi un réseau urbain hiérarchisé.

2 –  Dans les pays des Centres, les liens établis entre l’urbanisation et le développement ont été et sont l’objet de nombreuses études économiques. Dès les premières phases de l’industrialisation, les nouvelles activités manufacturières s’établissent dans les villes et exercent sur les espaces limitrophes des effets d’entraînement et de diffusion des changements techniques. Dans la vision la plus simplifiée des rapports ville / campagne, la campagne nourrit la ville et, en retour, cette dernière constitue le lieu d’approvisionnement en produits manufacturés (ces produits sont fabriqués dans l’enceinte de la ville, par les urbains ou bien y sont acheminés, venus de régions plus ou moins lointaines) ; à travers ces échanges, l’essor de la ville profite aux campagnes par l’augmentation des débouchés qu’il procure cependant que les produits manufacturés (machines ou biens de consommation) adressés en retour entraînent la diffusion des nouvelles techniques et du cortège de changements sociaux qui les accompagnent.

L’image idéale de cette réciprocité fonde une bonne part des représentations des rapports entre la ville et les espaces qui l’entourent. Mais cette représentation, si elle fournit une grille de première approche, reste sommaire et ne donne pas toutes les clés de l’analyse. Le partage équilibré des avantages nés de l’industrie peut être contesté : l’installation progressive des plus fortunés transfère vers la ville une part croissante des rentes et profits issus de l’agriculture. La concentration industrielle et l’intégration économique font de la ville le centre d’un espace polarisé et hiérarchisé dont elle assure le contrôle et l’organisation.

Au plan social, l’industrialisation structure aussi l’espace urbain. L’industrialisation n’a lieu qu’au prix d’un exode rural plus ou moins bien maîtrisé selon les périodes et qui engendre des concentrations urbaines massives. Les mouvements d’hommes ne cessent alors de se développer, salariés par le capital. Les populations laborieuses sont employées dans les faubourgs (faux-bourg ?) ; ainsi apparaît une zone qui ne relève ni de la ville ni de la campagne, mais de la destruction (créatrice) de ce qui faisait leur distinction, jusqu’à faire disparaître une bonne partie de ce qui faisait leur différence : les statuts à l’égard de la production. Une nouvelle société se construit ; de nouvelles divisions du travail apparaissent, source de nouvelles solidarités, de nouveaux conflits et de nouvelles exigences en matière de cohésion sociale.

Cette nouvelle société s’inscrit aussi dans le paysage urbain. L’habitat en hauteur et l’extension permanente des banlieues sont les fruits de  l’augmentation des disparités de revenus et de la pression de la rente foncière. Les mêmes, conjuguées avec le tracé des réseaux de transport, spécialisent les quartiers selon différentes fonctions (habitat, zones d’activités industrielles ou de services). La différenciation sociale s’inscrit également dans l’occupation de l’espace urbain. Les mélanges sociaux fréquents dans les bourgs et les petites villes s’estompent. Les classes sociales s’isolent ou sont isolées.

 Aujourd’hui, les grandes questions qui concernent les espaces urbains des pays des Centres résultent des transformations que nous venons d’évoquer brièvement. L’aménagement de ces espaces répond à un souci d’amélioration des modes de vie et des préoccupations de rationalité. Cependant, l’extension de l’étendue de la ville, même si elle est aujourd’hui ralentie, son organisation fonctionnelle et les différentiations sociales constituent des contraintes lourdes. L’expulsion des moins favorisés vers des périphéries de plus en plus lointaines sont-elles, en période difficile, un facteur d’affaiblissement du tissu social urbain ? D’autant que, à ceci, se rajoutent des problèmes nouveaux, apparus avec les difficultés économiques : la faiblesse des salaires industriels conduit ceux qui en ont la possibilité au statut d’ouvrier – paysan, les nouvelles techniques revitalisent les possibilités de travail à domicile dans les zones rurales ou périphériques, la précarité du statut juridique de toutes sortes de travailleurs leur interdit d’envisager une présence pérenne dans la ville : autant de phénomènes qui induisent des mouvements de population, cette fois-ci centrifuges. De surcroît, l’extension de l’aire urbaine et la spécialisation fonctionnelle des quartiers multiplient et rendent plus difficiles les déplacements. L’organisation des transports urbains reste l’objet de toutes les attentions et pose un problème redoutable : va-t-on vers l’asphyxie ?

3 – L’urbanisation dans les pays des Périphéries est souvent largement divergente. La pression démographique y est bien plus forte qu’elle ne le fut ou ne l’est dans les villes des Centres. Comme l’écrivent G. Antier, J.M. Cour, P. Diaz et J.-L. Perrault : « …il convient de qualifier les pays en voie de développement de pays en voie de peuplement, au regard de la dynamique démographique qui les caractérise. La transition étant pratiquement achevée dans les pays classés comme développés, c’est dans les pays en voie de peuplement que se concentre plus de 95 % de la croissance démographique actuelle. Et, dans ces pays, le milieu urbain accueille plus de 80 % de la croissance démographique totale. »[2]

Croissance démographique de quelques métropoles

Villes Population de l’agglomération
Estimation en 1970 Estimation en 2002 Taux de variation
Jakarta 3 800 000 11 600 000 + 205 %
Manille 3 930 000 10 870 000 + 176 %
Bangkok 3 250 000 8 300 000 + 156 %
Mexico 9 200 000 19 200 000 + 115 %
Tokyo 16 500 000 33 300 000 + 105 %
Londres 8 600 000 11 340 000 + 38 %
New York 16 200 000 19 800 000 + 22 %

Source : tiré de G. Antier, IAURIF, 2003.

À cette pression démographique s’ajoute trop souvent l’aggravation des conditions de vie dans le monde rural. Faute de revenu suffisant ou d’emploi dans les campagnes, les grandes villes périphériques « sont le réceptacle des migrations de misère qui y amènent des contingents venus de l’ensemble du pays »[3].

Les pays périphériques qui connaissent cette urbanisation présentent à des degrés variables des caractéristiques de pays sous-développés et ont des économies désarticulées (F. Perroux). Comme le soulignent G. Antier, J.M. Cour, P. Diaz et J.-L. Perrault : « La pression démographique et l’urbanisation généralisée contribuent particulièrement à cette inarticulation, dont les formes concernent les relations entre population et développement, entre migrations et croissance économique, entre urbanisation et développement rural, … et sont, à l’évidence, d’une grande complexité. Cependant ces désarticulations sont les déterminants des réformes structurelles longues qui caractérisent le passage d’une société rurale à une société industrielle, caractérisée par la maîtrise de la technique. À ce titre, l’urbanisation peut constituer un “détonateur” de l’industrialisation “formelle ou informelle” … »[4]. Dans les périphéries, urbanisation et industrialisation — lorsqu’elle a lieu — opèrent conjointement. Il en a été de même dans les pays des Centres. Cependant, si, dans les pays des Centres, l’essor de la ville dépend organiquement des connexions économiques et sociales qui s’établissent entre ces activités et celles localisées dans son hinterland, dans les pays des Périphéries, cette croissance urbaine demeure plus autonome. Elle précède, en quelque sorte les connexions qui s’établissent ou sont à établir. Elle peut jouer alors un rôle essentiel dans le futur développement industriel du pays. Elle est une condition permettant les effets d’entraînement et de diffusion des nouvelles techniques qui transformeront durablement l’ensemble du pays.

La difficulté d’apporter aux populations la satisfaction de leurs besoins essentiels constitue une seconde caractéristique du sous-développement, là encore diversement présente d’un pays à l’autre. L’accès à un logement décent est l’un de ces besoins. Le régime du droit de propriété en vigueur, les libertés plus ou moins grandes que les institutions accordent aux acteurs que sont les particuliers et les entreprises du bâtiment et de l’immobilier ou conservent dans les mains des pouvoirs publics, exercent une action déterminante, à la fois sur la satisfaction du besoin de logement et sur les formes qu’emprunte la croissance urbaine. La propriété individuelle et une large latitude laissée aux entreprises accentuent le jeu des prix et des rentes foncières ainsi que les phénomènes d’exclusion sociale qui en résultent (et qu’aggrave encore la spéculation foncière ou immobilière).

Les phénomènes de ségrégation sociale, comme dans les villes des Centres, se retrouvent dans les Périphéries. L’ampleur des inégalités et, parfois, l’héritage colonial qui juxtapose la ville “européenne” et la ville “indigène”, l’accentuent.

Les progrès dans la satisfaction des besoins essentiels de toute la population urbaine dépendent étroitement de l’action des pouvoirs publics locaux et nationaux. L’urbanisation facilite la mise en place des infrastructures et des services permettant la satisfaction de certains d’entre eux (accès à l’eau potable, à l’éducation, aux soins, …). La différentiation sociale des quartiers et la faiblesse des ressources publiques freinent cette satisfaction lorsque ces accès ont un coût pour leurs utilisateurs. Le rôle des pouvoirs publics est tout aussi déterminant lorsqu’il s’agit de répondre aux besoins nouveaux créés par l’urbanisation. La question des modes de déplacement, du réseau de transports urbains est, ici, essentielle.

Enfin, là encore à des degrés divers, le sous-développement des pays des Périphéries se caractérise par la domination des économies des pays des Centres. Les villes en supportent d’abord l’héritage. La ville coloniale avait pour fonction de drainer les denrées et produits bruts vers le pays colonisateur et d’approvisionner la colonie en produits manufacturés. Cette ville est ainsi un port (Jakarta), ou bien couplée avec un port (Hanoï / Haï-Phong), ou bien encore située sur un cours d’eau navigable (Vientiane, Pnom-Penh). La ville des Périphéries reste marquée par cette fonction de relais entre l’économie nationale et les économies des Centres. Elle accueille les succursales des banques multinationales, les filiales des firmes transnationales, les multiples activités de service liées aux échanges extérieurs. La proximité de l’appareil politique central, des classes sociales dirigeantes ou possédantes du pays et des représentations des centres de décision étrangers constitue un des facteurs efficaces de perpétuation de cette domination. L’ouverture internationale qui fait partie des phénomènes de mondialisation et les politiques économiques auxquelles elle conduit renforcent cette fonction.

Le degré d’extraversion de l’économie nationale affecte les relations établies entre cette ville et les espaces nationaux, régionaux et locaux qui l’entourent. Les relations économiques de la “ville-mère” avec l’espace rural ne sont pas de même nature, lorsque la production agricole est exportée plutôt que vivrière. Au plan social il en est de même : pour l’agriculteur local, l’acheteur est étranger, même si la ville est le point de passage des ordres d’achat et des produits. Les liens organiques qui lient le monde de la ville et celui de la campagne s’en trouvent relâchés (on peut, ici, rappeler comment le changement de réglementation technique européenne en matière d’alimentation du bétail, en rendant des résidus oléagineux utilisables pour la fabrication de tourteaux, a fini par couper certaines villes africaines de leur approvisionnement en huile, celle-ci étant obtenue à l’origine par le traitement local de ces résidus).

Villes des Centres et villes des Périphéries, en dépit de ressemblances (par exemple, dans une certaine mesure, en ce qui concerne le problème des transports urbains), sont inscrites dans des dynamiques différentes. Les forces actives au Sud, issues de la pression démographique et l’état de sous-développement du pays, sont diversement efficaces. Le niveau de développement du pays et la place de celui-ci dans la division internationale du travail sont, ici, déterminants. Il s’ensuit qu’il ne peut y avoir, dans les pays des Périphéries, un cas général, mais de multiples exemples spécifiques. Les pays du Sud-Est asiatique ne sont sans doute pas parmi les moins développés ; ils connaissent des dynamiques nationales qui peuvent atténuer les effets négatifs que nous venons de signaler. Les quatre villes qui sont l’objet du dossier de ce numéro, Hanoï, Vientiane, Pnom-Penh et Jakarta, par leurs différences illustrent la diversité et la complexité de la question de l’urbanisation dans les Périphéries.

 

 

Notes:

[1] G. Antier, J.-M. Cour, P. Diaz, J.-M. Perrault « Entre ville et gigacité », Économies et Sociétés, T. XXXVIII, n° 7, juillet 2004, série F, Problématiques d’urbanisation du Tiers-monde, p. 1131.

[2] Ibid. pp. 1 132-1 133.

[3] M. Rochefort, « Ville, réseau urbain », Encyclopædia Universalis, vol. 16, 1968, p. 818.

[4] G. Antier, J.-M. Cour, P. Diaz, J.-M. Perrault « Entre ville et gigacité », op. cit., pp. 1 133.