Hanoï : la ville à l’assaut des campagnes

Anne Chapalain*

Aurélie Jehanno**

 

130-page-001Une récente recherche de terrain menée dans la région de Hanoï a permis de s’interroger sur le clivage ville – campagne et son sens aujourd’hui en Asie du Sud-Est[1].

L’étude, qui concernait quatre villages de la périphérie de Hanoï, avait pour objet de définir les modalités de leur raccordement aux réseaux d’eau et d’assainissement. Ces villages sont englobés dans un même projet urbain de grande ampleur réalisé sur financements coréens, le projet Tay Ho Tay.

Xuan Dinh et Cô Nhue appartiennent au district rural de Tu Liem, alors que Xûan La et Nghia Do relèvent respectivement des arrondissements urbains de Tay Ho et Cau Giay.

L’existence de statuts administratifs différents, sur laquelle nous reviendrons, est le premier indicateur de l’hétérogénéité de ces villages. Un certain nombre de paramètres socio-économiques, comme la répartition des actifs par secteurs ou les comportements démographiques des populations, a permis de prendre pleinement la mesure des différences entre les villages.

Cette hétérogénéité traduit la permanence du clivage ville – campagne, et sa pertinence pour l’analyse du fait urbain à Hanoï. Le concept d’espace périurbain l’est également pour comprendre l’articulation entre la ville de Hanoï et ses campagnes environnantes.

 Viêt-nam et transition urbaine : le cas de Hanoï

La République socialiste du Viêt-nam compte 80 millions d’habitants dont près de 75 % vivent encore dans les campagnes[2]. Cette « ruralité historique » est largement imputable aux orientations idéologiques des autorités politiques vietnamiennes qui ont longtemps rejeté le monde urbain au profit des campagnes, corsetant le développement des villes et faisant du monde rural la priorité nationale. Le maintien de la population vietnamienne en milieu rural grâce à la mise en place d’un contrôle strict des flux migratoires a, d’ailleurs, été particulièrement appuyé pour des raisons stratégiques dans le nord du Vietnam pendant la guerre contre les Etats-Unis. Ceci explique la taille relativement modeste de Hanoï, pourtant ville capitale, comparé à Ho Chi Minh Ville.

Ce n’est qu’avec l’introduction progressive de la politique du Doi Moi (le Renouveau), à partir du milieu des années 1980, que les villes deviennent la priorité du gouvernement. La transition urbaine est aujourd’hui amorcée et le phénomène de croissance des pôles urbains ne devrait pas faiblir dans les prochaines décennies, comme l’atteste l’objectif des responsables nationaux de faire passer le taux d’urbanisation du pays de 25 % à 45 % d’ici 2020 (J. M. Cour, 2003).

Ces tendances et orientations nationales se retrouvent à l’échelle des provinces. Ainsi, si la Ville Province de Hanoï[3] comptait seulement 58 % d’urbains en 1999, les projections à horizon 2020 portent cette proportion à près de 78 %, (J. Ledent, 2002). Cette urbanisation concernera essentiellement les districts ruraux actuels, dont la population urbaine devrait passer de 120 000 à près de 1,65 million personnes d’ici 2020.

Les arrondissements urbains de Hanoï, très densément peuplés, voient en effet leur population stagner voire régresser (Hormis Tay Ho, créé en 1995 et les nouveaux arrondissements de Long Bien et Hoang Mai créés en 2004 dont l’importance démographique continue à croître). La croissance urbaine se localise aujourd’hui dans les districts ruraux périphériques, espaces de contact et de transition entre la ville et la campagne. La création en janvier 2004 des arrondissements urbains de Long Bien et de Hoang Mai, territoires gagnés respectivement sur les districts de Gia Lam et de ThanhTri, est l’illustration et la traduction administrative de cette forme d’urbanisation.

Au vu de ce constat, opérer une césure entre espaces ruraux et urbains ne reflète que très imparfaitement la réalité. Le territoire administratif de Hanoï et sa population sont certes variés ; les disparités de niveau de vie ou d’accès aux services essentiels demeurent considérables entre les habitants de Soc Son (district considéré comme le plus rural de la Ville-Province) et ceux de Hoan Kiem. Toutefois, une critériologie qui se baserait uniquement sur une dichotomie entre espaces ruraux et urbains conduirait à négliger les deux phénomènes majeurs suivants :

– la diversité des degrés d’interpénétration des deux milieux ;

– l’existence d’espaces périurbains qui, progressivement phagocytés par le tissu urbain, constituent le front mouvant d’une ville prédatrice.

Figure 1  La Ville Province de Hanoï

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Source : Administration nationale du tourisme au Vietnam, 2004.

 

 

 

 L’émergence d’“espaces tampons”

Le Schéma Directeur de Hanoï, élaboré en 1998 afin d’orienter le développement de Hanoï d’ici 2020, rend bien compte de cette réalité urbaine en prenant en considération à la fois les arrondissements urbains historiques, et les districts ruraux, intégrant de ce fait espaces périurbains et campagnes. Ce document d’urbanisme prévoit la création d’un nouveau centre, avant tout d’affaires, à l’Ouest et sur la rive gauche du Fleuve Rouge[4], dans des zones aujourd’hui encore essentiellement rurales. En vietnamien « À l’Ouest du Lac de Ouest [5] », le projet Tay Ho Tay, est partie intégrante de ce vaste projet urbain. S’implantant sur un espace de rizières bordé de quatre villages d’une superficie de 12 km2 environ, il prévoit la création d’une zone résidentielle et commerciale à destination des populations vietnamiennes les plus aisées et expatriées.

Ce périmètre est rapidement apparu comme un espace de transition, présentant des caractéristiques à la fois urbaines et rurales plus ou moins marquées. Un retour sur celles-ci peut nous aider à approcher ce qu’est le périurbain ; quatre grandes composantes entrent à nos yeux dans cette notion dont la définition s’avère complexe.

Dans un pays rural à 75 %, et où le delta du Fleuve Rouge abrite à lui seul près de 40 % de la population du pays, l’élément de densité ne prend guère de sens, si ce n’est dans les modifications architecturales qu’il peut induire, comme celui d’élévation de la canopée urbaine aboutissant aux « maisons tubes »[6] si propres à la périphérie de Hanoï. Les indicateurs démographiques peuvent en revanche s’avérer pertinents : à mesure que l’influence de la ville centre se fait plus prégnante, les comportements démographiques des ménages périurbains se rapprochent de ceux des urbains. Ainsi, le village de Nghia Do compte en moyenne des foyers de 4,4 personnes quand celui de Xuan Dinh en compte 4,8.

L’intérêt de la composante économique dans la définition du périurbain ne fait quant à lui aucun doute. On observe en effet dans ces quatre villages un double mouvement consistant d’une part, en un passage de l’activité agricole à la pluriactivité (voire à l’abandon de la première) et d’autre part, en une modification de la nature des productions. Encore une fois, il est possible de constater que l’intensité du phénomène est proportionnelle à la distance séparant la zone périurbaine de la ville centre. Ainsi, les villages de Xuan La et Xuan Dinh comptent respectivement 18,6 et 48,4 % de leurs actifs dans le secteur agricole. Par ailleurs, on observe un abandon progressif de la culture traditionnelle du riz et un aménagement des terres agricoles au bénéfice de productions plus rémunératrices telles que le pêcher[7].

La permanence d’un contrôle social plus prégnant que dans la ville centre nous semble également caractériser un espace périurbain. Celui-ci se trouve d’ailleurs très souvent « physiquement » marqué par les édifices des ramifications locales du parti, plus verticaux et imposant que le reste du bâti. De même semblent perdurer des solidarités communautaires et une autorité hiérarchique au sein des populations.

La nature des équipements et le degré de service rendu aux populations constituent, à nos yeux, le quatrième et dernier grand élément de définition d’un espace périurbain. Ces éléments ne peuvent cependant être dissociés de la perception par les populations.

Les villages étudiés bénéficient dans leur ensemble d’un service d’évacuation des déchets solides et sont desservis par la société municipale de transport[8], à la différence de la plupart des villages situés dans les districts ruraux.

Deux d’entre eux, Cô Nhue et Nghia Do, se sont, par ailleurs, vus équipés d’un réseau d’approvisionnement en eau de ville entre 1997 et 1999. Cependant, on peut constater la permanence de réflexes ruraux : bien que n’ayant pas été autorisées à mener auprès des ménages des enquêtes qui nous auraient permis de chiffrer ce phénomène, il est apparu qu’une large proportion des ménages raccordés continuait à s’approvisionner par un forage équipé d’une pompe mécanique. Malgré l’accès à un service “urbain”, les populations conservent des modes “ruraux” d’approvisionnement en eau.

Tay Ho Tay illustre donc « l’assaut de la ville sur les campagnes », et fait émerger des zones de transition périurbaines. Ce projet s’inscrit au cœur des évolutions dans la perception du fait urbain au Viêt-nam, et symbolise la modification profonde du rapport de forces entre ville et campagne, au profit de la première.

Tay Ho Tay : l’illustration d’une nouvelle perception du fait urbain

Le mode traditionnel de développement de Hanoï s’était effectué jusque-là par l’absorption des villages périphériques, non pas leur démembrement, permettant la conservation d’un certain nombre de caractéristiques architecturales et morphologiques propres aux villages du Delta du Fleuve Rouge[9].

Le nouveau mode d’expansion de la ville, le projet Tay Ho Tay en est l’illustration, se révèle à la fois plus agressif et volontariste. L’imaginaire et les conceptions qui sous-tendent le développement actuel de Hanoï, et d’autres villes du Viêt-nam, se retrouvent de façon exemplaire avec Tay Ho Tay. En effet, cette opération urbaine traduit le fantasme d’une ville « ultramoderne », directement importé de voisins asiatiques comme la Corée du Sud ou le Japon à savoir, celui d’une cité au plan orthonormé où l’automobile se taille une place de choix. Le passage à la modernité ne semble pouvoir se faire, aux yeux des autorités, sans les éléments archétypiques du progrès que seraient les autoroutes urbaines, les grandes percées aérant le paysage, ou encore l’érection de tours. Se dégage en creux une nouvelle perception du monde rural, symbole d’obsolescence et dont la fonction principale serait de constituer une réserve foncière pour permettre à la ville de s’étendre.

C’est ainsi que Tay Ho Tay a été conçu, sans véritable prise d’appui sur le territoire existant, et ce alors même que celui-ci présente des caractéristiques topographiques et paysagères fortes qui, si elles ne sont pas prises en compte, risquent de conduire à un déséquilibre de la zone.

En effet, les quatre villages relèvent d’une structure géographique particulière : le casier de Song Nhue. L’appartenance à un casier, structure de base du delta du Fleuve Rouge, n’est pas anodine puisque c’est à ce niveau que s’organisent les réseaux d’irrigation et de drainage. Or, le réseau routier, tracé selon un quadrillage nord-sud / est-ouest, ne respecte pas les lignes de pente naturelles du Fleuve Rouge orientées dans un axe nord-est/sud-ouest et viendra nécessairement perturber la continuité des axes de drainage naturels. En sus de l’imperméabilisation des sols consécutive à l’urbanisation de zones humides, ce fait contribuera à augmenter les risques d’inondation et d’infiltration dans les quatre villages, et plus globalement conduira à la désorganisation du casier dans son ensemble.

La primauté accordée au réseau routier, qui s’exprime également dans le choix de couvrir le réseau de canaux existants au profit de l’élargissement de voies existantes conduira également à une déstructuration de l’identité territoriale de la zone tant d’un point de vue paysager qu’écologique.

Il est vrai aujourd’hui que le réseau hydraulique (canaux et points d’eau), du fait du recul progressif de l’activité agricole dans cette zone, fait aujourd’hui plutôt office de réseau d’évacuation des eaux usées et de pluie que de véritable système d’irrigation. Les eaux charriées par ces derniers sont donc fortement polluées et encombrées de déchets solides. L’objectif de couverture vise donc à masquer une réalité peu reluisante pour une ville qui désire ardemment revêtir les atours d’une ville “moderne” et développée. Pourtant, les canaux et les points d’eau bien que pollués n’en constituent pas moins des éléments fondamentaux de l’identité des quatre communes et de Hanoï en règle générale.

Les décideurs urbains vietnamiens semblent donc céder à la tentation hygiéniste et à la promotion des déplacements motorisés privés, alors même que la tendance dans les pays industrialisés est à la réhabilitation du patrimoine aquatique et à la promotion des transports collectifs. L’arbitrage en faveur des infrastructures routières et au détriment du réseau hydraulique reflète l’emprunt maladroit de modèles urbains désuets qui, de surcroît, ne permettent pas un développement prenant en compte les spécificités locales.

En somme, le divorce, que l’on peut qualifier de consommé entre la ville et ses campagnes, tient surtout à la croyance en son fonctionnement endogène et ex-nihilo, oubliant le territoire sur lequel elle s’implante, ainsi que l’équilibre fragile qui lui a permis jusqu’ici de se développer. Un tel revirement idéologique est lourd de conséquences sur l’écosystème de la zone tout comme sur les populations actuellement en place, comme nous tenterons de l’expliquer ci-après.

Les conséquences du projet sur le territoire et les populations résidentes

Comme nous avons pu le souligner précédemment ce projet a de lourdes incidences sur l’occupation des sols. Il entraîne une modification des activités économiques (abandon progressif de l’agriculture ou modification de cette dernière au profit d’activités plus rémunératrices) et a une incidence sur la valeur foncière de ces derniers. La hausse des prix des terrains a, en effet, été particulièrement rapide ces dernières années.

Or, la pression foncière pose avec acuité la question du devenir des populations en place. En effet, les enjeux économiques et financiers liés au projet risquent fort de conduire à un déplacement de ces dernières ; soit sous le coup d’expropriation, soit sous l’effet indirect de la spéculation foncière qui incite à la vente des terrains. Cet effet d’éviction, bien que difficile à estimer a priori, sera probablement important dans une zone où près de 38 % de la population tire encore leur revenu principal de l’agriculture, et ce d’autant qu’aucune mesure visant à faciliter la reconversion professionnelle des actifs touchés n’a été prévue.

Alors que la mixité sociale est encore une réalité dans ces villages[10], le projet Tay Ho Tay, clairement destiné à des populations vietnamiennes ou expatriées aisées, induira une modification profonde de cette organisation traditionnelle.

Il est certain que nous ne relevons ici que les incidences les plus dommageables que pourrait avoir le projet Tay Ho Tay s’il était mis en place sous la forme actuelle des plans : l’intérêt évident du possible accès aux services urbains dont la mise en place est pressentie s’en trouve minoré. Il convient cependant de préciser que cet état de fait résulte principalement de l’absence d’éléments tangibles[11] pouvant nous laisser croire en un raccordement à moyen terme des populations en place.

Plus encore, on trouve ici témoignage de l’absence de considération dans laquelle sont tenus les espaces ruraux, et du chemin qu’il reste à parcourir pour les intégrer de façon effective aux politiques urbaines. L’incorporation par le schéma directeur des districts ruraux à la ville province a constitué un premier pas et non des moindres ; il ne peut cependant en aucun cas justifier l’idée selon laquelle disparaît le clivage. Dépourvus d’un accès aux services essentiels et réceptacles des nuisances de la ville, selon un modèle extra muros bien rodé, les espaces ruraux qui concentrent les populations urbaines de demain, sont les oubliés des politiques actuelles quand ils devraient en être les premiers bénéficiaires.

 

Références

Chapalain A., Jehanno A., 2004, « Hanoï, ville en mouvement : les défis d’une gestion intégrée des déchets solides.» Rapport d’expert en vue de l’obtention du DESS ISUR. Rennes, 2004, disponible sur internet, <http://ajir.sud.free.fr>.

Cour, J. M., 2003 Urbanisation and Sustainable Development, a demo-economic conceptual framework and its application to Vietnam, Draft Report, Vietnam Urban Forum, décembre 2003.

Ledent J., 2002 La Population de Hanoï : Evolution passée et développement futur, juin 2002, disponible sur internet, <http://www.inrs-ucs.uquebec.ca/pdf/inedit2002_01.pdf&gt;.

 

Notes:

*et ** : Les auteurs sont économistes, consultantes en aménagement urbain.

[1] Un travail de recherche approfondi de plusieurs mois, centré sur la politique de gestion des déchets solides a précédé l’étude de terrain réalisée entre mai et octobre 2004. Ce stage de DESS « Ingénierie des services urbains en réseaux » s’est déroulé au sein de l’Institut des Métiers de la ville de Hanoï, structure permanente de la coopération décentralisée entre la Région Ile-de-France et la Ville-Province de Hanoï, sous la direction de Laurent Pandolfi.

[2] National Statistical Office, recensement de 1999.

[3] Se reporter à la carte présentée ci-après. La ville-province est composée de neuf arrondissements dits urbains (Hoan Kiem, Ba Dinh, Hai Ba Trung, Dong Da, Tay Ho, Cau Giay, Thanh Xuan, Long Bien et Hoang Mai) et de cinq districts dits ruraux (Soc Son, Gia Lam, Tu Liem, Dong Anh et Thanh Tri).

[4] Mené à terme, ce projet titanesque représenterait un investissement de près de 30 millions de dollars US et supposerait la mise en place de 7 ponts sur le Fleuve Rouge.

[5] « Ho Tay », ou le Lac de l’Ouest, étendue d’eau la plus importante de la ville lacustre de Hanoï, d’une superficie de 17 ha.

[7] Destinée aux festivités du Têt, nouvel an vietnamien, la culture du pêcher offre aux paysans, à surface travaillée équivalente, un revenu en moyenne cinq fois supérieur à celui procuré par le riz. Cette production exige un réaménagement des parcelles rapidement identifiable sur le terrain, via la mise en place de billons (sillons de terre surélevés.)

[8] Transerco.

[9] Les éléments les plus caractéristiques sont le parcellaire en lamelles ou le réseau viaire en arête de poisson.

[10] Nous avons pu observer sur le terrain et ce de manière générale que l’habitat reste encore mixte dans la zone (les maisons les plus cossues jouxtent l’habitat plus modeste), même si il existe quelques poches d’habitat aisé qui sont la preuve qu’une certaine ségrégation sociale.

[11] La remise des plans des réseaux au Comité de Gestion de l’Investissement et de Construction de la Ville Nouvelle par les services du cabinet de l’architecte en chef souffre actuellement d’un retard de 18 mois.