Processus d’urbanisation et développement au Cambodge

Alain Guillaume*

 

130-page-001Introduction

Le processus d’urbanisation est un phénomène généralisé, corollaire à l’accroissement des échanges internationaux et est, en ce sens, l’incarnation physique de la mondialisation. Les pays, pour des motivations essentiellement économiques, sont naturellement contraints d’appuyer leur développement sur des métropoles de dimension internationale. Le poids croissant des pôles urbains contribue à la désarticulation du territoire au point, parfois, de constater la situation paradoxale où deux métropoles distantes de plusieurs milliers de km semblent plus proches en termes de réseau et de fonctionnement que deux villes d’un même pays. L’action publique a un rôle de premier plan pour sauvegarder la cohérence nationale et permettre le développement équilibré de l’ensemble du territoire.

Les modèles de développement de la plupart des pays du Tiers monde, sous influence des pays développés, sont fortement empreints de conceptions libérales. La compétitivité de la métropole devrait permettre le développement du pays pour peu que l’ouverture économique et la gestion du pays soient satisfaisantes. Sous ce paradigme, les efforts de développement peuvent se focaliser sur l’érection d’un pôle urbain connecté au réseau international des métropoles, sur la libéralisation économique et sur la bonne gouvernance. Une fois ces conditions remplies, la croissance économique se propagerait au reste du pays pour, à terme, entraîner le développement de l’ensemble du territoire.

L’étude du lien entre urbanisation, croissance économique et développement au Cambodge est intéressante à différents titres. Tout d’abord, le Cambodge, pays essentiellement rural, est en transition urbaine. Ensuite, le modèle de croissance, largement influencé par les intérêts de la communauté internationale, est un hommage au libéralisme. Enfin, le bilan mitigé de plus de dix années d’une aide massive visant officiellement la réduction de la pauvreté constitue une remise en cause empirique de l’efficacité du modèle de développement cambodgien et de son paradigme sous-jacent.

Approche théorique : lien de causalité entre urbanisation et développement

La concentration urbaine trouve son origine dans l’ouverture des économies et la division du travail. Pour être concurrentiel, un pays doit disposer d’un avantage comparatif et donc se spécialiser de manière à offrir  un niveau de qualité standard à moindre coût. La concentration des investissements privés et publics dans les métropoles relève en grande partie de ces considérations. L’accès aux réseaux d’infrastructures, la disponibilité du capital et des hommes, l’accès à l’information et la proximité avec les décideurs, les effets synergiques et les externalités positives offrent des opportunités nouvelles aux acteurs économiques. Parallèlement, la création d’emplois dans le pôle urbain attire la population rurale qui constitue une main d’œuvre bon marché et abondante. L’urbanisation constitue ainsi un déterminant autant qu’une résultante de la croissance économique, au moins à l’intérieur du pôle urbain. Relevant d’un processus dynamique, l’intensité des flux d’investissements et de personnes vers les grands pôles urbains dépend, en même temps qu’elle le crée, du degré d’attractivité de la ville dans ses espaces national et régional.

Résultant du processus d’urbanisation, les effets d’entraînement de la métropole sur le territoire peuvent être approchés par deux modèles théoriques fondamentaux :

La première conception suppose que le pôle urbain, en se développant économiquement, a intérêt à déléguer les activités à moindre valeur ajoutée qui deviennent trop coûteuses (augmentation du coût du foncier, des salaires…) aux villes secondaires, qui à leur tour s’appuient sur les campagnes Cette conception place véritablement la métropole comme moteur de l’ensemble du pays par un mécanisme induit de diffusion de croissance et de développement. Ainsi, l’expansion économique de la métropole engendrerait ipso facto la croissance économique du pays et potentiellement son développement. Les politiques publiques peuvent alors se concentrer sur le renforcement du premier pôle urbain et de ses connections avec le reste du territoire, tout en appuyant les réformes structurelles facilitant l’intégration économique régionale.

La deuxième conception, si elle reconnaît bien le rôle central de la métropole, lui impute en même temps l’accroissement des disparités entre centre et périphérie. La concentration des investissements dans le pôle urbain de référence est effectivement justifiée par la recherche de compétitivité régionale et constitue en ce sens une condition de la croissance et du développement. Cependant, les effets d’entraînement sur le reste du territoire sont moins que proportionnels aux bénéfices retirés par la métropole. Les villes secondaires ne parviendront à suivre le développement de la métropole que si elles trouvent une niche où elles seront compétitives, non seulement sur le plan national, mais surtout sur le plan régional et cela, sans disposer des mêmes atouts que la métropole. Le développement de l’ensemble du pays nécessite donc une politique volontariste d’appui aux villes secondaires et aux campagnes parallèlement à l’accroissement de la compétitivité régionale de la métropole.

Afin de tester le lien existant entre processus d’urbanisation, croissance économique et développement au Cambodge, il convient tout d’abord de s’intéresser à la place de Phnom Penh dans l’organisation territoriale. Ensuite, l’observation des différentiels de croissance économique et de développement entre la capitale, les villes secondaires et les campagnes, permettra de juger des effets d’entraînement de la capitale et, au-delà, de la pertinence du modèle de développement cambodgien.

Dynamique spatiale et poids du premier pôle urbain au Cambodge

Situé entre la Thaïlande et le Vietnam, la Chine et le golfe de Thaïlande et traversé par le Mékong, la position géographique du Cambodge constitue probablement son premier atout. La mise à niveau des infrastructures nationales est largement assurée par l’aide de la communauté internationale qui a tout intérêt à ce que le Cambodge trouve la voie de la croissance et de la stabilité. Les grands projets de réseaux structurants du Cambodge sont le plus souvent décidés, soit dans le cadre d’organisations régionales (ASEAN, GMS, ACMECS, MRC) et sur financement Banque Asiatique ou Banque Mondiale, soit dans le cadre de l’aide bilatérale lorsque les projets concernent plus particulièrement un pays (les réseaux entre Phnom Penh et le Laos intéressent davantage la Chine ; les infrastructures entre Phnom Penh et Ho Chi Minh, le Vietnam…).

En conséquence, la dynamique territoriale, particulièrement du point de vue réticulaire, s’opère dans la continuité de l’axe Thaïlande / Cambodge / Sud-Viet-nam et, dans une moindre mesure, de l’axe Province du Yunnan / Nord Vietnam / Laos / Cambodge. Les réseaux sur le territoire forment un maillage en étoile dont Phnom Penh est le centre et les extrémités sont Poipet (vers Bangkok), Bavet (vers Ho Chi Minh Ville), Stung Treng (vers la province du Yunnan), Siem Reap (pôle touristique du Nord Ouest Cambodge) et Sihanoukville (port et station balnéaire du Sud Cambodge). Avec l‘objectif de réduire la pauvreté et de renforcer l’intégration nationale, le raccord au maillage principal des villes secondaires périphériques n’arrive qu’au second plan. Enfin, la connexion des villes secondaires entre elles et aux villages est tout à fait parcellaire et certaines régions périphériques comme le Rattanakiri et le Mondolkiri sont presque totalement cloisonnées.

La stimulation forte des économies vietnamienne et thaïlandaise et la densification des échanges entre ces pays et le Cambodge s’expriment sur le territoire par le développement des villes frontalières (effets centrifuges). La création cette année de cinq EPZ (zones prioritaires d’exportation) le long des frontières du Viêt-Nam et de la Thaïlande, par l’octroi d’avantages fiscaux et l’accès aux infrastructures transfrontalières, notamment l’électricité, devrait renforcer ce phénomène. Cette distorsion artificielle de l’attractivité et la stimulation économique des pays voisins offrent des atouts spécifiques aux villes frontalières. Ces dernières sont par conséquent davantage appelées à devenir des centres secondaires à vocation extra-territoriale que des villes-relais accompagnant la croissance des échanges entre Phnom Penh et les capitales régionales.

La logique d’intégration régionale qui gouverne le développement de Phnom Penh et le rôle de moteur économique qui lui échoit expliquent les évolutions fortes de la capitale depuis dix ans. Phnom Penh est de loin le premier centre urbain de la capitale. Son agglomération, avec 1 300 000 habitants, soit 9 % de la population nationale et 50 % de la population urbaine peut être qualifié de macrocéphale (population 10 fois supérieure à celle de Battambang, deuxième ville du pays). La croissance démographique de 2004 de Phnom Penh est estimée à 3.5 % pour une croissance naturelle nationale de 2 %. Phnom Penh contribue par ailleurs à hauteur de 30 % au PIB, essentiellement dans le secteur des services. La croissance économique de la ville mesurée par le Produit Municipal Brut se chiffrerait à 9 % contre 3 % pour le reste du territoire en 2003 (pour une croissance globale de près de 4,8 %). Par ailleurs, la ville s’est considérablement développée en 10 ans et dispose aujourd’hui d’infrastructures d’assez bonne qualité, au moins dans les quartiers centraux. Notons enfin le doublement des investissements immobiliers en 2004 (500 millions de dollars)[1].

Le processus de métropolisation est en cours, porté par la croissance forte de la capitale et l’ouverture économique du pays. La dynamique territoriale est fortement marquée par la fonction régionale de Phnom Penh. Il convient maintenant de regarder les effets d’entraînement sur le reste du territoire pour tester la capacité de la capitale à diffuser sa croissance et, au-delà, pour juger de la pertinence de ce modèle de développement.

Effets d’entraînement de la capitale cambodgienne sur le territoire

À l’instar de la quasi-totalité des pays du Tiers monde, la diffusion de la croissance économique et du développement est difficile à évaluer au Cambodge. D’une part, le secteur informel représenterait au moins 60 % de l’économie nationale[2] (28 % dans la capitale[3]), d’autre part, les systèmes de comptabilité et de statistiques sont embryonnaires et enfin, les ministères ont tout intérêt à ne pas révéler des informations qui mettraient à jour l’irrégularité de leur fonctionnement. L’appréhension de la situation par les acteurs locaux de l’économie et du développement est par conséquent essentielle et complémentaire à l’analyse de chiffres qui sont, il est vrai, sujets à caution.

A Phnom Penh, bien que les fruits de la croissance soient très inégalement répartis au sein de la population, certaines avancées en termes de développement humain sont constatées. Le revenu moyen est quatre fois supérieur à Phnom Penh que dans le reste du territoire. Des progrès notables ont été réalisés au niveau de la couverture de la capitale en services urbains en réseau. La formalisation de l’économie et les accords salariaux dans les secteurs textile et touristique contribuent à diminuer la précarité de l’emploi dans la capitale. La ville demeure la solution privilégiée pour les habitants des campagnes sans emploi ou qui souhaitent disposer d’un revenu entre les saisons agricoles. Néanmoins, la majorité des Phnom-penhois demeure en situation précaire, aussi la croissance démographique liée à l’exode rural est relativement faible (1,5 % en 2004[4]).

Hors Phnom Penh, le pays connaît un taux d’expansion économique beaucoup plus faible. Ainsi, d’après les chiffres disponibles[5] en 2004, la croissance économique y est égale à 3 %, alors que le taux de croissance démographique net (déduction faite des flux migratoires vers Phnom Penh) se situe à 1.8 % et le taux d’inflation avoisine les 4 %. La récession économique parvient cependant à être évitée grâce aux transferts monétaires importants des travailleurs urbains vers les ménages des campagnes. D’après la Municipalité de Phnom Penh, 10 % du PIB de la capitale serait ainsi injectés dans les campagnes et les villes secondaires (ce chiffre n’inclut pas l’investissement immobilier). Toutefois, le Cambodge regroupe des situations extrêmement diversifiées. Ainsi, les campagnes et les villes secondaires périphériques demeurent dans une situation économique morose, voire déprimée. À l’inverse, les villes secondaires situées sur le maillage principal et dans les zones frontalières dynamiques connaissent une croissance rapide, parfois supérieure à celle de la capitale.

La croissance forte des villes secondaires s’explique en partie par les effets d’entraînement de la capitale, c’est notamment le cas pour les villes secondaires en périphérie de Phnom Penh et, a fortiori, quand elle se situe sur l’axe central (HCMV / PP / Bangkok) ou l’axe secondaire (Nord-Sud). À titre d’exemple, Sihanoukville tire principalement sa croissance de l’activité portuaire qui est corrélée au secteur textile de la capitale (le textile pèse pour 80 % des exportations et 45 % des importations nationales [Source : Mission économique française au Cambodge]). Les villes situées aux extrémités du maillage territorial comme Battambang, Poipet ou Bavet profitent à la fois des effets d’entraînement de la capitale ainsi que de leur proximité économique avec les pays limitrophes. Quelques villes secondaires stimulées par les pôles urbains régionaux forment des « poches » de développement centrifuge le long des frontières (Koh Kong, Pailin, Balung). Siem Reap enfin nourrit sa croissance d’un tourisme international qui repose avant tout sur le patrimoine ancestral des temples d’Angkor.

Concernant les indices de développement [source: Banque mondiale et FMI] au Cambodge, tout le moins en excluant la capitale, les observateurs locaux et internationaux s’accordent à reconnaître une situation alarmante et dénoncent l’extrême précarité des conditions de vie du plus grand nombre. En 2004, respectivement 36 et 78 % des Cambodgiens vivaient avec un revenu quotidien inférieur à 1 et 2 dollars. La situation est plus grave encore en campagne où vit l’essentiel de la population : 50 % dispose d’un revenu quotidien inférieur ou égal à 0,63 dollars, 60 % sont illettrés et 50 % souffrent de carences alimentaires. En outre, la comparaison régionale souligne la persistance des problèmes de développement du Cambodge. Ainsi, l’accès aux services essentiels devient supérieur au Laos par rapport au Cambodge et la réduction de la pauvreté est de loin la moins rapide de la région hors Myanmar (Cf. tableaux ci-dessous).

Population vivant avec moins de 2 $ par jour

en %

 

Taux d’accès aux infrastructures essentielles

année 2003

en % de la population

1990 2005 Évolution   Taux d’accès Cambodge Laos
Thaïlande 47 18 – 61 Eau 44 58
Chine 70 32 – 54 Sanitaires 22 30
Vietnam 87 51 – 41 Électricité 17 41
Indonésie 72 45 – 37 Routes (en dur) 4 15
Laos 88 73 – 17 Internet 0,2 0,3
Cambodge 85 78 – 8
Source : Banque mondiale et FMI.

Conclusion

Phnom Penh présente les caractéristiques d’une ville macrocéphale et s’inscrit dans une dynamique spatiale tournée vers les pôles urbains régionaux. La croissance forte de la capitale cambodgienne semble se diffuser dans les villes secondaires situées le long de l’axe “fort” du Cambodge (HCMV-PP-Bangkok) ainsi qu’en périphérie de Phnom Penh sur l’axe secondaire (Nord-Sud). Ainsi, le processus de métropolisation (concentration des hommes et des investissements dans la capitale), corollaire de l’intégration économique régionale, génère bien une croissance économique des villes secondaires.

Faute d’éléments statistiques précis et fiables, la question du développement des conditions de vie de la population dans les villes secondaires reliées au maillage principal ne fait pas, à l’heure actuelle, l’objet d’un consensus. En revanche, au regard des indicateurs macro-économiques et de réduction de la pauvreté, l’incapacité de la capitale à servir de moteur de croissance et de développement aux campagnes et aux villes secondaires situées en périphérie du maillage principal, n’est pas contestée.

Objectif officiellement prioritaire du gouvernement et de la communauté internationale, le bilan à mi-parcours des efforts de développement force le constat d’une efficacité mitigée. Certes, les problèmes de corruption et d’efficacité de l’aide[6] constituent des freins puissants à la diffusion de la croissance et à la réduction de la pauvreté. Bien sûr, si l’on retient que les efforts de développement n’ont effectivement commencé qu’il y a cinq ou six ans[7], il est hâtif de tirer des conclusions. Néanmoins, la stagnation des indices de pauvreté à un niveau aussi précaire soulève tout de même la question fondamentale du choix du modèle de développement.

Pour atteindre l’objectif premier de réduction de la pauvreté, la stratégie des bailleurs de fonds et du gouvernement s’appuyait avant tout sur l’intégration économique régionale du Cambodge dont les 3 piliers sont :

       – (i) la remise à niveau des infrastructures et leur connexion avec les métropoles régionales,

       – (ii) la mise en place de réformes stimulant l’économie

       – (iii) l’amélioration de la gouvernance Ainsi, dans un pays où 75 % de la population vit principalement des revenus de l’agriculture, la place accordée au développement rural était encore récemment relayée au second plan.

Il ne s’agit pas là de faire la promotion d’un modèle de croissance centré sur le développement rural ni de remettre en cause la nécessité de disposer d’un pôle urbain dimensionné à l’échelle internationale, mais bien de présenter la situation effectivement alarmante du Cambodge pour ce quelle est : une photo à mi-parcours d’un pays où tout était à reconstruire et qui a fait le choix, sur les recommandations des bailleurs de fonds, d’entrer à tout va dans un modèle d’intégration économique régionale.

Aujourd’hui, les premiers effets positifs en termes de croissance et de développement se font ressentir. Cependant, il faudra encore de nombreuses années avant que les villes ne soient en mesure de fournir un emploi aux 200 000 jeunes qui arrivent annuellement sur le marché du travail. La promotion du secteur rural, menée en accompagnement des réformes structurelles, pourrait offrir un second souffle à la majorité de la population exclue, pour le moment, des bénéfices de l’ouverture économique.

 

 

Notes:

* Économiste, consultant en gestion urbaine des PED.

[1] Source du paragraphe : Municipalité de Phnom Penh.

[2] Source : Mission économique française au Cambodge.

[3] Source : Municipalité de Phnom Penh.

[4] Source : Ibid.

[5] Source du paragraphe : FMI et Municipalité de Phnom Penh.

[6] 40 % de l’aide est consacrée, en tendance, à la rémunération des experts. La corruption grèverait 25 % de l’aide internationale.

[7] Après l’urgence et en n’incluant pas les périodes de crises politiques majeures.