Abdeljelil Bedoui*
Le Forum social mondial (FSM) dans sa cinquième édition a été organisé pour la quatrième fois en janvier 2005 à Porto Alegre. Le premier FSM, organisé en 2001, a pu accueillir environ 15 000 participants, représentant les sociétés civiles d’un certain nombre de pays, à la recherche de la création d’un espace public planétaire de la citoyenneté et des luttes contre une mondialisation néo-libérale dévastatrice des acquis sociaux, de l’environnement et de la diversité culturelle.
Cet événement, qui fut lui-même le couronnement de nombreuses luttes contre les organisations internationales (Banque mondiale, Fonds monétaire international, Organisation mondiale du commerce, Organisation de coopération et de développement économique) et autres instances (G 7, Davos…) qui animent et orchestrent le processus de la mondialisation en cours, a constitué aussi un catalyseur remarquable ayant entraîné l’émergence d’une multitude de Forums sociaux à l’échelle nationale et locale et leur extension à tous les continents.
Le FSM de 2005 fut ainsi une étape historique importante dans le renforcement et l’approfon-dissement de cet espace public planétaire qui a accueilli près de 155 000 participants dont 35 000 jeunes venant de 147 pays environ. Par la diversité des mouvements sociaux qui le composent et la solidarité qui les anime, ce mouvement alter-mondialiste représente désormais une force qui compte au niveau mondial.
La diversité et la rapidité de l’extension de ce mouvement n’ont pas manqué de poser de nouvelles préoccupations aux participants qui s’interrogent de plus en plus sur les nouvelles conditions qu’il faut réunir pour entretenir et garantir tant la pérennité de ce mouvement que son approfondissement et son efficacité.
Un premier problème a fait l’objet d’un débat portant sur la fréquence du FSM. Etant données l’ampleur du mouvement, les difficultés croissantes qui en résultent en termes d’organisation et la rareté des ressources disponibles, faut-il maintenir une fréquence annuelle ou envisager l’organisation d’un FSM une fois toutes les deux années ? Le débat a montré l’existence d’une quasi-unanimité quant à la nécessité de maintenir une fréquence annuelle du FSM. Cette nécessité découle du fait que le FSM doit continuer à jouer son rôle en tant qu’espace représentant un contrepoids au Forum économique mondial de Davos (FEM) qui se tient annuellement depuis 35 ans en Suisse. Ce FEM qui rassemble les principaux représentants du capital mondial joue un rôle important dans la conception et l’impulsion de la mondialisation néo-libérale en cours.
L’adoption du principe de maintien d’une fréquence annuelle du FSM a conduit à un autre débat relatif à l’organisation même du FSM. C’est ainsi que l’ampleur du mouvement conjuguée à la nécessité d’intégrer davantage les mouvements sociaux déjà constitués et ceux qui ne cessent de naître ont amené le conseil international du FSM à envisager une organisation décentralisée du FSM en 2006. De sorte que le prochain Forum sera tenu dans deux ou trois pays différents non situés sur un même continent. Ce qui permettra, dans l’esprit des organisateurs, de faciliter la participation du maximum des mouvements sociaux, de varier les problèmes débattus et de permettre une meilleure prise en compte des spécificités de certaines régions (guerres, zones de libre-échange…).
Ce type de Forums décentralisés sera tenu une fois tous les deux ans en alternance avec un FSM qui se tiendra dans un seul pays. Ainsi, le prochain Forum social « centralisé » aura lieu en 2007 en Afrique et très probablement au Kenya. De la sorte, on est en présence d’une fréquence annuelle avec une alternance de FSM décentralisé et centralisé, destinée à élargir la participation et à mieux impliquer les mouvements sociaux dans l’organisation et le financement de ces manifestations. Le risque de cette nouvelle organisation est de déboucher sur une marginalisation des Forums sociaux régionaux (africains, européens, euro-méditerranéens…) et de fragiliser la forme horizontale de l’organisation qui est recherchée par les promoteurs du FSM.
Le risque relevé ci-dessus est perçu par beaucoup de participants qui sont plutôt favorables au renforcement des Forums sociaux régionaux considérés plus conformes à la consolidation d’une structure horizontale et non hiérarchique en mesure d’assurer plus de transparence et de démocratie dans le fonctionnement et l’organisation du mouvement social mondial. Pour ces participants, le FSM est devenu de fait une nouvelle internationale avec une hiérarchie cachée qui prend les décisions les plus importantes. Le risque d’une marginalisation des Forums sociaux régionaux ne pourra que renforcer le caractère hiérarchique de l’organisation et le poids du secrétariat international même au cas d’un élargissement déjà programmé du conseil international du Forum.
Le secrétariat international, de son côté, anticipant ces préoccupations et cherchant à contrecarrer la critique de l’insuffisance démocratique interne dans le processus du FSM a fait de sorte que les “axes thématiques” des réunions programmées au cours du Forum 2005 soient le produit d’une large consultation.
Malgré l’existence de nombreux débats sur l’organisation, le fonctionnement, la transparence du FSM, tous les participants restent néanmoins convaincus qu’il n’y a aucune alternative plausible au FSM comme acteur mondial représentant ceux qui s’opposent à la mondialisation néo-libérale et qui luttent pour la création d’un système-monde démocratique et égalitaire.
Concernant les travaux qui ont été menés à l’occasion du FSM 2005, il faut souligner que les nombreux débats portant sur des questions très variées au sein de centaines d’ateliers ont débouché sur une multitude de propositions dont un grand nombre semble recueillir un très large accord au sein des mouvements sociaux.
Un document intitulé Manifeste de Porto Alegre a identifié « 12 Propositions pour un autre monde possible » constituant un socle minimal soumis à l’appréciation des acteurs et mouvements sociaux. Ce document résume assez bien l’essentiel des propositions issues des Forums. Les douze propositions réunies « font à la fois sens et projet pour la construction d’un autre monde possible. Si elles étaient appliquées, elles permettraient enfin aux citoyens de commencer à se réapproprier ensemble leur avenir ».
I – Les 12 propositions soumises à l’appréciation des acteurs et des mouvements sociaux sont les suivantes : un autre monde possible doit respecter le droit à la vie pour tous les êtres humains grâce à de nouvelles règles de l’économie. Il faut donc :
– 1/ Annuler la dette publique des pays du Sud, qui a déjà été payée plusieurs fois, et qui constitue, pour les Etats créanciers, les établissements financiers et les institutions financières internationales, le moyen privilégié de mettre la majeure partie de l’humanité sous leur tutelle et d’y entretenir la misère. Cette mesure doit s’accompagner de la restitution aux peuples des sommes gigantesques qui leur ont été dérobées par leurs dirigeants corrompus.
– 2/ Mettre en place des taxes internationales sur les transactions financières (en particulier la taxe Tobin frappant la spéculation sur les devises), sur les investissements directs à l’étranger, sur les bénéfices consolidés des transnationales, sur les ventes d’armes et sur les activités à fortes émissions de gaz à effet de serre. S’ajoutant à une aide publique au développement qui doit impérativement atteindre 0,7 % du produit intérieur brut des pays riches, les ressources ainsi dégagées doivent être utilisées pour lutter contre les grandes pandémies (dont le sida) et pour assurer l’accès de la totalité de l’humanité à l’eau potable, au logement, à l’énergie, à la santé, aux soins et aux médicaments, à l’éducation et aux services sociaux.
– 3/ Démanteler progressivement toutes les formes de paradis fiscaux judiciaires et bancaires qui sont autant de repaires de la criminalité organisée, de la corruption, des trafics en tout genre, de la fraude et de l’évasion fiscale, des opérations délictueuses des grandes entreprises, voire des gouvernements. Ces paradis fiscaux ne se réduisent pas à certains Etats constitués en zones de non droit ; ils comprennent aussi les législations de certains pays développés. Dans un premier temps, il convient de taxer fortement les flux de capitaux qui entrent dans ces “paradis” ou qui en sortent, ainsi que les établissements et acteurs, financiers et autres, qui rendent possibles ces malversations de grande envergure.
– 4/ Faire du droit de chaque habitant de la planète à un emploi, à la protection sociale et à la retraite, et dans le respect de l’égalité hommes – femmes, un impératif des politiques publiques, tant nationales qu’internationales.
– 5/ Promouvoir toutes les formes de commerce équitable en refusant les règles libre-échangistes de l’OMC et en mettant en place des mécanismes qui permettent, dans les processus de production des biens et services, d’aller progressivement vers un alignement par le haut des normes sociales (telles que consignées dans les conventions de l’OIT) et environnementales. Exclure totalement l’éducation, la santé, les services sociaux et la culture du champ d’application de l’accord général sur le commerce des services (AGCS) de l’OMC. La convention sur la diversité culturelle, actuellement en négociation à l’UNESCO, doit faire explicitement prévaloir le droit à la culture et aux politiques publiques de soutien à la culture sur le droit du commerce.
– 6/ Garantir le droit à la souveraineté et à la sécurité alimentaires de chaque pays ou regroupement de pays par la promotion de l’agriculture paysanne. Cela doit entraîner la suppression totale des subventions à l’exportation des produits agricoles, en premier lieu par les Etats-Unis et l’Union européenne, et la possibilité de taxer les importations afin d’empêcher les pratiques du dumping. De la même manière, chaque pays ou regroupement de pays doit pouvoir décider souverainement d’interdire la production et l’importation d’organismes génétiquement modifiés destinés à l’alimentation.
– 7/ Interdire toute forme de brevetage des connaissances et du vivant (aussi bien humain, animal que végétal), ainsi que toute privatisation des biens communs de l’humanité, l’eau en particulier.
II – Un autre monde possible doit promouvoir le “vivre ensemble” dans la paix et la justice à l’échelle de l’humanité. Il faut donc :
– 8/ Lutter, en premier lieu par les différentes politiques publiques, contre toutes les formes de discrimination, de sexisme, de xénophobie, de racisme et d’antisémitisme. Reconnaître pleinement les droits politiques, culturels et économiques (y compris la maîtrise de leurs ressources naturelles) des peuples indigènes.
– 9/ Prendre des mesures urgentes pour mettre fin au saccage de l’environnement et à la menace de changements climatiques majeures dus à l’effet de serre et résultant en premier lieu de la prolifération des transports et du gaspillage des énergies non renouvelables. Exiger l’application des accords, conventions et traités existants, même s’ils sont insuffisants. Commencer à mettre en œuvre un autre mode de développement fondé sur la sobriété énergétique et sur la maîtrise démocratique des ressources naturelles, en particulier l’eau potable, à l’échelle de la planète.
– 10/ Exiger le démantèlement des bases militaires des pays qui en disposent hors de leurs frontières, et le retrait de toutes les troupes étrangères, sauf mandat exprès de l’ONU. Cela vaut en premier lieu pour l’Irak et la Palestine.
III – Un autre monde possible doit promouvoir la démocratie du local au global. Il faut donc :
– 11/ Garantir le droit à l’information et le droit d’informer les citoyens par des législations :
* mettant fin à la concentration des médias dans des groupes de communication géants ;
* garantissant l’autonomie des journalistes par rapport aux actionnaires ;
* favorisant la presse sans but lucratif, notamment les médias alternatifs et communautaires. Le respect de ces droits implique la mise en place de contre-pouvoirs citoyens, en particulier sous la forme d’observatoires nationaux et internationaux des médias.
– 12/ Réformer et démocratiser en profondeur les organisations internationales et y faire prévaloir les droits humains, économiques, sociaux et culturels, dans le prolongement de la Déclaration universelle des droits de l’homme. Cette primauté implique l’incorporation de la Banque mondiale, du FMI et de l’OMC dans le système et les mécanismes de décision des Nations Unies. En cas de persistance des violations de la légalité internationale par les Etats-Unis, il faudra transférer le siège des Nations Unies hors de New-York dans un autre pays, de préférence du Sud.
Note:
* Université de Tunis.