Jean-Marie Chauvier*
Les Géorgiens avaient des idées. Pas de pétrole, ou si peu. Des idées, une culture ancienne, un célèbre chant polyphonique et du vin, un cinéma singulier, une “riviera” sur la Mer Noire, la réputation d’être la République la plus agréable de l’ancienne Union soviétique. Un “paradis perdu”.
Il y a quelques années, de nouveaux arrivants ont eu l’idée du pétrole, ou plus précisément d’une route du pétrole où la Géorgie, figurant en bonne place, à une “station de péage” supposée profitable, sortirait de l’oubli pour devenir un pays d’importance stratégique mondiale. Les Etats-Unis, en effet, ont déclaré la région “zone d’intérêt vital” pour leur sécurité énergétique et celle de l’Europe.
La “question géorgienne” dans l’histoire
Au carrefour de civilisations ou d’occupations qui l’ont imprégnée et souvent ravagée — arabes, persanes, ottomanes — la Géorgie, convertie au christianisme oriental (orthodoxie autocéphale) appartient au monde caucasien et fut le lieu du légendaire royaume médiéval de la reine Thamar. Annexée par la Russie en 1801, elle fut colonisée et, du même coup, associée aux bouleversements de l’Empire, aux mouvements révolutionnaires et socialistes qui l’ont ébranlé au début du XXème siècle. La révolution de 1917 affranchit la Géorgie de la domination tsariste, mais, au lieu des sociaux-démocrates majoritaires[1] (bolcheviks) triomphant en Russie, ce sont les minoritaires (mencheviks) qui prennent le pouvoir à T’bilissi. Sous la conduite du président Jordania, un régime socialiste, sous protectorat allemand, y entame une réforme agraire. L’agitation autonomiste et bolchevique gagne cependant l’Abkhazie. L’ensemble du Caucase est déchiré par la guerre civile internationale où s’affrontent Russes blancs et l’Armée rouge, troupes allemandes, britanniques, turques, etc. L’armée rouge l’emporte en 1921, à T’bilissi comme à Bakou et Erevan, fondant ainsi trois Républiques : Arménie, l’Azerbaïdjan, Géorgie.
L’Abkhazie soviétique est intégrée à la Géorgie en 1931. C’est un Géorgien, Staline, qui mène les affaires depuis 1921, écrasant au passage les communistes autonomistes que Lénine soutient. “La question géorgienne” amorçant la polémique entre Lénine et Staline sur la conception même de l’URSS, les positions plutôt fédéralistes du premier devant s’incliner de fait, avec la mort du fondateur en 1924, devant les conceptions centralistes du second. C’est un autre Géorgien, Lavrenti Beria, patron de la police politique (NKVD) à la fin des années trente, qui mène aussi la “géorgianisation” de l’Abkhazie — à une époque où de nombreuses autonomies culturelles (ukrainienne, belarus, allemande, juive yiddish, etc.) encouragées dans l’URSS des années 20-30 sont progressivement détruites par le régime stalinien. Les Géorgiens, dont beaucoup sont alors fiers de voir “leur fils” diriger l’une des deux grandes puissances mondiales et vaincre l’Allemagne nazie, n’en sont pas moins frappés que d’autres par les répressions. Lorsque survient la déstalinisation pourtant, en 1956, les jeunes Géorgiens s’insurgent : la dénonciation officielle de Staline est perçue comme une atteinte russe à l’honneur géorgien. Paradoxe de la situation : le soulèvement populaire contre l’anti-stalinisme de Moscou est réprimé avec des méthodes staliniennes. Les trente années ultérieures voient se développer l’autonomie, la langue, la culture, le cinéma, notamment sous la protection du dirigeant communiste de la République, Edouard Chevarnadze, qui sera, avec Mikhaïl Gorbatchev et comme ministre des Affaires étrangères de l’URSS, l’un des artisans de la “perestroïka”… et de la chute du mur de Berlin. L’empire bâti par un Géorgien est déconstruit par un autre Géorgien. Entre-temps, dans le cadre du développement soviétique, la Géorgie atteint un niveau moyen, entre les grandes entités industrielles et urbaines de Russie et la ruralité patriarcale toujours dominante dans les Républiques musulmanes. Elle est partagée entre l’urbanisation (un cinquième de la population vit bientôt à T’bilissi), l’univers des petites villes et des entreprises semi-artisanales, les campagnes et les piémonts. Les traditions familiales et claniques, les relations “informelles” irriguent le système socialiste d’Etat. La Géorgie envoie agrumes, thé, vins, locomotives et machines agricoles de montagne au reste de l’URSS, qui l’approvisionne en énergie et en équipements industriels. Le niveau de vie y paraît plus élevé qu’ailleurs, ce ne sont en réalité ni les salaires, ni l’équipement ménager qui font le poids, mais les conditions climatiques, une culture de travail plutôt nonchalante et l’appoint des économies “informelles”, agricoles, vinicoles et autres. Cet équilibre va s’effondrer avec la disparition de l’URSS, la rupture des liens commerciaux et humains entre Républiques, la résurgence des hostilités entre nations.
Quelques Repères
Caucase : chaîne de montagne et nom d’une vaste région (Caucasie) située entre mer Noire et mer Caspienne, entre le monde méditerranéen et l’Orient musulman. Jusqu’en 1991 : en URSS.
Caucasien ou caucasique : ensemble de langues parlées dans la région, aux origines controversées (apparentées au basque selon certaines théories), subdivisées en plusieurs groupes, dont le Géorgien, qui s’écrit dans son propre alphabet, dérivé de l’araméen ou du phénicien.
Nord-Caucase ou Caucasie septentrionale : Républiques membres de la Fédération de Russie, peuplées d’ethnies caucasiennes (dont les Tchétchènes), iraniennes (dont les Ossètes) et turques.
Sud-Caucase, ou Transcaucasie, ou Caucasie méridionale : depuis la dislocation de l’URSS, trois Etats indépendants, Arménie, Azerbaïdjan, Géorgie.
Géorgie : capitale T’bilissi, 5 millions d’habitants, 70 % de Géorgiens, minorités adjare (géorgienne musulmane) arménienne, turque azerie, abkhaze (caucasienne), ossète (iranienne chrétienne) kurde, russe, juives (géorgienne et tate).
Séparatismes : après la fin de l’URSS, la Tchétchénie (en Russie), l’Ossétie du Sud, l’Abkhazie et l’Adjarie (en Géorgie) se sont déclarées souveraines, tandis qu’en Azerbaïdjan, la majorité arménienne du Haut-Karabagh s’est rattachée à l’Arménie.
Caspienne : mer intérieure bordée au nord par la Russie, à l’Ouest par l’Azerbaïdjan, à l’Est par le Kazakhstan et le Turkménistan, au sud par l’Iran. Jusqu’en 1991, partagée entre l’URSS et l’Iran. Depuis lors, par tous les états riverains. Au sens large, le “bassin caspien”, riche en pétrole et en gaz, englobe l’ensemble des régions du Caucase et d’Asie centrale.
Années 90 : une décennie d’effondrement et de conflits
Le nationalisme géorgien, partagé jusqu’en 1989 entre “modérés” favorables à une nouvelle confédération soviétique et “radicaux” partisans de l’indépendance totale va basculer en faveur de ces derniers après la répression sanglante — vingt morts — d’une manifestation indépendantiste le 9 avril 1989. Cet épisode reste énigmatique, certains le considèrent comme une “provocation” destinée à faire déraper la “perestroïka”. Le leader nationaliste Zviad Gamsakhourdia, militant des Droits de l’homme (groupe Helsinki) instaure une dictature qui supprime les autonomies nationales et les libertés des Géorgiens en désaccord avec sa politique. Les guerres se succèdent : en Ossétie du Sud qui fait sécession, en Abkhazie dont 200 000 Géorgiens sont expulsés, et entre factions géorgiennes. Revenu au pouvoir, Edouard Chevarnadze tente de restaurer l’Etat, avec le soutien croissant des Etats-Unis qui s’intéressent de plus en plus à la région. Le bilan de la décennie est désastreux. Le niveau de vie, la situation sanitaire, la condition des femmes ont brutalement régressé par rapport à l’époque soviétique. Le pays est disloqué, des bandes armées font la loi dans les provinces, l’administration est corrompue. Or les Etats-Unis, qui ont obtenu la participation de la Géorgie à la guerre en Irak et comptent sur elle et sur l’Azerbaïdjan pour asseoir leur hégémonie dans la région (seule l’Arménie leur échappe encore), ont besoin d’une stabilisation.
Le pétrole caspien, enjeu de la “révolution de la rose”.
Le pétrole et le gaz caspiens (estimations controversées !) auraient un grand avenir, avec les ressources sibériennes, comme “alternative eurasienne” aux fournitures arabes et iranienne de l’Occident. Pour l’heure, c’est leur transport qui devient “stratégique”. Les réseaux d’oléducs existants datent pour l’essentiel de l’époque soviétique — ils écoulent le pétrole vers l’Ouest via la Russie et le Kazakhstan. Les Etats-Unis (sous Clinton) ont fait mettre en chantier, par un consortium de firmes que mène la British Petroleum, un oléoduc (BTC) allant de Bakou (l’Azerbaïdjan) via T’bilissi (Géorgie) vers le terminal de Ceyhan (Turquie). Sa fonction politique est de soustraire le transport des pétroles caspiens aux influences russe et iranienne. Le BTC n’est qu’un élément d’un vaste projet de corridors énergétiques dont la branche orientale doit notamment acheminer les pétroles kazakhs et le gaz turkmène vers le Pakistan. D’où le gazoduc afghan négocié par les Etats-Unis, dans un premier temps, avec le régime taliban – projet momentanément interrompu par les attentats du 11 septembre.
La Géorgie est “la clé” sur le versant occidental de cette stratégie. Elle ne peut continuer à “faire désordre”. C’est dans ce contexte qu’un soulèvement populaire renverse Edouard Chevarnadze en novembre 2003. Mené par un jeune cadre formé aux Etats-Unis, Mikhaïl Saakachvili, le coup d’Etat est orchestré par l’ambassadeur américain Richard Miles, qui s’est fait la main à Belgrade, et orchestré par un vaste réseau de fondations et d’ONG financées par les Etats-Unis. Le fer de lance est la Fondation Soros, qui possède la chaîne télévisée privée et militante “Telavi 2”, souvent citée en Occident comme “source indépendante”. Le coup de force magistral recevra le nom de “révolution de la rose”. On l’a dit aussi “de velours”. Il aura pourtant fallu la médiation du ministre russe des affaires étrangères Igor Ivanov, de mère géorgienne, pour que la démission de Chevarnadze soit obtenue sans affrontements armés, de justesse.
Guerres du Caucase et rivalités de puissances.
Entre la Russie et les Etats-Unis s’engage donc une sorte d’épreuve de force “dans la coopération”. Il en va du changement de régime à T’bilissi comme de l’affaire de la vallée géorgienne de Pankisi : les Russes prétendent y intervenir pour chasser les combattants tchétchènes et d’Al Qaida qui s’y sont regroupés, les Américains s’en chargent pour éviter l’intervention russe et, dans la foulée, encadrent et ré-équipent l’armée géorgienne. T’bilissi est candidate à l’adhésion à l’OTAN, alors que la Géorgie est toujours membre de la Confédération des Etats Indépendants (CEI) ayant succédé à l’URSS et que la Russie y dispose encore, contre la volonté de T’bilissi et malgré des accords internationaux, de deux bases militaires. Moscou dispose du pouvoir énergétique : l’approvisionnement en électricité et en gaz. Washington arrose le pays de dollars et lui promet un avenir meilleur sur la route des oléoducs. Les Etats-Unis soutiennent le nouveau régime géorgien dans sa volonté de “récupérer” les régions dissidentes. En Adjarie, la normalisation est rapide, elle se fait avec le consentement des Russes et, de toute façon, les Adjares sont des Géorgiens. La situation est très différente avec les Abkhazes et les Ossètes. Ceux-là, non Géorgiens, se considèrent comme dégagés de leurs liens avec la Géorgie du fait de la dissolution de l’URSS. La Russie a octroyé la citoyenneté russe aux populations locales qui en ont fait la demande. La Géorgie fait valoir, contre les Abkhazes surtout, qu’ils sont minoritaires dans leur République, où vivent autant d’Arméniens et de Grecs, et d’où 200 000 Géorgiens ont été expulsés. D’autre part, si la Russie “légitime” les séparatismes abkhaze et ossète, pourquoi refuserait-elle l’indépendance aux Tchétchènes qu’elle réprime férocement ? Il y aurait là un précédent de “changement des frontières” qui, d’ailleurs, pourrait inspirer Azeris et Arméniens pour le “règlement” de la question du territoire disputé du Haut-Karabagh. Enfin, les Géorgiens n’ont pas les forces nécessaires pour reconquérir les régions séparées. Il leur faudra bien engager la négociation — et celle-ci est largement l’otage des luttes d’influence, pour la maîtrise du Caucase, entre Etats-Unis et Russie.
Les guerres du Caucase sont liées entre elles par leur facteur commun de déclenchement (la dislocation de l’URSS), par les liens ethniques (les Tchétchènes se sont battus avec les Abkhazes contre la Géorgie), par le rôle que chacun joue comme “pion sur l’échiquier” des grandes puissances. Et l’odeur du pétrole rôde partout… On peut même, comme le fait le stratège américain Zbigniew Brzezinski, établir un lien entre ces “Balkans eurasiens” ex-soviétiques et, plus largement, les “Balkans mondiaux” qui incluent, selon lui, l’ex-URSS méridionale et le Moyen-Orient. Autrement dit, l’importance du pétrole caspien et du Caucase est fonction de ce qui se passera en Irak et en Arabie saoudite. Et en Russie : dans le même temps où ils tentent de “refouler” la Russie de toute la partie méridionale de l’ex-URSS, les Etats-Unis veillent à ce que les investissements à venir, inévitables, dans l’industrie pétrolière sibérienne se fassent au mieux de leurs intérêts. Pas nécessairement conformes à ceux du Kremlin. Lorsque la firme Youkos projeta en 2003 une fusion avec Sibneft et l’entrée dans ce nouveau géant pétrolier russe du capital d’Exxon-Mobil, le président Poutine brisa la manœuvre dont le contrôle lui échappait. Non sans rapport probablement, les attentats “islamistes tchétchènes” se sont multipliés, notamment au Daguestan multiethnique et dans l’Ossétie voisine et de confession chrétienne (massacre de Beslan) Une guerre “des ethnies et des religions” menace de mettre à feu tout le Nord-Caucase russe, entraînant la désagrégation de la Fédération de Russie, comme prévu dans certains plans stratégiques américains. Le Kremlin n’en est pas peu responsable : son refus de négocier avec les indépendantistes tchétchènes modérés a fait le lit des radicaux… et de toutes les manipulations extérieures. Zbigniew Brzezinski, qui influence le camp démocrate aux Etats-Unis, envisage clairement, à terme, une intervention de l’OTAN au Caucase. Le régime de Poutine se cabre et se durcit, alors que l’Ukraine risque de suivre la Géorgie dans le basculement pro-occidental et que 115 personnalités “atlantistes”, sous la conduite de l’ancien président tchèque Vaclav Havel, appellent l’Union européenne et les Etats-Unis à rompre leurs liens “amicaux” avec la Russie.
Une nouvelle guerre froide s’esquisse, malgré l’alliance officielle Moscou-Washington “contre le terrorisme international”. Les peuples du Caucase en feront les frais, bien qu’ils soient déjà l’une des régions sinistrées de la planète. Et de l’Europe. Qui dit mieux ?
Notes:
* Journaliste.
[1] En Géorgie, le Parti social-démocrate, Mésumé Dasi, fut d’abord d’orientation marxiste (Staline en fut membre), puis se tourna vers la social-démocratie quand Jordania en prit le contrôle (ndlr).