Arturo Guillen*
« Forcer un pays qui n’a toujours pas assuré les besoins minimums de la majorité de sa population à paralyser les secteurs les plus modernes de son économie, à figer les investissements dans les secteurs fondamentaux comme la santé et l’éducation, tout cela pour atteindre les objectifs d’ajustement de la balance des paiements imposés par les bénéficiaires de taux d’intérêt élevés est une chose qui échappe à tout raisonnement (…). On comprend que ces bénéficiaires défendent leurs intérêts. On ne comprend pas que nous-mêmes nous ne défendions pas avec le même acharnement le droit au développement de notre pays. » Celso Furtado, mai 2004.
Celso Furtado, célèbre économiste brésilien, est décédé le 20 novembre dernier d’une attaque cardiaque dans sa maison de Rio de Janeiro ; il avait 84 ans, mais son œuvre conservera sa vigueur pour les générations futures.
Furtado est né le 20 juillet 1920 à Pombal, dans l’Etat de Paraîba dans le Nord-Est brésilien, une des régions les plus belles et les plus arriérées de son immense pays. Il effectue ses études de Droit à l’Université du Brésil, l’actuelle Université Fédérale de Rio de Janeiro. En 1944, il rejoint les forces brésiliennes qui vont combattre aux côtés des Alliés durant la seconde guerre mondiale. Après la guerre, il devient docteur en économie à l’Université de la Sorbonne de Paris (1948), sous la direction de Maurice Byé.
Il est l’auteur de plus de trente livres dont beaucoup ont été traduits dans différentes langues. Parmi ses œuvres les plus importantes, il faut mentionner : Formaçao economica do Brasil (1959) (La formation économique du Brésil, Paris, Publisud, 1998) ; Subdesenvolvimento e estagnaçao na America Latina (1966) ; Teoria e politica do desenvolvimento economico (1967) (Théorie du développement économique, Paris, PUF, 1976) ; La economia latino-americana (1976) ; A fantasia organizada (1985) (La fantaisie organisée : le développement est-il encore possible ?, Paris, Publisud, 1987), essai autobiographique ; O capitalismo global (1998) ; En busca de un nuevo modelo, reflexiones sobre la crisis contemporanea (2002).
Il a occupé diverses charges publiques tout au long de sa vie : directeur du SUDENE durant l’administration de Juscelino Kubitschek (1956-1960), organisme fédéral d’aide pour le Nord-Est brésilien, qui existe toujours et dont les bases théoriques, méthodologiques et opérationnelles ont été conçues par Furtado ; Ministre de la planification sous le gouvernement progressiste de Joao Goulart entre 1961 et 1964, le gouvernement qui a été renversé par les militaires, ce qui provoqua l’exil de Furtado. Lorsque les militaires abandonnèrent le pouvoir, il fut nommé ambassadeur auprès de l’Union européenne (1985-1986), puis Ministre de la Culture (1986-1990), dans le Gouvernement de transition de José Sarney. Son activité d’enseignant fut cependant intense. Durant son exil politique, il a été professeur des Universités de Paris, Yale, Cambridge et Harvard ; il a été nommé Docteur honoris causa de diverses Universités européennes et latino-américaines.
Raul Prebisch et Celso Furtado ont incontestablement été les économistes latino-américains les plus importants du XXème siècle, non seulement par l’importance que leur pensée a prise dans la fondation d’un courant théorique, le structuralisme latino-américain, qui a occupé une place centrale dans la théorie du développement et exercé une profonde influence sur la pensée latino-américaine, mais aussi, pour avoir influencé de manière déterminante la stratégie économique des gouvernements d’Amérique latine dans la période de l’après-guerre durant laquelle se produiront le développement et le progrès social les plus importants de son histoire moderne.
Prebisch a été le fondateur du structuralisme avec sa théorie des termes de l’échange entre produits de base et produits manufacturés[1], Cependant, la contribution de Furtado a été décisive dans la construction de la théorie du développement et de la dépendance à la CEPAL. Prebisch, lui-même souligne dans son dernier ouvrage le rôle central de Furtado. Pour se référer à la pensée de la CEPAL, Prebisch signalait[2] :
« Cette pensée a commencé à se développer dès les premiers temps de la CEPAL. Cela a donc tenu à la chance que j’ai eue de rencontrer des jeunes gens avec lesquels il pouvait y avoir un dialogue stimulant et fécond pour moi (…).
Avant tout, Celso Furtado. Celso a immédiatement commencé avec ferveur son travail à la CEPAL. Lorsqu’il m’a invité à Santiago pour écrire l’introduction du premier numéro de Estudio Economico, il m’a vivement impressionné par le talent extraordinaire qui se révélait dans sa toute jeunesse. Sa collaboration avec moi a été inappréciable. Nous savons évidemment ce qu’a signifié son grand travail intellectuel ; personne n’a pénétré avec plus de profondeur la compréhension du développement. Toujours original et incisif, il a donné un grand prestige dans son enseignement à la Sorbonne. Son exil a pris une tournure inespérée ! ».
Jamais de paroles plus généreuses et plus justes que celles du fondateur de l’école cépalienne.
Effectivement, personne n’a autant contribué que Furtado à la formalisation théorique et au développement de l’approche cépalienne. Ses apports sont si nombreux qu’il est difficile de les résumer dans cette courte note, mais peut-être que les plus importants ont été les suivants :
– L’analyse historique du sous-développement. Son premier ouvrage important, La formation historique du Brésil, a été un splendide travail de reconstruction historique qui venait valider la thèse de Prebisch sur la tendance à la détérioration des prix des produits primaires et démontrer qu’il était impossible que le Brésil et l’Amérique latine puissent atteindre le développement sur les bases du modèle d’exportation des produits de base qui était entré en crise pendant la grande dépression des année trente. Cependant, en même temps, il démontrait comment, au cœur de ce mode de production, se trouvaient les bases de l’industrialisation à venir. L’analyse de Furtado, comme le rappelait Theotonio Dos Santos, dans un article rédigé pour appuyer la candidature de Celso au prix Nobel d’économie, a fortement influencé l’école historique des Annales, comme l’a reconnu Fernand Braudel lui-même. André Gunder Frank, qui est peut-être l’auteur le plus connu de la fameuse théorie de la dépendance, reconnaissait dans un article récent (2004)[3] que ce travail de Furtado a été fondamental pour son propre travail, conjointement à ceux de Caio Prado, Sergio Bagù et d’autres.
– Le développement du concept de dualisme structurel. Ce concept-clé de la théorie du développement vient peut-être du travail de Arthur Lewis[4] ; cependant, il lui a donné un sens et une place très différents. Le cadrage théorique de Furtado est totalement différent et meilleur. La mise en évidence de l’existence d’un secteur “arriéré” et d’un secteur “moderne” dans la Périphérie fut toute une révolution, non seulement dans l’analyse économique, mais aussi pour la sociologie, en donnant lieu à l’étude de phénomènes comme la marginalisation, les migrations et l’exclusion sociale. L’hétérogénéité structurelle était un trait spécifique du sous-développement qui le différenciait du modèle du capitalisme classique du Centre. Selon ses propres termes[5] :
« Le sous-développement ne constitue pas une étape nécessaire du processus de formation des économies capitalistes. Il est, en lui-même, une situation particulière résultant de l’expansion des économies capitalistes qui visent à utiliser les ressources naturelles et la main-d’œuvre des zones d’économies pré-capitalistes. Le phénomène du sous-développement se présente sous des formes variées et à différents stades. Le cas le plus simple est celui de la coexistence des entreprises étrangères qui produisent pour l’exportation, avec un large secteur d’économie de subsistance ; cette coexistence peut perdurer pendant de longues périodes. Le cas le plus complexe est celui dans lequel l’économie présente trois secteurs : un secteur principalement de subsistance, un autre orienté essentiellement vers l’exportation et le troisième avec un petit noyau industriel lié au marché intérieur (…) ».
– L’hétérogénéité structurelle, selon Furtado, peut seulement se comprendre comme la marque de l’existence de relations de domination – dépendance entre le Centre et la Périphérie dans le système capitaliste mondial. Tout au long de l’histoire de l’Amérique latine, la dépendance a provoqué la concentration des revenus et de la richesse dans quelques mains. Le passage, d’abord à la substitution d’importation, puis, ensuite, vers des modèles d’économie ouverte dans la globalisation, n’a pas modifié ce modèle de répartition des revenus inégal et injuste, voir, l’a accentué. De ce fait, pour Furtado, la domination des entreprises transnationales sur les processus d’industrialisation latino-américains signifiait, non seulement le transfert des décisions fondamentales vers l’extérieur, mais aussi l’internalisation de formes de consommation et de modes de vie étrangers à la réalité nationale. Cette insertion accentuée et perpétuée du schéma de répartition des revenus détournait le surplus économique vers la consommation de produits de luxe, au lieu de l’utiliser pour les forces internes de l’accumulation du capital, ce qui, de plus, engendrait une tendance à la stagnation de ces économies.
– De ce fait, pour notre auteur, qui a été l’inspirateur de notre réseau de recherche, le développement n’était pas un processus exclusivement économique d’accumulation du capital et de progrès technique, mais un processus multidimensionnel dans lequel se combinaient, à côté du facteur économique, les facteurs sociaux, politiques et culturels. Pour aller dans ce sens, Furtado, dans ses derniers travaux autour de la nécessité de trouver des alternatives au néo-libéralisme, affirmait[6] :
« La difficulté majeure à laquelle nous devons faire face est celle de susciter une volonté politique capable de mettre en œuvre un projet de cette nature, puisqu’il existe un conditionnement mutuel entre la structure du système productif et le profil de la répartition des revenus (…). La poursuite de ces objectifs présuppose, évidemment, l’exercice d’une forte volonté politique appuyé sur un large consensus social. ».
La mort de Furtado a eu un impact important non seulement au Brésil, mais aussi dans toute l’Amérique du Sud et partout dans le monde pour ceux qui ont connu sa vie et ses travaux. Au Brésil trois jours de deuil national ont été décrétés. Le Parti des Travailleurs de ce pays a déclaré que les enseignements théoriques et l’exemple moral de Celso Furtado seront une référence fondamentale, aujourd’hui, au moment où le Brésil est confronté à la nécessité de construire un projet national de développement.
Celso Furtado a été un penseur, mais aussi un politique, sans avoir jamais été un homme de parti. Ce n’était pas un radical, si par cela nous entendons celui qui prétend aller plus loin que ce que permettent les conditions objectives du moment. A titre d’exemple, nous pouvons évoquer le souvenir suivant. En mai 2003, l’auteur de ces lignes, avec l’économiste français Gérard de Bernis et mon frère, Hector Guillen, avons rendu visite à Furtado, dans son appartement parisien. De partout on s’interrogeait avec force sur le nouveau gouvernement de Lula qui, à ce moment-là, était accusé, par des fractions de la gauche radicale, d’avoir trahi son programme et de s’être allié au capitalisme financier international. A cette occasion, Furtado indiqua que de telles inquiétudes étaient compréhensibles, mais qu’il était nécessaire de donner à Lula le temps de développer son programme de gouvernement, compte tenu de la base populaire de son gouvernement et de l’origine populaire de l’actuel Président.
Malgré cela, un an plus tard, le même Furtado, dans le message qu’il a adressé à la IIIème conférence de notre réseau de recherche — qui soutenait sa candidature pour l’obtention du prix Nobel d’économie en 2004, prix qui fut finalement attribué à deux économistes du mainstream — faisait état de ces préoccupations. Dans son message, il formulait de fortes critiques à l’encontre de la stratégie économique essentiellement néo-libérale de l’administration brésilienne comme le montrera la citation finale de cet article. Moins de vingt-quatre heures avant qu’une crise cardiaque ne lui ôte la vie, Furtado avait rédigé une lettre de protestation à propos de la démission de Carlos Lessa, qui avait maintenu son opposition ouverte au cabinet économique néo-libéral de Lula.
Nous, qui sommes de ceux qui postulons la nécessité d’une stratégie de développement distincte du néo-libéralisme, nous sommes conscients que sa mise en œuvre n’est pas une chose facile. Comme le disait le maître Furtado [7] :
« Nous savons qu’un combat de cette dimension ne pourra déboucher qu’avec la participation enthousiaste de toute une génération. Sur nous autres, chercheurs en sciences sociales, repose la responsabilité majeure de veiller à ce que ne se répètent pas les erreurs du passé, ou pire qu’on ne se tourne pas vers de fausses politiques de développement dont les bénéfices se concentrent dans les mains de quelques-uns. ».
Notes:
* Coordonateur de la Red de Estudios para el Desarrollo Celso Furtado, <www.redcelsofurtado.edu.mx>, professeur au département d’économie de l’Université Autonome Metropolitaine Iztapalapa, Mexico, professeur invité à l’Université du Québec à Montréal.
Texte aimablement traduit par Gérard de Bernis.
[1] Raul Prebisch (1948) « El desarrollo económico de la América Latina y algunos de sus principales problemas », El Trimestre Económico. Vol. LXIII (1), n° 249, México, F.C.E., pp. 175-246.
[2] Raul Prebisch (1981), Capitalismo periférico : crisis y transformación, Mexico, F.C.E., 2ème éd., 1987.
[3] André Gunder Frank (2003). « La dependencia de Celso Furtado », Rebeldía,
<http://www.rebelion.org/portada.php>
[4] Arthur Lewis (mai 1954), « Economic development with unlimited supply of labour », The Manchester School.
[5] Celso Furtado (1967), Teoria e politica do desenvolvimento economico, Editora Nacional, Sao Paulo, 2ème éd., 1968, trad. fr. Théorie du développement économique, Paris, PUF, 1976.
[6] Celso Furtado, (1998) O capitalismo global, Sao Paulo, Paz e Terra.
[7] Celso Furtado, « Los desafios de la nueva generacion », p. 8 <www.redcelsofurtado.edu.mx>.