La réalisation des droits économiques, sociaux et culturels : la question des sociétés transnationales

Secrétariat des Nations Unies

127-page-001Depuis plusieurs années, la Sous-Commission des Nations Unies pour la promotion et la protection des droits de l’homme étudie, dans le cadre d’un de ses groupes de travail, les effets des activités des sociétés transnationales sur la mise en ouvre des droits économiques, sociaux et culturels. L’article ci-dessous est le texte intégral du rapport de Monsieur El Hadji Guissé qui a justifié la création de ce groupe de travail (référence E/CN.4/Sub.2/1998/6). Des travaux et débats de ce groupe est issue une proposition de Code de conduite. Le texte définissant ces « normes de responsabilité des sociétés transnationales et autres entreprises » (E/CN.4/Sub.2/2003/12) est encore en discussion à la Commission des droits de l’homme qui doit le transmettre au Conseil économique et social des Nations-unies.

 Introduction

Les systèmes économiques et financiers d’aujourd’hui sont organisés de manière à fonctionner comme des pompes qui aspirent le produit du travail des masses laborieuses pour les transférer, sous forme de richesses et de pouvoir, à une minorité privilégiée. Les mécanismes qui y contribuent sont multiples : gel ou diminution des salaires, précarité de l’emploi, chômage, politique qui pénalise les pauvres, privatisations intempestives des secteurs vitaux tels que les approvisionnements en eau et en énergie, etc. Cette pratique est générale, à quelques exceptions près.

Traiter des effets des activités des sociétés transnationales suppose au préalable une définition de ce qu’est une société transnationale. Si l’on songe aux diverses conceptions que l’on trouve dans la doctrine et dans les débats au sein des organisations internationales, il est possible d’en retenir quelques critères qui leur sont particuliers. Parmi ces critères on peut notamment citer le fait d’avoir des activités dans plusieurs pays, la mise en commun de ressources, l’élaboration commune et l’utilisation d’une stratégie coordonnée.

Juridiquement, il s’agit d’entités économiques ayant des activités dans plusieurs pays. Elles sont, de ce fait, sources de conflits de lois et de juridictions et génèrent ainsi de très sérieuses difficultés quant à la mise en oeuvre des droits économiques, individuels et collectifs. Il faut souligner que la taille de l’entreprise n’entre pas en ligne de compte car les petites et moyennes entreprises sont aussi actives que les grandes.

Aucun des textes consultés en droit international ne nous donne une définition de la société transnationale ; seul l’ensemble de principes et de règles de la Conférence des Nations Unies sur le commerce et le développement a développé la notion selon laquelle ce sont des firmes, sociétés de personnes, sociétés anonymes, compagnies, autres associations, personnes physiques ou morales, ou toute combinaison de ces formules, quel que soit leur mode de création ou de contrôle ou de propriété, qu’elles soient privées ou d’Etat, qui exercent des activités commerciales. La raison d’être de cette disposition est d’écarter certains critères tels que la forme juridique de la société, l’origine du capital ou l’identité des dirigeants.

D’autres considérations plus pragmatiques dégagent du contrôle des critères de jure et de facto les éléments qui permettent d’identifier les entreprises transnationales

       – de facto : lorsqu’une entreprise dite entreprise mère détient une participation dans une autre entreprise et exerce effectivement une influence dominante ou que la filiale se trouve sous sa direction ;

       – de jure : lorsque l’entreprise mère détient la majorité des droits de vote des actionnaires d’une filiale, elle a le droit de révoquer la majorité des membres de l’organe administratif et dispose de la majorité des voix.

Cette contradiction naturelle entre les intérêts en jeu est au centre du débat sur les effets des activités des sociétés transnationales sur la promotion et la protection des droits de l’homme.

Les sociétés transnationales jouent un rôle important dans la vie économique internationale. En effet, les cent plus grandes concentrations de richesses du monde sont détenues à 51 % par les sociétés transnationales et à 49 % par les Etats. Le chiffre d’affaires de Mitsubishi dépasse le produit national brut de l’Indonésie ; celui de Ford dépasse le produit national brut de l’Afrique du Sud, et Royal Dutch Shell gagne plus que la Norvège. Les entreprises transnationales sont très actives dans les domaines les plus dynamiques de l’économie, surtout dans ceux des télécommunications, des transports, des banques, des assurances et du commerce de gros. Elles sont présentes dans les secteurs vitaux et peuvent ainsi paralyser tout effort tendant au respect et à la protection des droits de l’homme.

La mondialisation de l’économie risque de nous conduire à créer plus de riches sociétés transnationales mais aussi encore plus de pauvres, surtout dans les pays dont l’économie est faible. Il va nous falloir réfléchir sur les moyens par lesquels nous arriverons tous à gérer, au bénéfice de tous, le développement et la multiplication des sociétés transnationales. Elles peuvent et doivent participer, dans le respect des règles, au développement économique des Etats où elles sont implantées et dans l’économie desquels elles se meuvent.

Le déploiement des entreprises transnationales étant devenu la règle, une adaptation permanente du droit international s’impose alors pour gérer les problèmes résultant de leur fonctionnement. Les préoccupations du passé demeurent les mêmes quant à l’accumulation de richesses au profit d’un groupe d’individus et au détriment de la majorité, créant de ce fait des masses toujours plus pauvres. Leurs possibilités de se mouvoir dans un espace plus important et au-delà des frontières nationales, échappant ainsi à la loi nationale et internationale, aggravent et compliquent les problèmes qu’elles posent.

La problématique juridique internationale

L’adaptation de l’ordre juridique international aux réalités économiques résultant des sociétés transnationales exige la nécessaire harmonisation des textes nationaux et internationaux englobant l’ensemble des dispositions correspondant à différents types de problèmes, dont la protection et la promotion des droits de l’homme. Le droit en général s’est intéressé aux activités des sociétés transnationales, mais c’est surtout le droit privé qui leur a consacré le plus de chapitres.

Par sa résolution 3514 (XXX) du 15 décembre 1975, l’Assemblée générale des Nations Unies a condamné toutes les pratiques de corruption, y compris les actes de corruption commis par des sociétés transnationales et autres, et a réaffirmé le droit de tout Etat de légiférer, d’enquêter et de prendre toutes mesures juridiques appropriées. Il faut également rappeler les autres travaux effectués par l’Assemblée générale et le Conseil économique et social sur la question des paiements illicites et sur la mise au point d’un code de conduite pour les sociétés transnationales, dont l’examen a contribué à appeler l’attention sur les actes de corruption dans les transactions commerciales internationales et à faire mieux prendre conscience de leurs effets néfastes dans la vie économique des Etats, et par voie de conséquence, dans la mise en application des droits économiques, sociaux et culturels des individus et des groupes humains.

La Déclaration des Nations Unies sur la corruption et les actes de corruption dans les transactions commerciales internationales encourage les parties aux transactions internationales à faire preuve de civisme et à observer des normes étatiques appropriées, notamment en respectant la législation et la réglementation des pays où elles exercent leurs activités, et tenant compte de l’impact de ces activités sur le développement économique et social, ainsi que sur la protection de l’environnement et des droits de l’homme.

Il est évident que les sociétés transnationales sont des organisations ayant pour raison d’être de réaliser des bénéfices. Cependant dans la réalisation de cet objectif il leur est possible d’aménager un espace de protection et de promotion des droits humains de l’individu. Certaines d’entre elles ont eu dans le passé à introduire dans leurs accords avec des populations autochtones des engagements tendant au respect de leurs droits collectifs ou individuels même si, dans la pratique, il en est autrement.

Juridiquement, les sociétés transnationales sont des entités économiques ayant des activités dans plusieurs pays et le premier problème qu’elles posent est lié aux conflits de lois et de juridictions qu’elles génèrent et qui constituent une source juridique relative à la mise en oeuvre des droits économiques.

Dans la Déclaration politique de Naples et le plan mondial d’action contre la criminalité transnationale organisée adoptés le 23 novembre 1994 par la Conférence ministérielle mondiale sur la criminalité transnationale organisée, figure l’engagement de 140 Etats à unir leurs forces pour lutter contre l’expansion de la criminalité organisée. L’une des questions sur laquelle la Conférence a buté a été la définition de ce qu’est un crime transnational. Les participants ont renvoyé la question à l’examen de la Commission pour la prévention du crime et la justice pénale afin de recueillir les points de vue des spécialistes. Les Etats participant à la Conférence ont pris l’engagement de protéger leur société contre la criminalité sous toutes ses formes, par des mesures législatives et des instruments internationaux rigoureux et efficaces et toujours compatibles avec les droits de l’homme et les libertés fondamentales.

Les effets négatifs des activités des sociétés transnationales sur les droits de l’homme peuvent constituer une partie de cette criminalité internationale du simple fait de leur implantation dans plusieurs sociétés. Leur objectif étant de faire des bénéfices, ces sociétés ne se rendent pas compte et ignorent l’impact que leurs activités peuvent avoir sur les droits économiques, sociaux et culturels, tant sur le plan collectif que sur le plan individuel. Ces entreprises sont souvent, pour ne pas dire toujours, à l’origine de violations massives des droits de l’homme ; dans la même mentalité, les Etats qui bénéficient de leurs activités créent à leur avantage des législations les protégeant, au détriment des populations et de leurs droits. Il y a en outre des entreprises transnationales qui encouragent ainsi des Etats à violer les droits du peuple. Les sociétés pétrolières transnationales ont souvent été désignées ces dernières années comme étant à l’origine de conflits sanglants à travers le monde : au Congo, en République du Congo (ex-Zaïre), au Nigeria, en Iraq, etc.

Intégration de la mise en oeuvre des droits économiques, sociaux et culturels dans les accords passés entre les sociétés transnationales et les Etats

Dans les accords de siège que les sociétés transnationales contractent avec les Etats, obligation devrait leur être faite de prendre en charge, dans une politique progressiste, la mise en oeuvre des droits économiques, collectifs ou individuels. S’agissant des droits collectifs que sont le droit au développement et le droit à un environnement sain, elles devraient, en coopération avec les organisations internationales du système des Nations Unies, les organisations régionales et les Etats, élaborer un cadre de concertation sur l’ensemble des problèmes que posent le développement et l’environnement. Ces deux notions constituent le cadre d’exercice ou de jouissance des droits de l’homme en général, et économiques, sociaux et culturels en particulier.

Le développement économique et social d’un pays exige la participation de toutes ses forces vives. L’individu doit être au début et à la fin de l’action en faveur du développement, c’est-à-dire qu’il doit pouvoir en bénéficier autant qu’il participe à sa réalisation. L’action en faveur du développement entreprise par une société transnationale doit intégrer la promotion et la protection des droits économiques, sociaux et culturels des individus et des Etats.

L’article 30 de la Déclaration universelle des droits de l’homme précise : « Aucune disposition de la présente Déclaration ne peut être interprétée comme impliquant pour un Etat, un groupement ou un individu, un droit quelconque de se livrer à une activité ou d’accomplir un acte visant à la destruction des droits et libertés qui y sont énoncés ».

La Déclaration sur le droit au développement, au paragraphe 3 de l’article 3, définit le développement comme un processus global qui doit « contribuer à un nouvel ordre économique international fondé sur l’égalité souveraine, l’indépendance, l’intérêt commun et la coopération entre tous les Etats et à encourager le respect et la jouissance des droits de l’homme » Ce rappel des dispositions relatives au développement interpelle les sociétés transnationales comme les individus quant au respect et à la protection des droits de l’homme.

Dans les pratiques actuelles tendant à maximiser le profit sans autres considérations, il est impossible d’intégrer le respect des valeurs qui sont la base de notre existence. Le droit à un environnement sain subit le même sort. La vie est menacée du fait de la pollution dans toutes les sphères de la vie : l’air, l’eau et les sols. La multiplication et le développement des sociétés polluantes, nationales ou internationales, entraînent la destruction de notre cadre de vie.

L’exploitation sauvage des forêts en Afrique et en Amérique latine a accéléré la progression de la désertification et de l’appauvrissement des sols cultivables. De telles pratiques portent très certainement atteinte aux droits économiques des populations concernées. Il faut ajouter qu’aucune opération de reboisement n’accompagne cette exploitation.

Selon le Secrétaire général de la Conférence des Nations Unies sur l’environnement et le développement, la préservation de la diversité biologique est fondamentale pour la vie humaine. Elle est un facteur essentiel dans le mode de structuration des organismes vivants. Elle apporte une contribution aux écosystèmes, à la régularisation des eaux et à l’atmosphère, et est le fondement de la production agricole. Par conséquent, lorsque les variétés génétiques se perdent, il en résulte une dégradation des écosystèmes et une détérioration de la capacité à maintenir la vie humaine.

Conclusion et recommandations

Dans le cadre du droit interne tous les mécanismes et toutes les pratiques tendant à violer les droits économiques, sociaux et culturels de l’homme devraient être érigés en infractions punissables et ouvrir droit à réparation. Dans son Observation générale 3 (1990), le Comité des droits économiques, sociaux et culturels a débattu de la nature des obligations des Etats parties qui découlent du paragraphe 1 de l’article 2 du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, et a précisé, entre autres, que l’adoption de mesures législatives n’épuise nullement les obligations des Etats parties car il faut donner à l’expression “par tous les moyens appropriés” tout le sens qu’elle a naturellement, à savoir que parmi ces mesures devraient figurer celles prévoyant des recours judiciaires faisant valoir ces droits ; elle signifie par ailleurs que les Etats doivent se garder de toute mesure délibérément régressive. Les Etats devraient, dans ce cadre, élaborer un ensemble de mesures législatives pour criminaliser toutes les activités des sociétés transnationales qui violent les droits ci-dessus visés.

Sur le plan international, rappelons une suggestion désormais classique, à savoir la création d’un cadre juridique plus coercitif et plus cohérent pour amener les Etats à accepter les obligations qui leur incombent de par le droit international, lequel désormais fait une place à la responsabilité de l’Etat. Cette affirmation a été renforcée par la Convention de Bruxelles relative à la responsabilité des exploitants de navires nucléaires, du 25 mai 1962, la Convention internationale sur la responsabilité civile pour les dommages dus à la pollution par les hydrocarbures, du 29 novembre 1969, et la Convention sur la responsabilité internationale pour les dommages causés par des objets spatiaux, du 29 novembre 1971.

Au huitième Congrès des Nations Unies sur la prévention du crime et le traitement des délinquants, tenu à La Havane du 27 août au 7 septembre 1990, des recommandations ont été adoptées relatives à la coopération internationale en matière de prévention du crime et de justice pénale dans le contexte du développement. Dans les recommandations du Congrès, les gouvernements sont exhortés à promulguer des lois pour lutter contre la criminalité transnationale et les transactions internationales illégales. Il est indiqué qu’étant donné que certaines entreprises, organisations et associations légitimes sont parfois impliquées dans des activités criminelles transnationales ayant des incidences sur l’économie nationale, les gouvernements devraient adopter des mesures pour lutter contre ces activités. Il est également précisé que les gouvernements devraient recueillir des informations de sources diverses afin de disposer d’une base solide leur permettant d’identifier et de punir les entreprises, organisations ou leurs responsables, ou les deux, qui sont impliqués dans de telles activités.

S’agissant spécialement des sociétés transnationales polluantes il faut, outre une réglementation particulière, des taxes à prélever sur leurs chiffres d’affaires afin qu’elles participent à l’effort fourni pour le traitement des déchets industriels. Elles devraient aussi de manière systématique être tenues responsables des dommages causés aux populations et aux Etats.

Etant donné la complexité des problèmes relatifs aux activités des sociétés transnationales et la mise en œuvre des droits économiques et sociaux, il convient d’examiner dans un cadre plus élargi l’ensemble de ces questions et de les soumettre à la Sous-Commission, à ses sessions futures.