Annie Vinokur*
Un système éducatif, écrivait E. Durkheim en 1911, est « un ensemble de pratiques et d’institutions qui se sont organisées lentement au cours du temps, qui sont solidaires de toutes les autres institutions sociales et qui les expriment, qui, par conséquent, ne peuvent pas plus être changées à volonté que la structure même de la société »[1]. Il écrivait ceci avant cette transformation structurelle massive des sociétés qu’a représenté, dans les pays développés, la destruction des secteurs traditionnels fondés sur des structures familiales et la généralisation d’un salariat à vie et intergénérationnel. Ces secteurs traditionnels ne pouvant plus assurer la reproduction humaine hors travail (socialisation des jeunes, entretien des adultes et des vieillards non productifs), se met alors progressivement en place un système collectif de reproduction socialisée hors travail dans le cadre politique national. En fait partie la construction de systèmes “scolaires” (certains disent l’“école capitaliste”) instaurant un droit à l’instruction, ayant vocation à accueillir tous les enfants à la base et à les distribuer entre les strates du salariat en fonction des niveaux scolaires atteints, et articulés à chacun de ces niveaux avec des modalités diverses d’acquisition sur le tas des capacités directement productives. Ce modèle, qui se veut alors “universel” , et auquel —dans les années 1960 — les économistes du courant dominant attribuent l’essentiel de la croissance économique des pays développés au XXème siècle[2], tend à être adopté comme objectif par tous les pays après la seconde guerre mondiale et les indépendances, en particulier sous l’influence des organisations internationales. Sous-jacente est alors l’hypothèse du développement possible de toutes les sociétés sur le modèle occidental.
L’échec de cette transplantation, dans les sociétés où le salariat ne s’est pas généralisé, est devenu patent au moment même où le modèle institutionnel scolaire a commencé à être contesté dans les pays du Nord. Tous les systèmes éducatifs sont maintenant entrés dans une phase de profonde transformation, destinée à les rendre en permanence adaptables à des environnements en évolution rapide. Cette nouvelle transformation peut ainsi apparaître non comme une “transition” vers un nouvel état stable, mais comme une véritable mutation : la fin de l’institution éducative[3], et son remplacement par un secteur éducatif producteur à la demande de services d’enseignement banalisés. Reflet ou moteur des changements de “la structure même de la société” ?
Parmi les facteurs susceptibles d’expliquer ces évolutions, le plus déterminant est sans doute ce que Michel Beaud nomme “le basculement du monde”[4]. Depuis les années 1980 l’internationalisation du capital est entrée dans une nouvelle phase, favorisée certes par l’apparition de technologies qui accroissent la rapidité et abaissent le coût des communications matérielles et virtuelles, mais surtout par les mesures prises par les gouvernements pour libérer les mouvements de capitaux, déréglementer les marchés et déréguler les secteurs publics. Cette phase de “globalisation” se caractérise par une concentration accélérée des capitaux, la domination de la logique financière et rentière de court terme sur la logique productive, et la stratégie d’emblée globale de localisation des firmes-réseaux. La mobilité des capitaux permet en effet la mise en concurrence des facteurs immobiles que sont les ressources naturelles et le travail. L’internationalisation procède dès lors moins des échanges de marchandises[5] que des investissements directs à l’étranger (IDE) qui dessinent une nouvelle division internationale du travail. Ce mouvement pèse sur l’évolution des systèmes éducatifs de tous les pays par deux intermédiaires principaux :
1 – Du côté de l’offre de travail : le niveau de formation de la main d’œuvre est un enjeu déterminant dans la concurrence que se font les territoires pour attirer les investissements
2 – Du côté de l’offre d’instruction : la recherche du profit pénètre dans le secteur dérégulé des services d’enseignement
Si la nouvelle donne affecte tous les pays, elle le fait inégalement. Cette dynamique engendre une polarisation des espaces éducatifs qui, se déployant aux niveaux supra et infra nationaux, transcende le cadre des Etats. Par ailleurs, distinguer les pays riches des pays pauvres ne suffit plus, à mesure que l’inégalité croissante des revenus dessine des zones sociales de grande pauvreté dans les pays riches, et de grande richesse dans les pays pauvres. Pour tenter évaluer l’impact que la globalisation a (et surtout aura) sur les structures éducatives de ces derniers, il est donc prudent à ce stade de dégager plutôt des “logiques”, lesquelles se déclinent différemment dans les territoires en fonction de leur place dans la division internationale du travail, de leur histoire, de leurs structures sociales et politiques. On pourra dans cette perspective s’interroger sur l’éventualité de la disqualification des systèmes éducatifs nationaux au profit de l’émergence d’un système éducatif “global”.
I – La mise en compétition des territoires
La fluidité spatiale des capitaux met les territoires en compétition, d’une part pour soutenir leurs stratégies offensives, d’autre part pour attirer leurs investissements directs.
1 – La polarisation géographique de la production des savoirs nouveaux
L’enjeu central de la lutte entre capitaux est la conquête et la consolidation des marchés, via la création de nouveaux produits, le brevetage et l’imposition de normes. Ce qui requiert des dépenses croissantes de recherche & développement.
Or, si les capitaux se déploient à l’échelle mondiale, ils ne sont pas pour autant apatrides. Le cœur de leur dynamique est dans leurs pays d’origine, où ils peuvent s’appuyer sur les complexes scientifiques existants, mais aussi mobiliser — au nom de la “société de connaissance” (knowledge society) comme fondement de la compétitivité nationale — des fonds publics importants. L’ancienne frontière entre recherche publique “fondamentale” et recherche privée “appliquée” a disparu. Dans un nombre croissant de pays du Nord, les subventions publiques à la recherche universitaire sont désormais subordonnées à un contrat préalable avec une firme privée. Lorsque l’espace national est trop étroit pour soutenir l’effort de recherche, des regroupements régionaux se construisent. Ainsi, à partir de 2002, dans le but affiché de concurrencer les Etats-Unis sur le terrain des brevets, le VIème Programme de Recherche Européen regroupera, sur financement public communautaire, les laboratoires publics et privés des pays membres en “réseaux d’excellence” centrés sur les domaines les plus porteurs de rentabilité[6].
Actuellement, plus de 90 % de la recherche se fait dans les pays les plus développés, et l’écart ne peut que se creuser, vu les “coûts d’entrée” dans le secteur (coût des équipements, effet de taille des équipes, brevetage d’éléments nécessaires à la recherche elle-même). La concentration de la recherche implique aussi celle de l’enseignement supérieur de qualité autour de ces centres d’excellence, qui peuvent par ailleurs aisément attirer les meilleurs cerveaux des autres pays[7]. Sauf pour quelques pays déjà suffisamment développés (ex. de quelques pays d’Asie), qui ont pu établir des réseaux transformant le brain-drain en brain-gain, le fossé se creuse donc rapidement.
2 – L’exploitation des différences de niveau de développement
La liberté de circulation des capitaux, et le faible coût de transport des marchandises autorisent des stratégies d’emblée planétaires d’implantation et de déplacement des activités de production.
Pour savoir quels critères déterminent ces stratégies, il suffit de consulter les catalogues d’“indicateurs de compétitivité” ou “risques-pays” publiés par les agences internationales. On y trouve d’abord les conditions politiques et administratives favorables aux affaires : des droits de propriété fermement garantis, un système juridique et judiciaire efficace, une administration aussi peu bureaucratique et corrompue que possible, la possibilité de rapatrier aisément les profits etc. On y trouve ensuite les conditions macro économiques de l’expansion des profits : faible fiscalité sur les capitaux et faible rapport dépenses publiques / produit intérieur brut. Et enfin, les conditions d’usage de la main d’œuvre : faible coût du travail, faible taux de syndicalisation, et niveau de formation élevé. Comment se résout cette injonction paradoxale de produire une main d’œuvre bien formée et pas chère, tout en réduisant les dépenses publiques ?
a – Du point de vue du coût du travail, ce qui différencie massivement les territoires développés des autres, c’est que la salarisation massive, à vie et intergénérationnelle y a rendu indispensable l’intégration de la protection sociale dans les coûts de main d’œuvre. Dans les territoires les moins développés, la persistance d’un secteur de production traditionnel rural et le développement d’un secteur informel assurent un faible coût des subsistances, et surtout supportent la reproduction des hommes hors travail (chômage, maladie, élevage des jeunes, entretien des vieux). Le salaire peut donc se limiter au simple entretien du seul travailleur, et l’abondance démographique permet d’exploiter la main d’œuvre non qualifiée dans des conditions très proches de celles qu’a connu l’occident au début du XIXème siècle. S’y ajoute cependant maintenant la concurrence inter-territoriale : il n’y a guère, les industriels du Bangladesh disaient que les usines de confection qui s’y étaient implantées ne risquaient pas la délocalisation, parce qu’on ne trouverait nulle part ailleurs des travailleurs au même tarif (1 $ par jour pour 10 h de travail, sans journée de repos) ; or actuellement Madagascar figure en tête du classement : on y trouve dans les zones franches une main d’œuvre abondante et très productive pour 0,7 $ par jour. Les nouvelles technologies de la communication permettent également d’exploiter sur place, à faible coût, une main d’œuvre très qualifiée[8]. Plus généralement, dans un espace mondial très hétérogène du point de vue du degré de développement et des formes d’organisation sociale, le cloisonnement des bassins de main d’œuvre autorise des formes variées d’usage de la force de travail par un même réseau de firmes et de chaînes de sous-traitants : du salariat institutionnalisé des pays les plus développés au servage et à l’esclavage, en passant par toutes les formes de salariat “bridé”[9].
b – Une main d’œuvre bien formée suppose des dépenses publiques d’instruction dans des pays qui, surtout depuis l’accession à l’indépendance des colonies et les campagnes menées dans les années 1960 par les organisations internationales pour une scolarisation généralisée, font principalement reposer le financement des écoles sur les budgets publics. Comment donc améliorer cet indicateur de compétitivité tout en réduisant et la fiscalité sur les capitaux et les dépenses publiques ? Le problème s’est d’abord posé avec la nécessité d’un service après-vente des programmes d’ajustement structurels, qui ont entraîné une notable réduction des dépenses publiques, en particulier sociales. La réponse est fournie par la Banque mondiale dans ce qui n’est plus présenté comme “politique de développement” mais comme “stratégie de lutte contre la pauvreté” :
- Pour l’enseignement secondaire et supérieur : reporter les dépenses d’instruction des budgets publics sur les élèves et leurs familles, pour des raisons d’équité et d’efficacité. Argument d’équité : ce sont les élèves des milieux les plus favorisés qui bénéficient de toutes manières de ces niveaux d’enseignement. Pour les familles pauvres, un système de prêts doit compenser l’insuffisance des ressources familiales ; c’est possible dans la mesure où le rendement des études est élevé[10]. L’argument d’efficacité est double. D’une part, les étudiants seront plus fortement incités à s’orienter vers les métiers pour lesquels il y a une demande du marché. D’autre part, le financement privé doit s’accompagner du libre choix de l’établissement, et donc du développement d’une production privée de l’éducation, dont l’efficacité sera garantie par le libre jeu de la concurrence.
- Pour l’enseignement de base, dont toutes les familles ne sauraient supporter le coût étant donné sa faible rentabilité privée, il est fait appel, séparément ou conjointement : (i) à l’amélioration de l’efficacité du service public (privilégier la quantité sur la qualité, mettre en concurrence les écoles sur des “quasi-marchés”[11]), (ii) à la supplémentation financière familiale par le système des “vouchers”[12] , (iii) à l’aide extérieure (notamment les ONG), et (iv) à la “société civile” : églises, communautés, fondations, associations, etc.
- Le pouvoir de décision à tous les niveaux doit être décentralisé au niveau des collectivités locales, du marché, ou des communautés, afin de rapprocher l’offre de la demande. Idéalement, l’offre de services d’enseignement doit être libre et concurrentielle.
La même doctrine est actuellement portée par l’OCDE pour les pays développés[13]. Si les échelles du problème diffèrent, sa nature est bien la même dans l’ensemble de l’espace mondial.
c – La mise en concurrence des offres de travail localisées suppose des instruments d’évaluation communs, permettant à la fois aux investisseurs de connaître la teneur en compétences des lieux d’implantation éventuels, et aux territoires en compétition de valoriser leurs main d’œuvre. On observe donc simultanément (i) une tendance à l’unification des normes de compétences (qu’exprime et génère à la fois le développement des comparaisons internationales des niveaux de formation) et (ii) une tendance à la diversification de l’offre et des modalités financières et institutionnelles d’acquisition de ces compétences, selon la place des territoires dans la nouvelle division internationale du travail et leurs structures politiques et sociales internes.
II – la pénétration des capitaux dans le secteur de l’enseignement
La dérégulation des secteurs publics non marchands ouvre un nouveau champ de valorisation aux capitaux. Dans le secteur éducatif toutefois, même s’il peut être rentable, l’établissement individuel d’enseignement privé à but lucratif ne saurait intéresser les firmes concentrées : les gains de productivité et les économies d’échelle possibles y sont faibles. D’où deux voies principales : l’une périphérique déjà largement expérimentée, l’autre directe encore embryonnaire :
1 – Autour de l’école
A la périphérie de la production des services d’enseignement, on trouve :
– L’expansion de l’industrie du soutien scolaire[14].
– L’ouverture d’un nouveau marché financier dans les systèmes de prêts aux étudiants, ou d’épargne — éducation (qui peut être liée à l’achat de produits de certaines firmes).
– Le développement d’un nouveau secteur périscolaire de fourniture de services au secteur éducatif : entreprises de testing des élèves, de multimédias, de conseil en gestion, voire de prise en charge en sous-traitance de la gestion d’établissements ou de districts scolaires publics.
– L’hybridation, c’est-à-dire l’interpénétra-tion des fonds et des pouvoirs de décision publics et privés que favorise la nécessité pour les établissements de compléter des financements publics insuffisants par la recherche de recettes extrabudgétaires. D’où le développement de l’établissement public “entrepreneurial” ouvert aux capitaux et gérant lui-même ses “centres de profit” à la manière d’une firme. Les exemples sont nombreux : la “macdonaldisation” de l’école, qui désigne tous les modes de financement des établissements par les firmes dont l’objectif est pénétrer le marché des jeunes consommateurs en vue d’un profit immédiat[15] ou futur (publicité[16]) ; l’interpénétration (fréquemment occulte), à l’intérieur des universités, des financements privé et public de la recherche[17] ; le développement des activités de production pour le marché utilisant le travail des enseignants et des élèves, des services de consulting et d’expertise ; l’ouverture de filiales payantes (joint-venture, franchisage etc.).
– Enfin des firmes privées proposent leurs services en tant que gestionnaires d’établissements publics ou de districts scolaires.
2 – Dans la production directe des services d’enseignement
La pénétration des capitaux est ici subordonnée à la possibilité de réaliser des économies d’échelle et des gains de productivité. Le secteur le plus porteur est celui de l’enseignement en ligne qui, pour être rentable, suppose :
– La libéralisation des échanges internationaux de services d’enseignement dans le cadre de l’Accord Général sur le Commerce des Services. Une fois intégrés, ils seront soumis — de manière irréversible — aux règles générales de l’OMC qui excluent la protection ou le contrôle par les Etats d’un secteur ouvert à la concurrence internationale :
- clause de la nation la plus favorisée,
- traitement d’égalité envers les entreprises nationales et étrangères, qui impose que les éventuelles subventions publiques soient allouées à tous les opérateurs et au même niveau, et prévoit la possibilité pour tout opérateur de dénoncer la concurrence déloyale qu’un service public d’éducation pourrait faire aux services privés,
- suppression des barrières légales ou réglementaires à la libre action des opérateurs (contrôle des accréditations, exigences de nationalité etc.).
– La mise en œuvre des conditions institutionnelles et techniques de cette expansion : individualisation de l’enseignement (qui peut être favorisée par la baisse de la qualité des services d’enseignement présentiels traditionnels), harmonisation des normes de contenus et de certification, taylorisation de la production des services éducatifs dans des Learning Management Systems, intégrés dans une logique d’assemblage d’opérations pouvant être routinisées.
III – Vers un système éducatif “global” ?
En combinant et en prolongeant ces tendances, on peut dessiner les traits d’un système éducatif “global” sur le modèle des firmes réseaux multinationales, qui serait caractérisé par :
– le fait qu’il ne concernerait que la fraction de la population directement “utile” à l’accumulation, et n’aurait plus vocation, comme les systèmes nationaux, à englober à la base tous les enfants dans un appareil d’intégration légitimé par la certification académique ;
– une division internationale hiérarchisée de l’espace éducatif liée à la place des territoires dans les stratégies d’accumulation à l’échelle mondiale, et largement déconnectée des espaces politiques ;
– un modèle de coordination voisin de celui des firmes globales structurées en réseaux, piloté par les normes de certification produites par les espaces éducatifs dominants ;
– la marchandisation des services d’enseignement et/ou l’hybridation à tous les niveaux du financement, de la décision et de la production publics et privés des services d’enseignement.
Les tendances globales se déclinent cependant de manières très différentes selon les espaces territoriaux, en fonction :
– de la place des sociétés et des groupes sociaux dans la nouvelle division internationale du travail ;
– de la construction volontariste de différentiations nationales ou plurinationales pour bénéficier d’avantages comparatifs dans la compétition globale des territoires ;
– du poids relatif des niveaux respectivement nationaux et supra et infra nationaux dans les structures de décision ;
– de l’inscription historique et politique des systèmes éducatifs et de leur capacité de résistance ;
– des évolutions économiques et sociales internes (en particulier des marchés du travail et de la répartition, sociale et spatiale, des revenus) qui influent sur les choix politiques et sur le poids relatif des agents dans les décisions éducatives.
Dans les espaces dominés anciennement coloniaux, où n’avaient été établis que des versions tronquées de systèmes éducatifs, le mouvement de recomposition tend à se substituer aux (ou à redoubler les) anciennes stratégies impériales.
A titre d’exemple, dans ceux de ces derniers qui, comme l’Afrique, ne sont ni des marchés importants, ni des territoires d’implantation productive pour les capitaux, et qui s’insèrent dans les échanges mondiaux au seul titre de leurs matières premières, on peut observer une recomposition en trois segments principaux :
– Un segment extraverti à vocation migratoire[18]. On assiste à l’extinction progressive des universités publiques nationales nées avec les indépendances, qui avaient pour fonction de former les cadres du pouvoir et de l’administration. La contraction de ces débouchés engendre une compétition qui favorise la reproduction intergénérationnelle de ces élites soit à l’étranger, soit dans les anciens établissements supérieurs privés coloniaux, le plus souvent confessionnels. Peuvent s’y ajouter l’implantation de filiales des établissements de prestige du centre, voire des réseaux d’enseignement à distance qui leur sont liés. Dans tous les cas, ces établissements, directement branchés sur les centres de savoir des espaces dominants et déconnectés des espaces nationaux, ont pour vocation de former la minorité de spécialistes hautement qualifiés mobiles dans l’espace mondial. Ils délivrent les certifications internationales qui sont la condition de cette mobilité. Partant de l’enseignement supérieur, ils déterminent la création de filières d’accès sélectives (sur critères académiques et/ou financiers) jusqu’au pré-primaire inclus.
– Le second segment a pour vocation de fournir les “sous-officiers” sédentaires, techniques et surtout commerciaux, de l’armée du capital. Ils sont formés le plus souvent, sur les décombres des universités, dans des structures semi-privées sélectives qui fonctionnent généralement bien, utilisant les enseignants du supérieur public et bénéficiant de l’aide extérieure. Ils répondent à la forte demande d’instruction de familles de cadres moyens ou de commerçants disposés à des sacrifices financiers. La mise à jour de leurs savoirs “jetables” utilise largement les technologies de l’information et de la communication, pour lesquelles ils constituent un débouché potentiel.
– L’instruction de base de la masse de la population, sans perspective de débouché salarial, coupée (financièrement et / ou académiquement) de l’enseignement secondaire et supérieur, n’est ni dans les priorités politiques ni dans les moyens financiers des gouvernements. Elle est de plus en plus laissée aux communautés religieuses et ethniques, et à la concurrence des ONG.
Il s’agit là d’un exemple extrême de reconfiguration en fonction des besoins (ou de l’absence de besoins) d’une économie globalisée, reconfiguration bien évidemment destructrice de la fonction d’homogénéisation de la société – indissociable de celle de diversification – de l’éducation. A des degrés divers, avec des vitesses différentes, tous les systèmes éducatifs font la même expérience. D’où la question : allons nous, selon la formule consacrée, vers “la mondialisation de l’économie, la tribalisation de la société” ? ou la fonction de “constituer l’être social en chacun de nous”[19] sera-t-elle assurée par d’autres voies que l’éducation scolaire ? Ou encore va-t-on vers de nouveaux espaces de cohésion sociale élargis, irréductibles aux cadres nationaux ?
Notes:
* CERED-FORUM, Université Paris X-Nanterre.
Annie Vinokur a lancé un appel à idées et propositions pour un forum sur « le devenir des systèmes éducatifs ». Les personnes intéressées peuvent écrire à :
annie.vinokur@u-paris10..fr
[1] Education et sociologie. PUF, Coll. .Sup., Paris, 1968, p. 35.
[2] Cf. Le facteur résiduel et la croissance économique, OCDE, Paris, 1964.
[3] « Il est par définition impossible d’établir des institutions capables de réponse infiniment élastique au changement, car les institutions ont par définition pour objet d’être “établies” — c’est-à-dire de définir ce qui est durable et apparaît comme permanent, et par conséquent de rendre tout le reste transitoire. S’il n’y a rien de durable, il ne peut y avoir d’institutions sociales ». John Vaizey : The Dinosaur and the Child in the New Environment. Non publié. Londres 1978.
[4] Titre de l’ouvrage paru aux Editions La Découverte, Paris, 1997.
[5] Plus du tiers des échanges internationaux de marchandises sont actuellement des échanges intra-firmes.
[6] C’est ainsi que la recherche sur le développement n’y figure pas.
[7] Sur les 150 millions de personnes qui participent dans le monde à des activités scientifiques et technologiques, 90 % résident dans les sept pays les plus industrialisés et 25 % des chercheurs travaillent aux Etats Unis et au Canada. Depuis 40 ans, le nombre des étudiants des pays en développement ou en transition qui effectuent leurs études à l’étranger et ne reviennent pas dans leur pays d’origine à été multiplié par 7 (de 245 000 en 1960 à 1,7 million en 2000. Selon l’ONG “Education International”, ces étudiants rapportent environ 7 milliards de $ par an aux USA (qui attirent 35 % des étudiants étrangers dans le monde) et 2 milliards au Royaume-Uni, (Cristina L’Homme : « Razzia sur les cerveaux », Revue Croissance – Le Monde en Développement, n° 449, juin 2001.
[8] Ex. du télétravail des informaticiens indiens.
[9] Cf. Yann Moulier-Boutang : De l’esclavage au salariat, PUF, Paris, 1998.
[10] Pour une critique du mode de calcul des rendements de l’instruction présentés par la Banque mondiale à l’appui de sa doctrine, cf. A. Vinokur : « La Banque mondiale et les politiques d’“ajustement” scolaire dans les pays en voie de développement », Tiers Monde. t. XXVIII, n° 112, octobre-décembre 1987, pp. 919-934.
[11] Dans ce système, expérimenté en premier en Grande-Bretagne dans l’enseignement obligatoire, le financement est exclusivement public ; la famille a la possibilité de transférer l’enfant d’un établissement public à un autre. Dans ce cas, la somme correspondant au coût moyen de l’instruction est transférée à l’établissement d’accueil. Le but est d’instaurer une compétition entre établissements à l’intérieur du secteur public.
[12] Dans le système des vouchers ou “bons d’éducation”, chaque enfant a droit à une somme correspondant au coût moyen de son instruction dans un établissement public. Mais il peut utiliser ce bon dans d’autres établissements, à charge pour sa famille de compléter financièrement.
[13] « Quels sont les avantages pour la société d’investir dans le capital humain ? », Perspectives Economiques de l’OCDE, vol. 2001/1 n° 70, décembre 2001. Extraits in Problèmes Economiques.
[14] On constate l’expansion rapide depuis les années 80 de l’industrie du soutien scolaire à but lucratif dans de nombreux pays. En Corée, la dépense correspondante représentait 150 % du budget public de l’éducation en 1996. En Egypte, on estime en 1994 cette dépense à 20 % du budget des familles par enfant. Au Japon le pourcentage des enfants fréquentant les jukus dans le secondaire est passé de moins de 40 % à 60 % entre 1976 et 1993, le revenu des jukus étant équivalent à 14 000 millions de $ à cette date. Parmi les principaux facteurs explicatifs de cette tendance sont la baisse des rémunérations publiques des enseignants et/ou leur niveau de compétence insuffisant. cf. Mark Bray (1999) : The Shadow Education system : Private Tutoring and its implications for planners. IIEP. UNESCO.
[15] Ex. du partage des bénéfices des distributeurs automatiques entre firme agro-alimentaire et établissement
[16] Ex : fourniture de matériel pédagogique, location d’emplacements publicitaires, interventions pédagogiques, bourses pour “étudiants-sandwich”, etc.
[17]Entre autres, par l’intermédiaire d’une nouvelles classe de “professeurs-entrepreneurs” à double casquette, participant au capital d’entreprises qui leur sous-traitent des contrats de recherche. (J. Washburn & E. Press : « The Kept University », The Atlantic Monthly, mars 2000).
[18] D’après l’Organisation Internationale pour les Migrations, les diplômés et chercheurs africains étaient 40 000 à s’exiler de 1975 à 1984, et le double (80 000) en 1987.
[19] E. Durkheim, op. cit. p. 41.