Michèle Gabert*
Cette contribution n’a pas l’ambition de traiter de l’école primaire au Sénégal. Le propos sera limité au seul département avec lequel je travaille, celui de Bakel.
Situé à l’extrême est du pays, frontalier du Mali et de la Mauritanie, c’est le plus grand département du Sénégal, celui qui connaît le plus fort taux d’émigration car la désertification le frappe chaque année un peu plus.
L’école : un enjeu majeur
Un enjeu d’unification d’abord, dans un pays, certes laïque, mais où la société est toujours divisée en castes, où les nombreuses ethnies parlent chacune leur dialecte. L’école, qui se fait en français, a donc une mission unificatrice en acceptant et mêlant en son sein les enfants issus de toutes les ethnies et toutes les castes.
Un enjeu pour le développement ensuite, qui ne pourra se faire qu’avec des citoyens sachant lire, écrire et compter, détenteur d’une culture de base essentielle pour affronter le monde contemporain.
Un enjeu pour l’émancipation des filles enfin. Le Sénégal est un pays laïque, mais, dans la plupart des régions, l’Islam est la religion majoritaire et marque profondément la société. Cet Islam maintient les filles dans une étroite dépendance et soumission à l’homme. Les mariages précoces fournissent une illustration de cet état de fait. Bien que légalement interdit, le mariage des très jeunes filles est toujours pratiqué dans les villages de brousse de la région de Goudiry. Ainsi, la scolarité de certaines filles est interrompue pour cause de mariage dès l’école primaire. D’autres, qui ont réussi le concours d’entrée en sixième, ne rejoignent jamais le collège pour les mêmes motifs.
Des parents actifs mais…
Les parents jouent un rôle moteur dans l’implantation et le développement des écoles en brousse. Ils se mobilisent pour trouver les fonds nécessaires à la construction de l’école, ils s’organisent en conseil d’école pour sa gestion. Ils font pression sur le ministère pour obtenir des maîtres lorsque l’école est construite.
Mais d’autres parents s’opposent à la scolarisation de leurs enfants. Le motif avoué est que l’achat du matériel scolaire, laissé à la charge des parents, coûte cher. La réalité est qu’un enfant à l’école c’est des bras en moins dans les champs. En outre, l’école, surtout pour les filles, est un facteur d’émancipation que certaines familles redoutent.
L’école des émigrés
L’école est théoriquement obligatoire au Sénégal. Mais cette obligation n’est effective que lorsque locaux et maîtres sont rassemblés. Or, l’effort de l’Etat dans la construction de locaux est plus que limité dans le département. De nombreuses classes se tiennent sous des abris de fortune, le mobilier étant plus que précaire et le matériel pédagogique de base, cahiers, crayons, souvent absent. Dans de nombreux villages, l’école a été construite grâce à l’argent expédié par les émigrés, l’Etat se trouvant alors devant la quasi-obligation de fournir un maître pour encadrer les élèves.
Des maîtres transplantés
Ces maîtres sont des instituteurs d’un nouveau type, recrutés après le brevet, mais beaucoup ont des diplômes plus importants. Ils ne sont pas passés par les écoles normales, n’ont donc reçu aucune formation initiale. Ce sont des volontaires, dont le salaire est équivalent à la moitié de celui d’un instituteur « normal ».
La plupart sont transplantés. Ils arrivent soit de la capitale, soit des régions de l’Ouest. Ils ne parlent pas le même dialecte. La seule langue commune pourrait être le Français, mais la plupart des villageois ne le possèdent pas. Ils rencontrent donc d’énormes difficultés, matérielles, psychologiques. Ils sont isolés, parfois aux prises avec l’imam de l’école coranique qui, dans certains villages, fait une furieuse concurrence à l’école laïque. Ils subissent en outre les très difficiles conditions climatiques. Arrivant, pour la plupart, de la zone atlantique, ils doivent affronter des températures variant de 40 à 50 ° à l’ombre d’avril à juillet. La fièvre jaune sévit en permanence. L’eau des puits est rare.
Certains pourtant, qui s’installent durablement dans les villages, obtiennent des résultats étonnants : 75 % de scolarisation, des réussites remarquables à l’entrée en sixième pour les garçons comme pour les filles.
La greffe ne prend pas toujours très bien. Certains instituteurs, désabusés, touchent leur paye sans trop travailler. Ainsi, pendant notre séjour, les stagiaires françaises ont pris en charge une classe dans un petit village de brousse assez éloigné de la route principale. Le directeur de l’école, chargé de la seconde classe, abandonnait ses élèves une grande partie de la journée et traînait dans la classe des jeunes Françaises sans aucun motif. Elles furent obligées de le renvoyer auprès de ses élèves. Mais il ne leur proposait aucune activité intéressante et se plaignait amèrement de leur incapacité à évoluer. Retiré d’un premier village, après une plainte du chef de village à son encontre, il sévissait dans un second. Les villageois étaient mécontents de lui. Il était responsable de la mauvaise image de l’école auprès des villageois. L’arrivée des élèves-professeurs françaises dans le village, et à l’école surtout, a permis de modifier la perception que les villageois avaient de l’école. Comment expliquer un tel comportement et surtout une telle impunité ? Cet instituteur, pourtant titulaire et passé par l’école normale, fait partie de la “famille” du député. Etre instituteur est moins fatigant que travailler dans les champs. La perversion du système ne se trouve pas que dans la capitale.
L’exercice du métier
Devant l’afflux des élèves et le manque de maîtres, le ministère a mis en place le système dit du « double flux ». Le matin, le maître fait classe à une cohorte d’élèves, l’après midi à une autre cohorte. Ce système pose de nombreux problèmes dans le suivi des élèves, souvent deux cohortes de 50 ou plus dans la journée. Comment connaître et encadrer de tels effectifs ? Cette lourdeur des effectifs promeut d’ailleurs le travail collectif, très encadré, et le cours magistral au détriment du développement de l’autonomie des enfants, la parole du maître au détriment de la parole des élèves, et l’encadrement au détriment de l’autonomie.
L’absence de formation initiale conduit les maîtres à se tenir très près des textes officiels, véritable encadrement intellectuel, qui brident les énergies et l’imagination. Les maîtres passent un temps énorme à écrire leur programme de la journée dans le moindre détail. Ils s’y tiendront donc au détriment de toute exploitation spontanée des réponses des élèves.
Ces préparations sont exigées de l’administration dans un but de contrôle de la qualité scientifique des connaissances transmises par le maître à ses élèves. Mais dans la réalité de l’élaboration de ces fiches, les connaissances disciplinaires sont absentes. Les maîtres retranscrivent un jargon pédagogique, souvent mal maîtrisé, et sans intérêt. La lecture de ces fiches ne renseigne nullement sur les connaissances disciplinaires enseignées.
Une profession encadrée ?
Une telle volonté d’encadrement des enseignants devrait se traduire par la présence de l’inspection.
Or, l’inspecteur du département de Bakel n’a plus de véhicule tout terrain depuis plusieurs années. Il ne peut donc visiter les instituteurs des villages de brousse qui constituent pourtant la grande majorité des maîtres de sa circonscription. Il a donc une connaissance indirecte et imprécise tant des effectifs d’élèves que des pratiques des enseignants. Sait-il que certains instituteurs, qui doivent aller chercher leur paye à Bakel, mettent un jour pour aller et autant pour le retour, laissant ainsi pendant deux jours leur classe vacante ? Ces deux jours se transforment d’ailleurs la plupart du temps en une semaine d’absence. Or, une semaine d’absence tous les mois ne peut que provoquer la colère des parents. Qui n’ont personne à qui se plaindre.
Un tel laxisme ne promeut pas l’école.
Des programmes inadaptés
Les programmes de l’école sénégalaise sont quasiment des copies conformes des français où les compétences à acquérir sont déclinées pour répondre à l’économie de notre pays. Etrange copie qui ne convient donc absolument pas au Sénégal.
Les programmes donnent l’impression qu’aucune réflexion propre n’a été menée sur ce que l’école primaire doit apporter.
Ces programmes sont si ambitieux qu’ils laissent les enseignants français songeurs. Les élèves de CE 1, au Sénégal, ont à leur programme des mathématiques que l’on retrouve dans les programmes de CM 1 en France. Ce n’est qu’un exemple, mais tout est à l’avenant.
Pourquoi tant de théorie et si peu de pratique ?
Pourquoi ne pas développer, par exemple, des études de technologies pour donner à la majorité des élèves qui, en sortant de l’école, sera paysanne et non fonctionnaire, des rudiments agricoles nécessaires ? Pour les filles, savoir coudre, savoir teindre les étoffes, leur permet de s’immiscer dans le courant des échanges. Ces formations seront d’ailleurs acquises après la scolarité grâce à l’action des groupements féminins qui s’investissent dans chaque village dans la formation des jeunes filles.
Cette poursuite de l’excellence est néfaste pour la majorité des élèves.
Mais elle semble convenir à tous.
A l’instituteur d’abord qui, pour avoir de bons résultats à l’examen d’entrée en 6ème, pratique une sélection sévère (sur une cohorte de 112 entrées à l’école, 12 enfants se retrouveront au CM 2). Cette sélection allège rapidement les effectifs.
A l’inspecteur ensuite, qui s’appuie sur ces bons résultats pour montrer à Dakar ses propres performances en espérant qu’elles lui permettront d’obtenir une circonscription moins difficile.
Aux parents enfin, dont les enfants réussissent et deviennent fonctionnaires, gage de mieux être pour toute la famille.
Quels sont les véritables enjeux, les priorités ?
Faut-il renoncer à former une élite ?
Nous ne saurions le décider depuis la France. Mais la question doit être sérieusement posée et réfléchie localement.
Dans certains villages en effet, les parents mettent leurs enfants à l’école coranique et non à l’école laïque. Car, disent-ils, à l’école coranique on apprend « à sauver son âme » alors qu’à l’école laïque « on n’apprend rien ». Certains maîtres de l’école coranique sont d’ailleurs rémunérés par l’Etat avec le même salaire que les instituteurs alors qu’ils ne font que 5 à 6 heures de travail hebdomadaire.
Le plan décennal pour l’éducation pointe tous les dysfonctionnements, les entraves et les handicaps du système sénégalais. Le remède préconisé pour venir à bout de ces difficultés : la libéralisation du système, c’est-à-dire son ouverture totale à toutes les initiatives privées, d’où qu’elles viennent.
Comment l’Etat contrôlera-t-il ces partenaires alors qu’il n’a pas les possibilités de connaître ce que font ses propres fonctionnaires ? Quelles initiatives privées investiront dans les écoles de brousse ? Ces orientations montrent que le gouvernement sénégalais entend se désengager d’une de ses vocations fondamentales.
Notes:
* Professeur d’histoire, IUFM de Grenoble.
L’expérience qui consiste à emmener des élèves-professeurs des écoles français à Bakel est menée depuis deux ans. Elle contraint ces enseignants en formation à se confronter aux exigences d’une pratique professionnelle dans une société qui n’est pas la leur.