L’Homme au seuil du XXIème siècle. La croisée des chemins

Francis Dardot*

 

112 Mais la fantastique puissance affirmée par la création en marche est là pour me rendre joie et espérance : course fulgurante de la lumière, brassage gigantesque de la matière en fusion, galaxies tournoyantes et mondes en gestation, splendide planète bleue où la vie apparaît, et tout au bout de la route inouïe des évolutions la merveille des merveilles, l’Homme, l’Homme le bien aimé, le sommet et le centre du projet de Dieu.

 Jean-Paul Cachera, juillet 1992[1]

 

Quelque soit leur positionnement philosophique ou religieux, rares doivent être ceux qui le contestent : l’homme est bien la merveille d’un monde qui en compte pourtant beaucoup. Et le plus significatif dans cette merveille, c’est la liberté. Seul parmi les êtres vivants, l’homme est capable de choix. Telle est sa spécificité. Telle est aussi sa responsabilité  : responsable de lui-même comme de tout ce qui l’entoure, il peut s’auto-créer ou s’auto-détruire. Humaniser l’humanité ou la déshumaniser. Cela ne dépend que de lui.

Quand on regarde notre monde, aujourd’hui, force est de constater que l’homme a fait beaucoup de chemin dans les deux directions. Et que, dans l’une comme dans l’autre, il n’a jamais disposé de tels moyens pour peser sur son devenir. De tous les carrefours dont est jalonnée son histoire, celui-ci est le plus décisif. Tout paraît possible à l’homme. Peut-être même, dans les ruptures que nous vivons, un homme nouveau est-il en gestation. Quel sera-t-il ? Plus qu’il ne l’a jamais été, l’homme paraît bien à la croisée des chemins.

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Une question préalable : y a-t-il encore une croisée des chemins ?

Pour la pensée dominante, c’est non. La croisée des chemins serait déjà loin derrière nous. L’humanité serait engagée, sans esprit de retour, sur l’autoroute à sens unique et vitesse illimitée d’indépassables horizons. Elle aurait cette chance, unique dans son histoire, de détenir désormais un joker imbattable : la conjonction miraculeuse d’une révolution technologique sans précédent et d’une dynamique économique propre, entre toutes, à en multiplier quasi à l’infini les innombrables potentialités.

C’est un fait que le XXIème siècle s’ouvre sur un indiscutable triomphe du génie humain, dans tous les domaines, annonciateur de mutations stupéfiantes dont les bouleversements actuels ne sont, sans doute, que d’innocents prodromes.

Et c’en est un autre que, partout dans le monde, tend à s’imposer un modèle économique — l’économie libérale de marché — dont l’irremplaçable vertu est de rendre aux hommes le plein exercice de leurs capacités d’entreprendre et d’innover. Il existerait, en effet, un ordre naturel, doté d’une sagesse intrinsèque : le marché. Son ressort, ce serait la liberté laissée à chacun d’agir selon sa volonté, étant admis que chaque individu fait naturellement des choix conformes à ses intérêts et que ces choix cumulés ne sauraient être contraires à l’intérêt général. D’où l’impérieuse nécessité de démanteler au maximum tous les corsets institutionnels, réglementaires et coercitifs existants pour que l’homme, enfin débarrassé de ces entraves qui le paralysaient, puisse promouvoir cette économie dynamique censée profitable à l’intérêt de tous en même temps qu’au sien.

Ce sont les U.S.A. qui sont les champions de ce libéralisme dans sa version la plus affirmée. Et la vitrine : une prospérité qui s’auto-alimente depuis près d’une décennie, riche en créations d’emplois, en innovations de toutes natures, affichant des taux d’investissement et d’expansion records… et le tout sans inflation. Des performances qui, par leur ampleur et leur durée, défient les lois de l’économie classique. La démonstration en vraie grandeur de ce qu’avec cette “nouvelle économie” on serait entré dans un cycle ininterrompu de croissance et de création de richesses. Bref, “La fin de l’histoire” comme le pronostiquait Francis Fukuyama, un peu hâtivement sans doute.

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Car pensée dominante n’est pas pensée unique. Il y a des contestataires. Pour eux, c’est oui : l’humanité aurait encore le choix de sa route. Et ils ont aussi des arguments. Rien n’est jamais définitivement acquis. Les révolutions se sont toujours faites contre des logiques qui se prétendaient sans alternative. L’expérience montre surabondamment qu’il n’y a pas nécessairement convergence entre les intérêts particuliers et l’intérêt général : pour ne s’en tenir qu’à l’actualité, des catastrophes maritimes du type Erika ne se produiraient pas sans l’ingénieux mécano socio-juridico-économique imaginé pour transporter au moindre coût ; il n’y aurait pas de “vaches folles” sans la peu ragoûtante cuisine concoctée pour rendre les farines animales plus profitables…

Si la théorie libérale s’avère pour le moins discutable sur ce point fondamental, il ne peut qu’en être de même de la stratégie économique qu’elle inspire : dérégulations, privatisations, libre échange, Etat minimal… L’homme étant ce qu’il est, aux prises avec ses seuls intérêts, l’ouverture des marchés dans une économie mondialisée, sans règles ni garde-fous suffisants, c’est le retour à la loi de la jungle à l’échelle planétaire. De fait, avec les surenchères incessantes au gigantisme des grandes affaires, on voit se mettre en place un puissant système de domination doublé d’une formidable mécanique à exclure, dans lequel le libéralisme, vraiment libéral, aura de plus en plus de mal à retrouver ses petits. De surcroît, c’est une véritable machine infernale qu’introduit dans l’économie mondiale le glissement du capitalisme de production à un capitalisme purement financier, le plus imprévisible et le plus incontrôlable qui soit : avec lui c’est, en effet, la fuite en avant du “toujours plus”, de la maximisation des profits, de la spéculation boursière et, en prime, la menace latente de krachs sectoriels ou mondiaux.

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Et l’homme dans tout ça ? Sort-il gagnant ou perdant ?

De prime abord et dans des pays comme les nôtres, il peut sembler que ce soit gagnant. C’est un consommateur euphorique, gavé mais non repu, que nous décrivent les plus récents sondages. Un appareil de production aux capacités quasi-illimitées, une publicité obsessionnelle, des crédits presque à volonté, le poussent toujours davantage à jeter pour acheter et s’endetter pour payer. L’homme moderne est suralimenté, surassisté, surinformé (et désinformé !). Ses droits sont quasi-sacralisés. On fait même la guerre pour les défendre. Il tend au risque zéro. Il bénéficie d’une médecine qu’on peut qualifier de “thaumaturgique”, gratuite de surcroît. Bientôt, il n’y aura plus une pièce de la complexe machine humaine qui ne puisse être réparée ou remplacée. Les limites à sa longévité ne cessent de reculer. De quasi-quotidiennes percées technologiques lui facilitent toujours davantage la vie. Les plus nantis ont même la possibilité de s’enrichir en dormant et les plus pauvres d’aujourd’hui la consolation de l’être un peu moins que les pauvres d’hier. Que rêver d’autre ?

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Rêver, c’est bien le terme qui convient car, pour les privilégiés que nous sommes, la surabondance de l’avoir et la fascination de l’immédiat, dissimulent de puissants anesthésiques quant aux possibles réalités du futur. Il faut donc dépasser la vision réductrice à laquelle porte l’euphorie factice du présent pour se situer dans la seule dimension qui soit vraiment significative : la durée. C’est alors que l’on voit s’imposer peu à peu une logique qui n’est plus celle de l’homme mais celle du marché et se conjuguer des forces économiques et financières qui poussent dans des directions radicalement opposées à celles qu’exigerait l’épanouissement de l’homme. De tout l’homme et de tous les hommes.

Les signes en sont, d’ores et déjà, multiples et patents. On peut les résumer en cinq points forts, assortis chacun de quelques pistes de réflexion.

 Déresponsabilisation : Certes, l’homme est plus responsable qu’il ne l’a jamais été au plan individuel mais il n’en va pas de même au plan collectif : tout se passe comme si les hommes avaient renoncé à assumer eux-mêmes la maîtrise de leur propre destin ; et, inconscience ou résignation, en avaient délibérément abandonné la responsabilité à ces automatismes économiques, pourtant irresponsables et aveugles par nature, qu’on voit maintenant organiser un monde nouveau dans lequel les hommes ont de moins en moins leur place. Dans ce monde, celui des grandes affaires, désormais financiarisé à outrance, plus rien ne se fait sans référence au marché. C’est sa main invisible et réputée infaillible qui tranche de tout, en dernier ressort. L’homme tend à n’être plus qu’un spectateur. Il profite. Il subit. Tout ce qu’on lui demande c’est de s’adapter. Monter dans le train ou rester sur le quai.

 Marginalisation : C’est un fait que le citoyen pèse de moins en moins dans l’organisation d’un monde nouveau qui n’est fait ni par lui, ni pour lui. Et qu’il en a conscience : ce qui explique, sans doute en partie, son inappétence, voire son anorexie, à l’égard du politique.

Au plan intérieur, il voit bien que ses élus ont de moins en moins la capacité de décider de l’essentiel. Les impératifs du marché ont eu raison des clivages politiques. Que ce soit à marches forcées ou à reculons, il s’agit toujours d’intégrer des décisions imposées par des instances internationales qu’il n’a pas élues, en application de lois du marché qu’il n’a pas votées et au nom d’une dogmatique ultra libérale qu’il n’a pas choisie.

Il en va de même de l’Europe : on l’a vue se construire dans un quasi secret, selon les règles traditionnelles de la diplomatie inter-étatique, pour aboutir à ce que l’on constate aujourd’hui : une Europe des affaires et des banquiers, bien éloignée de l’Europe politique et sociale voulue initialement par ses Pères fondateurs.

Au plan international, c’est la même ignorance des hommes, pourtant les premiers concernés. En témoigne le coût social, le plus souvent exorbitant, des orthodoxies financières imposées aux pays pauvres par le Fonds Monétaire International.

D’évidence, la Démocratie, tant vantée aujourd’hui, n’a rien gagné à cette marginalisation des citoyens, s’agissant de ce qui conditionne leur futur individuel et collectif.

Abdication : Nul mot ne caractérise mieux les relations conflictuelles qui sont maintenant celles de l’homme et de la nature. Qui ne voit que leur complicité ancestrale est morte. Le “toujours plus” au moindre coût et le “laisser faire” ont débouché sur un droit d’user et d’abuser dévastateur et parfaitement insoucieux du devoir de transmission. Hier, gérant attentif et clairvoyant, l’homme est devenu un prédateur avide et à courte vue, fonçant, tête baissée, dans de redoutables impasses. La moindre n’est pas l’avenir même de la terre quand sa population aura doublé et que chacun prétendra au niveau de vie actuel de la “Middle class” américaine.

Rien ne témoigne mieux de l’impuissance de cet apprenti sorcier qu’est devenu l’homme, dans ce domaine pourtant vital entre tous, que l’échec des sommets mondiaux convoqués périodiquement au chevet de la planète. Et cet extravagant avatar de l’économie de marché qu’est le marché des “droits de polluer” : les pays les plus développés, donc les plus pollueurs, achètent aux plus pauvres leurs surplus de droits non utilisés, de telle sorte qu’au total la pollution mondiale ait une chance de rester constante ! Voilà ce qu’à ce jour on a trouvé de mieux. Voilà bien la nature au péril de l’homme.

 Marchandisation : Le mot clé de la rationalité économique aujourd’hui, ce n’est plus l’utile ni le bon ni le mauvais, c’est la rentabilité : tout se vend, tout s’achète, à condition d’être rentable, c’est-à-dire d’avoir un marché.

L’homme n’y échappe pas : producteur, il est soumis, comme toute marchandise, à la loi de l’offre et de la demande, simple variable d’ajustement utilisable dans la seule mesure où il est profitable au profit, c’est-à-dire dans des conditions qui ne peuvent que perpétuer l’exclusion, même en période de forte croissance. Simplement, les pauvres que sont les chômeurs sont moins nombreux et les “working poors” le sont un peu plus, via CDD, intérim, temps partiel, salaires minima. Consommateurs, ils sont devenus un incontournable enjeu de profits et de pouvoir qu’on s’arrache au prix d’Himalayas de milliards.

Rentables aussi et, par conséquent, sujets à une marchandisation ouverte ou rampante, ces services publics essentiels aux hommes que sont la santé, l’énergie, les transports ; ou ces activités qui, par elles-mêmes, n’ont pourtant pas de vocation marchande, telle la culture ou encore le sport devenu un gigantesque business menacé de perdre son âme sous des montagnes d’argent.

Hyper rentable, cette autre forme de marchandisation de l’homme qui fait la fortune des mafias internationales et dont l’extrême misère des uns (filières d’immigration clandestine) ou la dépravation des autres (drogue, sexe) sont les inépuisables pourvoyeuses.

Pas ou peu rentable, par contre, cette face oubliée de l’humanité qui végète à la périphérie des pays les plus riches du monde. Telle l’Afrique, écrasée par sa dette, dévastée par les guerres, massacrée par le Sida. Les besoins de ces pays, réputés en développement, sont gigantesques mais non solvables. Ils n’ont rien à offrir sauf, pour les moins inconscients des nantis, la menace que leur poids démographique croissant fait peser sur la pérennité de l’ordre mondial existant.

Il n’est pas jusque dans les domaines philosophiques et éthiques que l’on voit s’amorcer les conséquences de cette désacralisation de l’humain. Il faut bien voir que la recherche scientifique, en raison des capitaux énormes qu’elle mobilise, est de plus en plus tributaire de ses bailleurs de fonds, donc des critères de rentabilité et de profits qui sont les leurs. Les gènes de l’homme, par exemple, sont une matière première comme le pétrole et l’uranium. Les grandes affaires qui sont parvenues à se les approprier sont d’ores et déjà parmi celles qui dégagent les plus fortes plus-values boursières. Dès lors, tout devient possible. Le meilleur, à condition qu’il soit rentable telles les fantastiques performances actuelles de la médecine et de la chirurgie, les moyens nouveaux de diagnostic et de prévention, les promesses des thérapies géniques pour le traitement de certaines maladies comme le cancer. Mais aussi le pire, pourquoi pas s’il est rentable ? C’est ainsi, qu’avec la croissance exponentielle de la puissance des microprocesseurs, on nous fait entrevoir la réalisation de cerveaux artificiels, les “artilects” (artificial intellects), des machines massivement intelligentes et, sans doute, immortelles capables même, dit-on, de surclasser l’intelligence humaine. La presse s’est récemment saisie d’une conférence du philosophe allemand Peter Sloterdijk intitulée “Les règles du parc humain”. On y parle de “l’élevage de l’homme”, de sa “domestication” comme s’il s’agissait du cours naturel de l’histoire. On s’y demande si l’humanité, ou du moins, ses “élites intellectuelles”, ne parviendront pas à mettre en place “des moyens d’optimisation de l’espèce, à passer, grâce aux technologies génétiques, du fatalisme de la naissance à une sélection pré-natale, une auto-planification explicite des caractéristiques de l’“animal humain”.

Quoiqu’il en soit, c’est déjà beaucoup qu’on en parle, de savoir qu’on en a les moyens techniques, et que c’est bien dans la logique du système : pourquoi, en effet, laisser se multiplier des individus inadaptables, qui coûtent cher, qui ne rapportent rien et dont le nombre croissant ne peut que fragiliser le système ? Après la nature au péril de l’homme, voilà l’homme au péril de l’homme.

Désagrégation : C’est du tissu social qu’il s’agit ici ; et de l’argent qui en est le facteur le plus puissant de dégradation. Non par ce qu’il est en soi mais par ce qu’on en a fait : tout à la fois la fin, le moyen, la mesure et la sanction de tout ce qui compte. Dans sa pratique actuelle, le libéralisme a oublié la dimension humaniste que lui avait donné les penseurs du XVIIIème siècle pour n’en retenir que la dimension économique. De là, une bonne part des problèmes actuels de notre société.

La fracture qui se creuse dans le monde entre le petit nombre de ceux qui profitent pleinement de la croissance et celui de plus en plus lourd de ceux qui en sont exclus ; ou la géographie de la provocation que dessine l’urbanisation galopante rapprochant face à face, sans les mêler, les riches et les pauvres… Aucune Démocratie ne peut vivre durablement avec un tel modèle social. « Le fossé grandissant entre riches et pauvres au sein des nations et l’abîme entre les nations les plus prospères et les plus déshéritées sont moralement scandaleux, économiquement désastreux et potentiellement explosifs ». On ne saurait mieux dire ; ni trouver plus qualifié pour le dire : il s’agit de Michel Camdessus, qui vient d’achever un mandat de treize ans comme Directeur Général du Fonds Monétaire International.

Ce qu’on s’est efforcé de montrer, ce sont le décor et l’envers du décor, l’ombre portée sur les hommes par l’argent-roi et, surtout, le chemin périlleux sur lequel il les engage.

Au train ou vont les choses, en effet, la menace se précise chaque jour davantage de voir se mettre en place, camouflée derrière d’illusoires façades démocratiques, la domination sans partage d’un petit nombre d’hyper puissances économiques et financières, en état d’imposer leur loi à un monde subjugué par les promesses d’une consommation sans frein et de progrès sans fin : bouffe, foot, fric et fêtes ; depuis les Romains et leur “panem et circenses”, les recettes n’ont guère varié pour asservir les masses en douceur. Une dictature sans dictateur, insidieuse et sans recours parce que planétaire, au service de cette idéologie nouvelle qu’a si bien épinglée François Bayrou (Le droit au sens) : « C’est la première fois dans l’histoire des hommes qu’un instrument majeur d’orientation de leur destin est construit dans son principe sans aucune considération morale. Une seule chose compte : que l’argent rapporte de l’argent ».

« Quel est le but de ce but » ? s’interrogeait récemment Mgr Billé, Président de la Conférence des Évêques de France (le Figaro, 22.06). Rien d’autre que l’argent, toujours plus d’argent. De la cupidité humaine par essence insatiable, comme moteur unique d’une économie mondialisée, libéralisée à l’extrême, difficile d’attendre autre chose qu’une fuite en avant aveugle et, si l’on y prend garde, à terme suicidaire.

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Mais la fantastique puissance affirmée par la création en marche est là pour me rendre joie et espérance

 Sur quoi fonder l’espérance d’un autre chemin ?

Sur la foi en l’homme, en sa capacité de discer­nement face à un monde qui, à bien des égards, semble marcher sur la tête. Et sur l’expérience du passé qui témoigne de ce que, par delà les pires rechutes, il y a toujours eu renaissance et, en définitive, progrès pour l’homme.

Or, il se trouve qu’on peut fonder un soupçon de cette espérance sur deux événements récents — Seattle et Davos — apparemment sans lien entre eux et, pourtant, à certains égards complémentaires.

Seattle, d’abord : que retenir de la nébuleuse de contestations qui, en décembre dernier, a fait échec à l’Organisation Mondiale du Commerce ? Le surgissement de la société civile là et quand on ne l’attendait plus ; une protestation contre la pratique ultra libérale de la mondialisation et du marché : le libre échange sauvage, les flux financiers incontrô­lés, les capitaux vagabonds, la marchandisation de l’homme, la maximisation sans fin des profits, la montée des exclusions…

Et Davos : à ce forum, qui réunit une fois par an le gotha de la galaxie ultra libérale, c’est un certain doute qui, pour la première fois, semble s’être mani­festé ; la perception d’un autre monde, détenteur d’autres valeurs que les leurs ; la prise de conscience de ce qu’un credo économique ne peut plus suffire s’il n’est pas charpenté par un véritable projet social. Tous les observateurs l’ont souligné : il y a eu cette année une prise de distance d’avec le triomphalisme passablement arrogant des sessions précédentes.

Quel rapport entre ces deux événements ? La conjonction d’une mobilisation des masses et d’une prise de conscience des élites peut être un premier pas vers une entente entre les hommes. Pour s’en­tendre, il faut être deux : avec Seattle, les déci­deurs ont peut-être enfin trouvé un adversaire identi­fiable dont il ne tient qu’à eux de faire un partenaire ; à Davos il n’est peut-être pas utopique d’imaginer ce qu’on pourrait décrypter très prudemment comme l’amorce d’une esquisse de convergence. C’est en ce sens qu’on pourrait dire, quitte à faire sourire, que le XXIème siècle a peut-être commencé à Seattle et à Davos.

De quoi s’agit-il en somme ? Non de mettre en cause la mondialisation : elle est incontournable et ir­réversible et on peut y voir une étape significative vers le rassemblement des hommes ; ni le libéra­lisme : il est dans son principe un véritable huma­nisme qui rend l’homme plus libre donc plus homme ; ni le marché et son rôle pour sélectionner les meilleures offres aux meilleurs prix ; ni l’argent : mauvais maître, il est un bon et utile serviteur en tant que moyen d’échanges. Il s’agit d’en humaniser la pratique. Les uns et les autres sont d’indispensables instruments de développement : il s’agit de les faire servir au mieux-être de tous les hommes plutôt qu’à l’enrichissement sans fin de quelques-uns comme c’est le cas aujourd’hui. Il s’agit donc de maîtriser ce qu’on ne peut éviter. C’est ce qu’on devrait pouvoir attendre de l’Europe : un volontarisme correcteur des automatismes du marché visant à une alternative véritable, à un autre modèle économique et social. Et ceci d’autant plus qu’aujourd’hui, majoritairement sociale démocrate, elle se réclame de valeurs diffé­rentes, voire à l’opposé de celles du libéralisme pur et dur dont se réclame le capitalisme anglo-saxon.

Car une chose est sure : rien ne se fera de durable sans les hommes et, à fortiori, contre eux.

Notes:

* Docteur en Droit, retraité de l’industrie pétrolière, militant engagé dans l’assistance aux chômeurs et précaires.

[1] Jean-Paul Cachera † 1993, professeur, chef du service de chirurgie cardio-vasculaire de l’hôpital Henri Mondor à Créteil.