Les Sahraouis du Sahara occidental et du Sud du Maroc. Identité nationale et mobilisation

Isaias Barreñada B.[1]

 

I&C 176L’annexion du territoire de l’ancien Sahara occidental espagnol par le Maroc en 1976 a effacé la frontière établie par la France et l’Espagne qui courrait le long du parallèle 27°40’. Cette mesure qui mettait fin à une courte séparation d’à peine 18 ans a permis le rétablissement des relations entre les communautés sahraouies du sud du Maroc et celles de l’ancienne colonie espagnole et des retrouvailles familiales, et a immédiatement donné lieu à des mouvements de population. Cependant cette réunification partielle s’est produite en un moment de crise et, du fait de la guerre et du conflit, a provoqué une nouvelle fracture dans la société sahraouie[2]. Une de ses conséquences a été que la contestation nationaliste sahraouie dans les territoires sous contrôle marocain a impliqué non seulement les Sahraouis de l’ancienne colonie espagnole mais aussi les Sahraouis du sud du Maroc ; ces derniers non seulement se sont intégrés dans une société sahraouie reconstituée sur le territoire mais encore certains se sont pleinement insérés dans la contestation politique centrée sur les territoires occupés et se sont alignés sur les positions du Front Polisario. Ce phénomène politique qui se développe depuis le début même du conflit reste peu étudié mais à de profondes implications et soulève des questions significatives. Dans cet article nous poserons une question principale et en ajouterons deux autres. La première sera de savoir s’il s’agit d’une dimension inhérente du conflit qui deviendrait plus visible aujourd’hui ou bien s’il s’agit d’un phénomène nouveau d’extension du camp nationaliste sahraoui en raison de l’enlisement dans la durée du différend. Les deux autres questions sont les suivantes : comment ces Sahraouis ont-ils participé à l’élaboration d’une identité sahraouie moderne en lui apportant une spécificité ? Et quelles sont les conséquences de cette implication des Sahraouis du sud du Maroc en matière de résolution du conflit ?

Les Sahraouis et le territoire

 Le colonialisme européen a fixé les limites de ce territoire de l’Ouest saharien et plus tardivement lui a donné le nom de Sahara occidental. Ce territoire qui a été sous la domination espagnole depuis 1884 (bien que son contrôle n’ait été réalisé que progressivement à partir des années 30 du XXème siècle) était habité par une population autochtone baïdan (blanc, parlant le Hassanya, nomade et avec une organisation tribale particulière). Le Sahara occidental espagnol ne recouvrait pas la totalité du territoire habité par cette population, laissant une partie de ceux-ci dans des territoires sous le contrôle colonial de la France, au nord-est, à l’est et au sud.

Dans la région, les colonialismes français et espagnol se sont partagés l’Ouest saharien par différents traités et, entre 1900 et 1912, ils ont tracé des frontières politiques sur un territoire qui n’en avait jamais connu auparavant ; ils fixèrent d’abord les limites de leurs possessions coloniales, plus tard, le protectorat espagnol sur le sud du Maroc fut délimité (entre le fleuve Draa et le parallèle 27°40’), ensuite, les indépendances successives des États de la région se sont produites et ont obligé l’Espagne à rétrocéder la zone de Tarfaya-Cap Juby en 1958 et l’enclave d’Ifni en 1969[3]. L’Espagne s’est retirée du Sahara occidental en février 1976 et ce territoire fut partagé entre le Maroc et la Mauritanie. En définitif les limites de fait actuelles ont pris forme avec le retrait mauritanien et la construction des murs défensifs qui délimitent les zones sous contrôle marocain et celles contrôlées par la République arabe sahraouie démocratique (RASD).

Si pendant longtemps ces frontières n’ont pas signifié grand chose pour la population autochtone, à partir des indépendances, ceux qui se trouvaient sur le territoire des nouveaux États se virent attribuer une nouvelle nationalité. À cela s’ajouta le fait que le Maroc était devenu un refuge pour les Sahraouis qui fuyaient la colonie espagnole.

Le Sahara occidental n’a pas vécu, par ailleurs, la décolonisation en tant que territoire non autonome, tel que l’avait exigé l’Organisation des Nations unies (ONU) ; en 1976, au moment du retrait du colonisateur espagnol, il fut occupé par le Maroc et la Mauritanie qui revendiquaient ces territoires en brandissant des liens historiques. La population autochtone n’a pas pu décider de son avenir comme le prescrivait le droit international. À cause de cette décolonisation empêchée, de l’occupation et de la guerre, une partie de cette population est restée dans le territoire sous le contrôle de l’occupant, une autre partie s’est exilée, traversant les frontières internationales. En marge de cela, une fraction de la population autochtone sahraouie habitait déjà dans les zones qui, depuis 1958, ont constitué une partie du Sud de l’État du Maroc ; c’est cette population qui est l’objet de notre étude.

Historiquement la population sahraouie se répartissait sur un vaste territoire, difficile à délimiter, depuis le versant sud de l’Atlas (au Maroc) jusqu’à ce qui est aujourd’hui la Mauritanie et pénétrant dans le sud-ouest de l’Algérie. La fixation des frontières coloniales et plus tard nationales a introduit une fragmentation relative de ces populations sahraouies qui peu à peu est devenue plus marquée. La signification des frontières coloniales s’est trouvée renforcée, non seulement parce qu’elles permettaient de trouver refuge en les franchissant, mais aussi parce que, pour les indépendantistes sahraouis modernes, elles délimitent le territoire sur lequel le projet de construction d’un État qui devrait résulter de la décolonisation du Sahara espagnol est fixé. Le colonialisme tardif espagnol a conduit à l’émergence d’un mouvement national de libération au sein de la population autochtone qui revendiquait un droit à l’indépendance mais seulement dans les limites de la colonie et non sur le territoire ancestral des « Sahraouis ethniques » (l’ethnie sahraouie). En 1973 le Front populaire pour la libération de Saguia El Hamra et du Rio del Oro (Front Polisario) a été créé qui, tout d’abord, s’est opposé au colonialisme espagnol et ensuite aux occupants marocains et mauritaniens. Dans ce conflit, le Maroc a avancé l’argument suivant lequel ce territoire faisait partie du royaume depuis des siècles et a vu son appropriation comme le point final de la décolonisation. La fragmentation la plus brutale de la population autochtone a eu lieu à l’occasion de l’exode provoqué par la guerre et l’installation d’un grand nombre de réfugiés sahraouis au sud-ouest de l’Algérie, à partir de 1976. Dans le cas sahraoui il y a donc une fragmentation multiple ; pendant la colonisation et avec les indépendances, le groupe ethnique s’est partagé entre le Maroc, le Sahara espagnol, l’Algérie et la Mauritanie ; plus tard, avec l’apparition du mouvement de libération nationale, l’occupation et la guerre, la population de la colonie s’est divisée entre ceux qui sont partis en exil et ceux qui sont restés sur le territoire.

Le conflit entre le Maroc et les Sahraouis se caractérise également par sa longue durée. Il a connu une première phase (1976-1991) d’affrontements armés entre le Front Polisario et le Maroc et la Mauritanie. La seconde phase, à partir de 1991, se caractérise par une situation de ni guerre ni paix avec un accord de cessez-le-feu et des négociations sous la tutelle du Conseil de sécurité de l’ONU : mise en place d’un plan de règlement, paralysie, suite de nouvelles propositions suivie ultérieurement de nombreux cycles de négociation qui n’ont pas donné de résultats probants. Le prolongement du conflit a eu de multiples conséquences sur les parties. Cette durée a permis de consolider la présence de l’occupant marocain dans le territoire et son annexion de fait avec l’installation d’une population venue du Nord[4], la réalisation d’investissements conséquents dans les infrastructures, la mise en place d’institutions, le déploiement de forces militaires et de sécurité dans la zone sous contrôle et l’exploitation des ressources naturelles. Cette consolidation n’a pourtant pas permis de normaliser la situation : les politiques de discrimination positive ont été accueillies avec méfiance par les Marocains ; les tensions avec la population autochtone persistent ; le mécontentement des colons qui n’ont pas obtenu les avantages qui leur avaient été promis s’exprime ; le contrôle de la police est omniprésent et la libéralisation de la vie politique qu’ont connue les Marocains au cours de ces dernières années est très limitée dans les zones de population sahraouie, que ce soit au sud du Maroc ou dans les territoires occupés. À leur tour, dans les zones occupées, les élites sahraouis et les groupes de pouvoir ont connu des hauts et des bas dans leurs relations avec Rabat.

Du côté sahraoui, le prolongement de cette situation a créé de nouvelles dynamiques et des tensions. Durant quatre décennies le Front Polisario, en tant que mouvement de libération nationale sahraoui a conduit la résistance et a porté la revendication de l’indépendance dans les forums internationaux. Il a aussi créé un État en exil, la RASD, organisant la population exilée au Sud de l’Algérie et dans les zones libérées et déployant une importante activité diplomatique. Tout au long de cette période le Front Polisario, à différentes reprises, n’est pas resté hors d’atteinte des tensions internes. Dans les territoires occupés comme dans les camps de réfugiés de Tindouf, la fatigue de la population civile s’est manifestée, en particulier dans les nouvelles générations qui n’ont connu que cette situation de conflit.

La dilution des frontières et la contestation

 Le prolongement de l’occupation a eu au moins deux effets. Le premier est l’essor d’une contestation sahraouie portée par tout un éventail d’acteurs parmi lesquels se distinguent les jeunes qui n’ont pas connu l’époque coloniale et sont nés ou se sont socialisés sous le contrôle du Maroc. Ces actions collectives ont tiré profit du cadre politique marocain (créant des associations de différentes natures) mais, indiscutablement, prennent leurs références politiques auprès du Front Polisario, même si leurs liens organiques avec celui-ci restent relatifs et limités, ce qui en fait les cibles de la répression. D’un autre côté les autorités occupantes et les élites sahraouies pro-marocaines ont accepté de considérer que la composante identitaire existait et qu’il était possible de la stimuler ou de la contenir par certaines politiques publiques, des prébendes ou des mesures de discrimination positive, ce qui signifie qu’il se produit une normalisation (une acceptation) sous la forme d’un chantage (ou d’un marchandage) de l’identité sahraouie au sein du cadre politique marocain[5].

L’identité politique sahraouie, c’est-à-dire leur identité nationale, est un phénomène récent, en grande partie le produit d’une colonisation tardive et d’une décolonisation manquée. Avant et durant une grande partie de la période coloniale, on ne pouvait parler de conscience nationale sahraouie au sens propre mais plutôt d’identités traditionnelles basées sur des pratiques culturelles différenciées (la langue hassanya) et une appartenance tribale. De fait leur appellation la plus répandue était Ahel Esahel (ceux de l’Ouest ou ceux du littoral), terme qui en hassanya fait référence à leur localisation géographique. L’ère saharienne où le hassanya est parlé, le « territoire culturel sahraoui », était appelé Sahil (littoral) ou Trab al’Bidan (Baïdan fait référence à la population arabe blanche). La « nation sahraouie » est un concept moderne, unificateur de la diversité ethnique préexistante et lié à la résistance et au mouvement anticolonial. La conscience nationale émerge du fait des changements sociaux rapides induits par le colonialisme tardif espagnol sur la société autochtone et en raison du contexte international. L’identité nationale sahraouie moderne se constitue à partir des années 1960 et de manière plus claire au cours de la décennie des années 1970 avec le mouvement en faveur de l’indépendance, avec la guerre de libération et la création de la RASD. Le nationalisme sahraoui n’est pas à caractère ethnique mais de forme postcoloniale : (re)construire la communauté, créer une nation pour la doter d’une forme avancée d’organisation (un État moderne), ce qui suppose de s’émanciper préalablement (parvenir à se libérer, être décolonisé).

Le nationalisme sahraoui revendique l’autodétermination du peuple sahraoui con-formément à la résolution 1514 (1960) des Nations unies, mais il est né et s’est développé non seulement dans le cadre territorial de la colonie mais aussi au delà de celui-ci. Ce mouvement s’est concrétisé aussi bien au Sahara occidental espagnol que dans les zones sahraouies du sud du Maroc, et, en conséquence, depuis ses débuts, ce sont des militants sahraouis des deux régions qui constituent le Front Polisario. De même, pour des raisons militaires, au cours de la période des affrontements armés (1976-1991), des enga-gements se sont produits aussi bien dans les zones occupées que dans le Sud du Maroc (Tan-tan, Tarfaya, Draa, Akka, Tata, Lemseyid, Ras el Janfra, Leboirat, Zak, etc.)[6]. Pourtant le Front Polisario s’en est toujours tenu à la lutte pour l’autodétermination de la population autochtone du territoire de l’ex-colonie espagnole, dans chacun des paramètres de la lutte nationale pour la décolonisation, assumant l’héritage et l’intan-gibilité des frontières coloniales.

Ceci conduit nécessairement à distinguer la population sahraouie du territoire qui sera la base du futur État et qui est pour le moment la population qui détient un droit à l’auto-détermination, et les Sahraouis (ethniques) qui se trouvent hors de ce territoire et qui n’ont aucun droit à participer à cette autodétermination. Le Front Polisario ne fait pas cette distinction de manière explicite (certains Sahraouis vs. les autres) mais dans son discours politique il précise toujours les limites du futur État. Les déclarations du Front Polisario (Congrès fondateur de 1973 et les Congrès suivants) et les textes constitutifs de la RASD (Déclaration actant la naissance de la RASD en 1976, Constitution de 1976 et ses versions ultérieures, déclarations du président) font toujours référence au territoire colonial ; ils identifient clairement le « territoire national » comme le territoire « dans ses frontières reconnues internationalement ». C’est-à-dire que le Front Polisario et la RASD assument l’idée d’un État-nation héritier de la colonie ; la nation ayant droit à son indépendance est liée au territoire de la colonie et non au territoire culturel (ethnique). De même l’unité/intégrité territoriale est-elle soulignée face à de possibles scénarios de partition du territoire. Cette distinction est faite de manière continuelle dans tous les discours. Et par conséquent, une partie de la nation demeurera hors de son État.

En conséquence l’action politique du nationalisme sahraoui passe par dessus les limites géographiques. Depuis ses origines elle s’est déroulée simultanément dans la colonie et au dehors de celle-ci. Néanmoins l’exil d’une partie de la population, son installation au sud-ouest de l’Algérie et la création de la RASD, dont les institutions se trouvent à Tindouf (Algérie), ont été des facteurs qui permettent de situer, dès 1976, le centre névralgique du mouvement à l’extérieur du territoire revendiqué, en opposition avec le champ de bataille (les zones occupées, les zones d’incursion) ou les zones libérées. La RASD s’est retrouvée d’une certaine manière comme étant un État qui contrôle un territoire limité, avec une population divisée et dispersée et avec des institutions en exil.

Comme cela s’est produit en Palestine en 1986 avec l’éclatement de la première Intifada, au Sahara le blocage des négociations a contribué à un changement en matière d’initiative politique, dirigée jusqu’alors de l’extérieur par le Front Polisario. À partir de septembre 1999 et de manière plus évidente depuis mai et juin 2005, la population des territoires occupés joue un rôle plus important. Un élément clé est l’émergence d’une nouvelle élite politique contestataire au Sahara occidental, composée des vieux résistants (qui ont connu la prison au cours des deux précédentes décennies) et des jeunes (nombre d’entre eux sont des universitaires formés au Maroc, ayant bénéficié des politiques de promotion et de cooptation). Ce phénomène est connu sous le nom « d’Intifada sahraouie » ou « d’Intifada de l’indépendance ».

Avec l’échec du plan de règlement, les protestations et la contestation nationaliste se sont étendues à l’intérieur du territoire et, à partir de 2005, les manifestations ont pris de l’ampleur dans les territoires occupés. Étant donné l’impossibilité d’aborder ouvertement des revendications nationalistes des demandes à caractère socioéconomique et la défense des droits de l’homme sont devenus les objets des actions collectives. En particulier les militants pour la cause des droits humains ont gagné une visibilité internationale : les cas qu’ils défendent sont diffusés, ils interviennent dans les forum internationaux et, à l’international, ils sont reconnus et reçoivent des récompenses. La réponse des autorités marocaines a été essentiellement la répression et le bouclage de certains espaces, alimentant ainsi une spirale de confrontations. Mais ce qui présente le plus d’intérêt pour cette étude est l’implication des Sahraouis du sud marocain dans cette contestation nationaliste.

Qui sont ces Sahraouis du sud du Maroc ? La région qui s’étend du flanc sud de l’Atlas, le Uad Nún, de l’ancien Sahara jusqu’à la frontière espagnol était traditionnellement habitée, dans une plus ou moins grande mesure, par une population parlant le hassanya qui se distinguait des Berbères situés plus au Nord. La zone au sud du fleuve Draa constituait une partie du protectorat espagnol jusqu’en 1958, date à laquelle a été fixée une nouvelle frontière sur le parallèle 27°40’, ce qui a séparé certains groupes sahraouis des autres[7]. Aux mouvements traditionnels de population dans la région, s’en sont ajoutés de nouveaux, de la fin des années 1950 jusqu’aux années 1970 ; des Sahraouis de différents groupes tribaux provenant du Sahara espagnol sont arrivés au Sud du Maroc, autant pour des raisons économiques (déplacés à cause de la sécheresse) que pour des motifs politiques (partisans de l’Armée de libération du Sud (ALS), exilés et réfugiés), constituant une mosaïque démographique de Sahraouis autochtones et immigrés (appelés les « implantés »)[8] qui maintenaient des liens avec leurs régions et tribus d’origine. Depuis 1958 ces populations sahraouies, à l’extrême périphérie du Maroc, ont subi une marginalisation politique et économique ; ils ont résisté tant bien que mal aux politiques d’acculturation (la tentative de les assimiler/marocaniser ou de les déshassanyser dans tout ce qui concerne leurs coutumes, leur langue et leur tenue vestimentaire) et à la répression politique. Rabat a toujours manifesté une certaine indifférence au sujet de cette province méridionale, refuge des anciens membres de l’ALS, et en opposition au pouvoir central. Cette composition différenciée de la population a constitué un élément qui a caractérisé le paysage humain de la région[9] et qu’on retrouve dans les comportements politiques de la population. Cela a également provoqué la diversité des critères avancés par les parties au cours du processus d’identification (des électeurs) mis en place par les Nations unies en vu du référendum[10].

Pour analyser la contestation sahraouie au Sud du Maroc, cette réalité doit être prise en compte et conduit également à poser diverses questions : s’agit-il d’une simple contagion (sans importance), d’un mimétisme tactique (adoption de moyens de même forme mais pour des objectifs différents) ou d’une véritable identification et d’une convergence toutes deux liées à un sentiment d’appartenance et ayant été récupérées et nourries dans un contexte nouveau. Il y a au moins trois éléments explicatifs à prendre en compte : l’identification, la continuité territoriale et le nouveau genre de socialisation de l’ensemble des Sahraouis généré par l’occupation.

– La persistance d’une identité culturelle sahraouie commune (langue, pratiques, coutumes, liens familiaux) dans toute la région. Personne ne doute de la nature sahraouie (de l’identité) d’un Sahraoui du sud du Maroc, de même que celui-ci est parfaitement conscient de partager une même identité culturelle avec les Sahraouis du Sahara occidental occupé, avec ceux de Mauritanie ou du sud-ouest de l’Algérie.

– La continuité des déplacements humains au sein de l’espace où le hassanya est parlé. Les nouvelles frontières politiques coloniales puis nationales dans l’espace sahraoui ont toujours été franchissables ; le nomadisme, le commerce, les déplacements familiaux, les relations sociales et matrimoniales ont été maintenus. Entre 1958 et 1976 la frontière a limité mais pas empêché les relations entre les Sahraouis du nord et du sud. Avant 1958 il était courant que des Sahraouis de Saguia el Hamra ou de plus au sud viennent vendre leur bétail et s’approvisionner dans des villes comme Tan-tan ; et cela s’est maintenu depuis. Les Sahraouis du Sahara espagnol devaient demander des autorisations aux autorités espagnoles pour voyager vers le nord. Dans l’autre sens, dans le but de limiter l’entrée de populations sahraouie ou marocaine non désirées, l’obtention d’autorisation était plus compliquée et dépendait d’autres instances. Il existait aussi un commerce légal tenu par des Sahraouis ou des Marocains qui franchissaient la frontière pour effectuer des livraisons (d’aliments et d’autres produits) tout comme des franchissements illégaux (d’éleveurs, de contrebandiers, de militants).

– Avec l’occupation, le Maroc a rétabli pleinement la continuité territoriale et s’est employé à faire disparaître les traces de la frontière coloniale, fixant de nouvelles limites administratives (provinces, régions) et créant de nouvelles circonscriptions électorales qui chevauchent la frontière coloniale. Depuis 1976, les Sahraouis du sud du Maroc et du Sahara occidental ne rencontrent aucun obstacle pour maintenir des contacts et des échanges, de fait la mobilité entre le nord et le sud s’est accrue et ces Sahraouis se partagent les mêmes espaces. Il y a des mouvements et des réinstallations de familles, principalement sur un axe nord-sud : des Sahraouis de Tarfaya, de Tan-Tan et de Guelmin s’installent, en grande partie poussés par les autorités, dans les villes de El Aayun, de Smara et de Dakhla, du fait de projets de l’État, de l’administration marocaine ou du commerce. De fait les colons marocains ou bien sont originaires du nord du Maroc (ceux qui s’appellent « ceux du nord ») ou bien sont des Sahraouis du sud du Maroc[11]. Beaucoup d’exilés au Sud marocain des années 1960 et 1970 sont retournés à El Aayun, Dakhla ou Smara. Le mouvement en sens inverse (Sud-Nord) est moins important et résulte surtout des mutations de fonctionnaires dans les villes marocaines et d’étudiants résidant pendant quelques années dans des villes universitaires. Ce phénomène de circulation dans les deux sens a permis de renouer des liens et d’établir de nouvelles organisations, développant des relations à tous les niveaux ce qui sans doute a influé sur le renforcement de l’identité sahraouie au sein de la population du sud du Maroc qui se perçoit comme marginalisée par rapport à ses concitoyens marocains du nord mais aussi comme plus proche de ses compatriotes du sud. D’un autre côté, la zone sahraouie du sud du Maroc est très proche d’El Aayun, le principal centre urbain du Sahara occidental occupé et le principal foyer de contestation politique. Enfin il convient de signaler que parmi les nouvelles élites sahraouies cooptées dans les zones occupées qui ont bénéficié de prébendes politiques ou économiques et de hautes fonctions dans l’administration marocaine figurent aussi des Sahraouis du Sud marocain.

La politisation et la contestation politique au sein des Sahraouis du sud du Maroc qu’il s’agisse d’autochtones ou « d’implantés », qu’ils résident au sud du Maroc ou qu’ils se soient réinstallés dans les zones occupées est en relation avec cette nouvelle réalité. Deux questions clés méritent d’être signalées : dans une partie des cas il est possible d’identifier des éléments allant dans le sens d’une ré-identification ou de la récupération identitaire (genèse ethnique) ; pour le reste des cas la mobilisation sociale et politique répond aux mêmes causes que celles qui sont à l’origine de la contestation au Sahara occidental et connaît un même développement.

– Frustration : ils ressentent des insatisfactions et des manques (socioéconomiques, d’emplois[12]), ils vivent une frustration et une aliénation face au système politique et aux institutions et prennent conscience d’une discrimination à leur égard (citoyenneté limitée, non reconnaissance de leur différence culturelle) et d’une marginalisation de la part de l’État.

– Identification : ils subissent les mêmes formes de répression (interdiction de l’accès à certains espaces, restriction des libertés, répression directe, collective et exercée contre les familles, mises en détention et meurtres commis par les forces de l’ordre) et pour cela ils ont établi des parallélismes entre les causes de cette répression et ils l’ont interprété comme résultant de leur condition d’être des Sahraouis.

– Nationalisation de la protestation : dans de nombreux cas leurs protestations et leurs revendications économiques et sociales s’appuient (à des fins tactiques ou pas) sur des éléments à caractère identitaire, en arrivant à brandir, à un moment donné, des mots d’ordre et des symboles ouvertement nationalistes (slogans, drapeaux sahraouis, soutien explicite au Front Polisario).

Enfin il faut prendre en compte que les militants sahraouis sont présents dans les mêmes associations et partagent des discours ayant les mêmes fondements stratégiquement nationalistes. Mais même si les mobilisations des Sahraouis du nord ne sont pas substantiellement différentes de celles des Sahraouis du sud, elles tendent à être éclipsées par la dynamique en œuvre dans les territoires occupés.

Une action collective non différenciable

 La contestation politique et la mobilisation des Sahraouis du sud du Maroc peut être décrite et caractérisée de la manière suivante.

Localisation dans le temps

  Les origines du nationalisme sahraoui (premières cellules, fondateurs et militants de la première heure du Front Polisario) se situent en grande partie dans le sud du Maroc. Depuis l’invasion marocaine, l’implication nationaliste des Sahraouis du sud du Maroc ne se distingue pas de celle des Sahraouis des territoires occupés ; un grand nombre des militants nationalistes sahraouis qui ont subi la répression des années 1970 et 1980 (détentions politiques, disparitions) étaient originaires ou habitaient dans cette zone. Quand les protestations réapparaissent dans les années 90, elles ont lieu dans les deux zones. En 1992 des manifestations se sont produites dans des villes comme Assa[13]. La première Intifada sahraouie, en septembre 1999, a également connu des répliques avec des manifestations à Tan-Tan et Guelmin. De manière permanente, les protestations et la répression concernent aussi les villes du sud du Maroc. Au motif de la seconde Intifada de mai 2005, le contrôle et la répression politique ont été aggravés dans la zone. Le sud du Maroc constitue depuis toujours une partie du théâtre de la contestation sahraouie.

Localisation dans l’espace

 Pour les Sahraouis, leur territoire s’étend « de Guelmin vers le sud ». Sur cet espace, l’action collective suit les mêmes modèles : elle est essentiellement urbaine, dans les villes et petites localités où se concentre la population. Au sud du Maroc, on note un activisme organisé et des mobilisations à Tarfaya, dans la région du Draa (Tan-Tan, Assa, Touizqui) ainsi qu’à Guelmin, Zak, Akka, Mhamid el ghezlan… s’étendant jusqu’à Agadir. D’un autre côté les étudiants ont véhiculé ponctuellement cette contestation sur les campus d’Agadir, de Marrakech, de Casablanca et de Rabat.

Les acteurs de la contestation

 Bien que le leadership soit partagé entre les ex-victimes de représailles et les jeunes leaders, les militants et les acteurs de ces protestations sont essentiellement des jeunes, de moins de trente ans. Beaucoup de ceux-ci, en raison de leurs études ou de leur travail, se sont rencontrés dans les villes marocaines et se sont trouvés enclin à ajouter un aspect identitaire à la frustration générale. Par ailleurs, ces militants circulent entre le nord et le sud ; les uns sont originaires du Sahara occidental et résident au sud du Maroc et les autres sont originaires du sud du Maroc et résident au Sahara occidental. Il doit être signaler qu’une partie significative des dirigeants des organisations nationalistes dans les territoires occupés sont en fait originaires du sud du Maroc et se sont installé à El Aayun ou Smara après 1976. Ces organisations sont actives là où il y a une population sahraouie, tantôt dans le territoire de l’ex-colonie espagnole, tantôt au sud du Maroc.

Formes et modèles de l’action collective

 Au sud du Maroc les pratiques sont similaires à celles des militants au Sahara occidental (manifestations, dénonciations des actions de l’occupant) et à l’évidence n’ont pas de spécificité particulière. Comme au Sahara occupé, il se produit une augmentation de la fréquence des manifestations (spontanées ou organisées), de la diversification de leurs motifs et un accroissement de leur visibilité ; l’utilisation des ressources électroniques (photos, vidéos, internet, réseaux sociaux) s’accroît ; les réactions de la population augmentent aussi et quelques poussées de violence se produisent. L’usage de symboles nationalistes (graffitis, drapeaux) s’est étendu à de nombreuses villes du sud du Maroc. Toutes ces actions provoquent des réactions de la part des autorités et de manière générale la répression qui, à son tour, alimente une spirale de contestations nationalistes ; Plus qu’un phénomène de simultanéité ou d’une articulation nord-sud du militantisme social et politique, nous pouvons les caractériser comme relevant d’une même dynamique. Les mêmes modèles se retrouvent également dans l’essor de la contestation, passant d’une demande locale à la revendication ouvertement nationaliste.

a/ Les causes de fond et les détonateurs conjoncturels : fréquemment les protestations apparaissent pour des raisons socioéconomiques, le chômage, la demande de bourses d’étude ou de moyens de transport et s’exacerbent du fait d’incidents ponctuels.

b/ À cela s’ajoutent les manifestations de solidarité avec les victimes de la répression partout où elle frappe, mais généralement dans la zone occupée.

c/ Ces manifestations deviennent nationalistes à force d’être étouffées : l’absence de canaux d’expression contribue à leur orientation vers le nationalisme (la symbolique nationaliste est brandie) et à leur radicalisation, en arrivant à faire preuve d’une totale désobéissance et d’un soutien affirmé à la cause indépendantiste.

L’invisibilité des distinctions

 Généralement les militants se définissent comme des Sahraouis originaires du Sahara ou d’une ville particulière, en omettant de dire s’ils viennent du Maroc ou des territoires occupés. En conséquence il n’y a ni discours spécifique ni différence en matière de militantisme chez les Sahraouis du sud du Maroc ; il s’agit d’une conduite harmonisée et simultanée menée par les Sahraouis du nord et du sud. Les organisations sociales les plus représentatives dans les territoires occupés incluent, sans aucune distinction, des Sahraouis venus du sud du Maroc[14]. De plus les Sahraouis du nord et du sud participent ensemble aux missions internationales de dénonciation des conditions de vie au Sahara occidental. De fait plusieurs personnalités remarquables et bien connues de l’opposition intérieure sont originaires de villes du sud du Maroc ; certains se sont établis à El Aayun, d’autres sont restés dans leurs localités d’origine[15].

Ceci implique qu’une partie très significative des détenus pour activisme nationaliste soient des Sahraouis du sud du Maroc. Une enquête sur le profil des militants et prisonniers politiques de la dernière décennie, rend compte de l’importance de leur présence. En septembre 2005 sur les 36 détenus politiques sahraouis recensés par les associations des droits de l’homme, au moins 8 étaient identifiés comme originaires du sud du Maroc[16]. En mai-août 2006, parmi les 35 prisonniers politiques sahraouis identifiés par le CODAPSO[17], 17 étaient des Sahraouis du sud du Maroc. Suivant le rapport de 2008 de la AMDH sur la situation des droits de l’homme au Maroc, 30 détenus politiques sahraouis ont été enregistrés parmi lesquels 15 étaient originaires ou avaient été détenus dans des localités du sud du Maroc[18]. En 2010 l’AFAPREDESA a identifié 24 prisonniers politiques sahraouis dont au moins 9 étaient du sud du Maroc. De même ils sont 3 des 25 condamnés pour l’affaire de Gdeim Izik. La même chose peut être déduite de la liste des militants morts au cours de ces années.

Une composante du mouvement national

 L’occupation-annexion et la disparition de la frontière ont réunifié de fait les Sahraouis. Au fil du temps cela a également permis la participation d’une partie de la population du sud du Maroc aux mobilisations nationalistes et leur soutien aux positions indépendantistes. Bien que le sud du Maroc ne fasse pas partie des territoires occupés, ces Sahraouis n’ont pas construit un discours spécifique distinct de celui en vigueur au sein du mouvement national. Ils ont conservé exactement le même discours étant donné qu’ils comprenaient la situation qu’ils vivaient dans leurs villes comme étant identique à celle dans les territoires occupés. Fréquemment la symbolique nationaliste a été mise en œuvre (drapeaux de la RASD dans les manifestations ou dans les cérémonies privées, reprise des mots d’ordre, expressions artistiques) et il s’est exprimé ouvertement un soutien à l’autodétermination du Sahara occidental et au Front Polisario, ce qui suppose que la manifestation publique de ce nationalisme a atteint un niveau supérieur et subversif. Il n’y a pas non plus un discours irrédentiste[19], ce qui paraît indiquer que pour le moment ces Sahraouis acceptent  le tracé des frontières coloniales et l’étendue du futur État sahraoui. Malgré la frustration, la violation des droits de l’homme et la répression qui ont provoqué une importante émigration des jeunes et ponctuellement des cas de fuite vers les camps de réfugiés de Tindouf, ils choisissent de soutenir un projet d’État national sahraoui qui les exclut initialement.

Confronté à ces faits, le mouvement de libération nationale, le Front Polisario, a conservé une certaine réserve, tenant pour égaux tous les Sahraouis, qu’ils soient originaires de l’ex-colonie ou pas. La RASD a créé un Ministère des zones occupées qui s’occupe également des Sahraouis du sud du Maroc. Il dénonce la situation vécue par ces Sahraouis et considère leur action collective comme faisant partie du mouvement national. En revanche il ne tient pas un discours spécifique à leur égard au nom d’un règlement politique du conflit basé sur une décolonisation respectant les frontières coloniales. Il assume ainsi qu’une partie de la population autochtone, une partie de la nation, est exclue du projet national de construction d’un État.

À son tour le Maroc a contribué à cette identification par les mesures et politiques publiques déployées précisément pour effacer toutes les différences entre le nord et le sud, à ceci près qu’il s’en est ajouté d’autres qui ont eu des effets contraires à ce qui était attendu. À titre d’exemple nous pouvons en citer quelques unes : le fait qu’une partie des colons étaient des Sahraouis du sud du Maroc, le recours à des Sahraouis du sud du Maroc prêts à collaborer avec l’ennemi pour administrer les zones occupés, la division administrative du pays qui lie le sud du Maroc au nord du Sahara occidental dans les mêmes régions, les mêmes politiques de contrôle de police et les mêmes pratiques répressives, les politiques d’acculturation visant avant tout à une « folklorisation » de la culture sahraouie, l’intégration au sein du Conseil royal consultatif pour le Sahara (CORCAS) sur un pied d’égalité de Sahraouis des deux zones, etc.

Conclusion

 Le suivi et l’analyse de la contestation politique sahraouie à caractère national montre qu’elle ne se limite pas seulement aux territoires occupés mais qu’elle implique les Sahraouis du sud du Maroc et se manifeste au-delà de la vieille frontière coloniale. Comme l’indiquent de nombreux observateurs, le sud du Maroc fait partie du théâtre politique de la protestation et de la résistance sahraouie.

Il ne s’agit pas d’un phénomène d’extension géographique, de contagion ou de débordement, produit par des manifestations de sympathie ou d’émulation ; ce n’est pas non plus une diversification du camp nationaliste, ni un phénomène nouveau. Dès ses premières manifestations, le mouvement national ne s’est pas réduit au territoire de la colonie espagnole mais a aussi inclus le sud du Maroc. Dans les années 1950, il y eut là une contestation politique qui fut réprimée par Rabat et au cours des années 1960 et 70 le Front Polisario s’est concrétisé et partiellement organisé dans cette région. Depuis l’occupation, la zone fut aussi le théâtre d’une résistance et subit une répression brutale, en plus d’être un théâtre d’opérations militaires. De nombreux militants de la première heure, des victimes de représailles et des personnes portées disparues étaient originaires de cette région. C’est la raison pour laquelle à partir du milieu de la dernière décennie, le nouveau protagonisme du front intérieur inclut aussi les villes sahraouies du sud du Maroc. Ceci nous conduit à soutenir que la contestation anticoloniale, devenue plus tard nationaliste est également un phénomène qui s’est produit au sud du Maroc.

Pourtant cette dimension a été peu remarquée face aux questions centrales posées dans ce conflit et dans l’agenda national par la décolonisation, l’autodétermination et la création d’un État. Le fait que ces éléments se rapportent à un territoire contigu mais distinct et que leurs possibles conséquences (abandon de l’occupation, référendum, création d’un État) n’affectent pas directement les Sahraouis du sud du Maroc, n’a pas empêché ces derniers de participer non seulement à la lutte politique mais encore au processus de construction d’une identité nationale.

Cette participation à la construction d’une nation sahraouie s’explique par la singularité du processus lui-même. Le premier élément à prendre en compte tient en ce que la nouvelle identité nationale s’articule sur des composantes ethniques communes et sur une expérience coloniale différente de celle de leurs voisins. Ce à quoi les Sahraouis du sud du Maroc ne sont pas indifférents. Le second de ces éléments a à voir avec la composante émancipatrice ; ce qui distingue un Sahraoui ethnique et un Sahraoui nationaliste est son engagement dans la lutte pour l’indépendance (« est Sahraoui celui qui défend la cause nationale »), indépendamment d’où il se trouve et de la manière dont cela le concerne. Finalement, le troisième élément met en valeur une nouvelle forme de diversité, pas tribale mais en relation avec la fragmentation et la dispersion subies par les Sahraouis ; la nouvelle identité nationale sahraouie traverse les frontières et intègre les Sahraouis sous occupation et au Maroc, les réfugiés en Algérie et la diaspora qu’elle soit proche ou lointaine. Dans ce cadre les Sahraouis du sud du Maroc contribuent et participent à cette idée de la nation.

L’échec du plan de règlement, le retard pris pour trouver une solution au conflit et le cours du temps ont donné lieu à l’apparition de nouvelles réalités qui rendent la situation plus complexe. Quarante ans après le début du conflit, une solution voulant être viable devra prendre en compte ces nouveaux éléments. L’un de ceux-ci est la concrétisation d’une identité nationale sahraouie qui est aussi présente au sud du Maroc. Bien qu’actuellement cela ne se soit pas traduit par des demandes irrédentistes, la prolongation du conflit et les pratiques autoritaires du Maroc peuvent contribuer à exacerber les positions des protagonistes et radicaliser les demandes, rompant avec le cadre de la seule décolonisation. D’un autre côté, ce fait suppose, qu’il s’établisse un État sahraoui ou pas, que le Maroc devra être en capacité de gérer démocratiquement cette pluralité de nations sur son sol.

Notes:

[1] Professeur en relations internationales, Université Complutense, Madrid.

[2] Nous employons la dénomination « Sahara occidental » pour désigner le territoire de l’ex-colonie espagnol, entre les parallèles 27°40’ et 21°20’) et le terme « Sahraoui » pour la population qui s’identifie comme appartenant à des groupes tribaux autochtones et de langue hassanya, indépendamment de sa situation géographique ou  qu’il s’agisse de son identité première ou pas. Ainsi lorsqu’il sera nécessaire de les distinguer, le lieu de résidence ou d’origine sera spécifié (Sahraouis du Sahara occidental ou Sahraouis du sud du Maroc). Nous n’utiliserons pas les appellations de Baïdan qui correspondent à une ancienne identité ethnique, ni de « Sahraouis marocain », étant donné que cela nous obligerait  à établir une nuance entre ceux qui détiennent une nationalité marocaine de naissance et ceux qui l’ont obtenu en raison de l’occupation en 1976.

[3] La région de Cap Juby (entre le fleuve Draa et le parallèle 27°40’), avec la ville de Tarfaya (Villa Bens), fut attribuée à l’Espagne par le traité franco-espagnol de 1912 qui établissait un protectorat sur le Maroc. Il s’ensuivit ainsi une extension du Sahara occidental qui était déjà formellement sous contrôle espagnol.

[4] Suivant les sources le nombre de colons marocains irait de 150 000 à 750 000. Suivant les données du Haut Commissariat au plan (marocain), en 2015, il y a, sur le territoire, une population de 510 713 habitants parmi lesquels 92 176 parlent le hassanya (Sahraouis), soit 18 % ; ceci pourrait indiquer que le reste, 420 000 personnes, sont venus sur le territoire depuis le Maroc.

[5] Voir les travaux de Victoria Veguilla sur les conflits socioéconomiques au Sahara occidental dans lesquels l’élément ethnique national apparaît et est utilisé par les acteurs impliqués. L’élément identitaire fonctionne ainsi comme un argument politique pour la minorité autochtone.

[6] De fait, l’ensemble de murs défensifs construit par les Marocains entre 1981 et 1987 au Sahara occidental a un prolongement au sud du Maroc, jusqu’aux flancs du Djebel Uargsis, c’est-à-dire à pus d’une centaine de kilomètres à l’intérieur du territoire marocain.

[7] En somme, la zone sud du Maroc qui reçoit une population sahraouie correspond à la zone sud du protectorat espagnol (Tarfaya, Tan-tan, Zac) mais elle s’étend également un peu plus au nord du fleuve Draa, comprenant Guelmin, Assa, Akka et leurs environs.

[8] Au début des années 1970, il y avait quelques 60 000 réfugiés sahraouis au sud du Maroc.

[9] Il s’en suit qu’il est complexe de quantifier les Sahraouis du sud du Maroc faute d’indicateurs ethnico-linguistiques dans les  statistiques marocaines.

[10] Au cours du processus d’identification, le Maroc a défendu le principe selon lequel les tribus sahraouies localisées à la frontière devaient pouvoir participer en totalité au référendum. Par contre les Nations unies ont établi une liste de critères d’identification qui privilégiaient des liens étroits (justifiées par des documents ou des témoignages) avec le Sahara occidental.

[11] Parmi les participants à la “Marche verte” (1975), il y eut beaucoup de Sahraouis du sud du Maroc. Quand le gouvernement ordonna le retour des marcheurs, plusieurs milliers décidèrent alors de rester au Sahara avec leurs familles, constituant alors une partie du premier contingent de colons (en 1975-76, quelques 50 000). Plus tard, en 1991, avec la seconde Marche verte motivée par le futur référendum, il se produisit une nouvelle installation de Sahraouis du sud du Maroc.

[12] Ali Omar Yara signale que les zones sahraouies du sud du Maroc (le triangle Assa, Guelmin, Tarfaya) ont souffert, dès les années 1970, de la destruction de leur tissu social, ce qui fut suivi par la répression politique dans les années 1980 et 1990 puis par la marginalisation économique et la misère dans les années 2000. Sur les sites : http://arso.org et voilà.fr/AOY.html

[13] En 1992, 24 civils sahraouis ont été détenus à Assa (sous l’appellation de « groupe d’Assa »), après avoir participé à une manifestation de protestation sociale. Ils ont été condamnés à un an de prison.

[14] C’est le cas de ASVDH (pour son secrétaire général de sa vice-présidente) ou de CODESA (pour 10 des 16 membres de son comité exécutif, parmi lesquels sa présidente, son vice-président et son secrétaire général).

[15] Parmi les plus remarqués, nous pouvons citer Ali Salem Tamek, Mustafa Abdel Daiem, Mohamed El-Moutaouakil, Aminatou Haidar, Naama Asfari, Yahya Mohamed el Hafed Aaza, Sadik Bullahi, Brahim Sabbar, Larbi Messaoud, Ghalia Djimi, Banga Cheij … Il faut signaler encore que certains proviennent de familles du sud implantées au nord dans les années 1950.

[16] Ali Salem Tamek (arrêté à Assa en 1975), Mohamed El-Moutaouakil (arrêté à Assa en 1966), El Hussein Lidri (arrêté au Sud du Maroc en 1970), Hammadi Elkarsh (arrêté à Guelmin en 1980), Lahcen Zriguinat (arrêté à Tan-Tan en 1959) Mohamed Rachidi (arrêté à Tan-Tan en 1978), Abdelaziz Dry/Edday (arrêté à Tarfaya en 1982) et Hamma Achrih (arrêté à Agadir en 1986).

[17] CODAPSO : Comité pour la défense du droit à l’autodétermination pour le peuple du Sahara occidental.

[18] Association marocaine de défense des droits de l’homme, Rapport annuel : « La situation des droits de l’homme au Maroc pendant l’année 2008 ».

[19] Nous entendons par irrédentisme la volonté d’annexion de territoires relevant d’une nation pour des motifs historiques ou culturels, et, dans ce cas particulier, l’attitude d’un peuple qui défendrait son rattachement à une nation à laquelle il se sent appartenir pour des raisons historiques ou culturelles, et en conséquence à l’État qui naîtrait de sa lutte de libération.